Chapitre 3 : Le boogie des poissons

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« L'état de danse : une sorte d'ivresse qui, va de la lenteur au délire, d'une sorte d'abandon mystique à une sorte de fureur », Paul Valery

Le plat du jour n'était pas une mince affaire à l'Iseut. C'était un plat à prendre au sérieux, à respecter. Arsène se donnait un mal fou pour le cuisiner en quantités abondantes et il s'agissait toujours du meilleur plat de tout le menu alors, vous vous doutez que lorsque le tableau noir de la terrasse afficha « soupe de poisson », les habitués se ruèrent vers l'entrée.

— Un choix splendide pour oublier une journée aussi pourrie ! s'écriaient-ils en rentrant. En effet, le ciel était toujours couvert. Cormac l'avait prédit la veille, la météo locale annonçait un grand soleil... Le jeune serveur arborait un sourire plus large que la Russie ce matin-là.

Blanche avait quitté la maison tôt, cherchant à éviter les questions de son père. Elle marcha de son pas langoureux et nonchalant vers le bistrot, situé à quelques minutes de chez elle. Jean lui avait demandé d'être sur place à neuf heures, ce qu'elle avait accepté immédiatement. Le temps maussade la fit sourire, la chaleur moite, jugée insupportable par le troisième âge et les touristes, lui rappelèrent Paris en août. Elle ouvrit son livre et continua son trajet. Une mauvaise habitude qu'Odine déplorait, surtout quand la maladresse est ancrée aussi profondément que chez Blanche. Cependant, malgré la quantité de lampadaires rencontrés lors de ces marches acrobatiques, elle n'avait jamais arrêté. Elle leva la tête et vit les lettres bleues se mêlaient en un seul mot : l'Iseut.

— C'est une bonne journée.

La voix de Cormac la surprit et elle sursauta, geste parasite déplorable que le serveur derrière elle trouva spectaculaire ; comme voir bouger une statue. Blanche se recomposa, remontant ses lunettes sur son nez et rabattant une mèche rebelle derrière son oreille. Elle prit un tablier noir, le mit autour de sa taille, le noua dans son dos, sa tête se penchant légèrement en avant en signe de concentration. Elle lissa le court tissu taché avec des gestes précis, braquant son regard sur une force invisible. Cormac ne s'en offusqua pas. La curiosité grandissante la convainquit de parler.

— Pourquoi est-ce une bonne journée ? Le grand rouquin esquissa l'ombre d'un sourire, heureux de sa participation, comme s'il avait obtenu une sorte de victoire à travers ces paroles.

— Ecoute.

Blanche tendit l'oreille à la recherche de bruit.

C'était le problème d'être élevé dans une chambre sourde, on devenait insensible au silence et étranger au bruit. C'est pour cela que le son aigu bien que doux lui sembla si particulier. Quelqu'un sifflait un air lancinant de jazz. Une mélodie mélancolique qui donnait la chair de poule. Sortit alors Conan, marteau à la main, la peau luisante, sifflant. La porte s'ouvrit une nouvelle fois et Arsène apparut, jouant extraordinairement bien de sa trompette éphémère. Le même sourire vint gracier le visage de Blanche tandis que le reste du personnel les rejoignit. Soudain le sifflement faiblit et Conan regarda la petite blonde au sourire charmant. Il fit un signe de tête vers elle, l'intimant de continuer. Le rouge lui monta aux joues. Elle secoua la tête, n'ayant pas confiance en sa voix qui bafouillerait sans doute, et commença à descendre les chaises des tables, ne pouvant s'imaginer intégrer une telle tradition à ses mœurs.

Balthazar sembla déçu tandis que Cornelia se remit à balayer comme si de rien n'était. Barnabé attendit, stylos à la main, un son qui ne viendrait pas. Arsène et Conan avaient des mines indéchiffrables. La jeune serveuse passa à une autre table et trébucha, trois battements successifs qui tombèrent dans le lourd silence, une détonation auditive, un éclat parasite. L'ombre d'un sourire, perceptible aux seuls yeux de Conan, vint danser sous la moustache d'Arsène. Les deux amis agirent vite, Conan siffla et la trompette accompagna mélodieusement.

La valse des coussinsWhere stories live. Discover now