Chapitre 5 : N'oubliez pas le Charleston.

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« Il y a une logique profonde à associer les deux dieux, la danse et le feu. Regarder de grands danseurs provoque le même émoi que regarder une bûche enflammée : le feu danse, le danseur brûle », Amélie Nothomb

            Le mois de Juillet touchait à sa fin. Le ciel semblait ronfler doucement sous son drap d'aurore tandis que la mer continuait à bercer ce grand enfant céleste de ses vagues lentes et régulières. Une brise salée faisait gonfler les rideaux d'un petit appartement d'Agay où Balthazar avait déjà commencé sa journée. Insomniaque depuis son plus tendre âge, il s'était fait chevalier de l'aube afin de combattre les ténèbres qui l'effrayaient encore aujourd'hui. Les fenêtres ouvertes, un vent frais parcourait l'étroite demeure et arracha Cornelia au sommeil profond dans lequel elle était plongée. Habituée à se réveiller seule, elle se leva en frémissant au grincement de ses os. Elle s'adossa à l'encadrement de la porte et sourit paresseusement au tableau qui se dessinait. Balthazar, en pyjama, fumait sur le balcon parcimonieux, ses larges épaules faisaient onduler les muscles enfermés dans leur prison charnelle tandis que de minuscules nuages se découpaient sur le ciel rosé. L'appartement sentait la mer matinale, cette odeur de sommeil et de soleil qui attaquait nos narines et nous plongeait dans un état second de réminiscence dans lequel on se laissait errer.

— Bonjour.

Balthazar se retourna et s'adossa à la balustrade. Un pot de yaourt en terre cuite avait été réquisitionné et endurait à présent le rôle de cendrier. Les mégots s'y entassaient, la jolie rousse sut immédiatement qu'elle avait passé la majorité de la nuit seule.

— Salut.

Il le dit dans un souffle, tout comme soulagé de ne plus être seul. Mais voilà, Cornelia ne le laissait jamais seul longtemps. Au moment même où il pensait être l'unique habitant d'Agay aux yeux ouverts et rêves morts, elle apparaissait, drapée dans un t-shirt à lui qui sentait le rhum et l'aventure et poignardait le silence machiavélique. Il  tira à nouveau sur sa clope et laissa filtrer la fumée par sa bouche légèrement entrouverte. 

            Balthazar tenait sa cigarette entre le majeur et l'annulaire, comme John Travolta. Il la tenait ainsi depuis ses quinze ans, âge auquel il avait craché ses poumons pour la toute première fois. Ce jour-là, il porta le stick à sa bouche parce que c'était cool. La voilà son excuse. Elle n'en était pas vraiment une, mais la franchise était une vertu revendiquée par le grand garçon. Ainsi, il découvrit le pouvoir du tabac et toutes les nuits depuis, Balthazar fumait ses cigarettes afin d'apaiser son esprit angoissé. Des auréoles de fumée blanche s'échappaient à la commissure de ses lèvres et s'évaporaient dans le ciel. Pour Balthazar la fumée était un attrape-rêve ambulant. Elle s'infiltrait en lui, circulant dans ses poumons, sa gorge, son nez, sa tête ; elle y dégotait chaque cauchemar et l'anéantissait, le réduisant à un tas de fumée. Puisque l'esprit irrationnel du jeune homme refusait de trier, de filtrer, d'emprisonner cette peur, la cigarette le ferait à sa place. Tel un justicier masqué elle s'allumait au cœur des ténèbres et brillait jusqu'à temps que le soleil se réveillât à nouveau.

— Je vais m'habiller et on y va, on va être en retard sinon, hein.

Cornelia s'approcha et embrassa furtivement son fiancé sur la joue. Elle repartit en fredonnant terriblement faux vers la salle de bain.

            Un sourire sincère vint gracier le visage fatigué de Balthazar. Il aimait tout chez sa jolie rousse, de la tache de naissance sur sa cuisse à son débit rapide, en passant par la teinte rose que prenait ses joues quand elle mentait et son éternel sourire, impossible de s'en lasser, grand, révélant une rangée de dents blanches encadrées par des lèvres rose foncé. Pourtant, ce qu'il préférait chez Cornelia c'était sa voix. Qui a dit du chant des sirènes qu'il était beau ? N'était-il pas plutôt captivant, unique...propre à chaque marin. Chez Balthazar, le chant de Cornelia, bien qu'insupportable à une paire d'oreilles inaccoutumées, était une mélodie qui lui appartenait à lui seul. Se tirant plutôt dans les aigus, le frottement de ses cordes vocales était terriblement rêche, comme passer son doigt sur du papier de verre. Sa voix était une glace qui éclatait, chaque articulation, gymnastique de la langue et déformation de la bouche était une brisure que l'on piétinait : désagréable mais énigmatique. Elle avait une de ses voix qui entêtait, tel un vieux parfum. Quand elle riait on aurait juré entendre une vitre se fissurer car le tintement trop aigu, brisé, qui semblait incapable de s'en tenir à une seule tonalité vacillait d'octave en octave. Sa voix était un instrument mal accordé dont Cornelia était la seule capable d'en tirer les plus belles symphonies. Balthazar habitait dans une cacophonie parfaitement orchestrée depuis leur rencontre. Quand elle était près de lui son âme se détachait de son corps et dansait sur chaque croche qui s'intégrait au morceau en cours de composition qu'était la vie de Cornelia.

La valse des coussinsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant