Lauren
Sofia a la bouche grande ouverte. On dirait que les yeux vont lui sortir de la tête. C'est la première fois que je vois une telle expression sur son visage. Un mélange de colère, d'incrédulité et de peur.
Je reste un instant interdite, avec l'horrible sensation d'avoir commis l'irréparable. Elle sait que nous ne sommes pas supposés nous embrasser. Elle est choquée, et ça se voit. Dès qu'elle a vu que sa petite sœur nous avait surpris, Camila a pâli. Elle me jette un regard plein d'inquiétude. Je n'en mène pas large, moi non plus. Nous venons peut-être de nous promettre de ne plus nous fuir, mais nous n'en sommes pas à l'annonce officielle... Et nous n'avions pas envisagé de commencer par apprendre à Sofia que nous étions attirés l'une par l'autre. Et surtout pas de cette façon ! Vu sa réaction, elle le prend mal. Très mal. Tout juste si elle ne se met pas à hurler.
C'est la merde, là.
- Sofia, ça va ? Dis quelque chose..., demande Camila d'une voix tremblante.
Elle fait un pas vers sa petite sœur, mais elle recule, comme si sa sœur était un spectre.
La petite ne répond rien. Elle nous dévisage, comme si nous étions deux inconnues, passant de Camz à moi, puis de moi à Camz, complètement horrifiée. Et comme si ça ne suffisait pas, Léo aboie comme un fou. Comme chaque fois, il prend automatiquement le parti de sa petite maîtresse. Lui non plus n'a pas l'air d'approuver nos sentiments.
Première chose : calmer le chiot. Il faut absolument qu'il se taise, sinon il va réveiller tout le quartier. Et, accessoirement, Alejandro et Clara.
Je m'approche de Léo pour le prendre dans mes bras, mais le chien se débat.
- Lauren, laisse Léo tranquille ! crie Sofia.
La remarque me fait mal. J'en lâche le petit berger allemand, qui s'échappe de mes mains et rejoint sa maîtresse. Une fois à ses pieds, il se retourne vers moi en aboyant de plus belle. Tout juste si Sofia ne lui demande pas d'attaquer...
Bien joué.
- Sofia, calme-toi. On se calme. Tout le monde se calme ! ordonne Camila avec une voix qu'elle s'efforce de rendre assurée.
Ça marche. Le chiot se couche aux pieds de Sofia et cesse d'aboyer. La tension retombe d'un cran.
- Tu ne peux pas faire ça, Camila ! s'écrie Sofia. Lauren ne peut pas être ton amoureuse.
Son amoureuse ? Hum... Nous n'avons pas employé ce mot, nous n'en sommes pas encore là, et le terme crée un léger malaise entre nous.
- Je ne suis amoureuse de personne, Sofia, explique froidement Camz.
Comme ça, c'est réglé.
Malgré moi, je prends la remarque en pleine figure. J'ose à peine la regarder. De toute façon, ce n'est pas du tout le moment. Le flottement dur une demi-seconde, vite dissipé par l'urgence de la situation.
- Tu vas devoir partir de la maison, Camila ! reprend Sof' d'une voix émue. Alejandro et Clara vont te chasser !
- Bien sûr que non ! Pourquoi me chasseraient-ils de la maison ?
La petite a de plus en plus de mal à retenir ses larmes. Camila, elle, tente de se montrer persuasive, mais je sens qu'elle n'est pas très convaincue par ce qu'elle dit et je sais que cette perspective l'effraie tout autant que moi.
- On n'a rien fait de mal, Sofia...
Elle me foudroie du regard.
- Toi, t'es méchante, je pensais que t'étais gentille, mais t'es méchante. À cause de toi, ma sœur va se faire chasser. Je ne veux plus te parler.
La petite éclate en sanglots. Ça me fait un coup au cœur d'entendre Sof' me considérer en ennemie.
- Pourquoi t'as fait ça, Camila ? Tu seras chassée et on ne se verra plus jamais. Je vais rester toute seule sans toi !
Leur détresse me bouleverse, mais Sofia m'en veut, et je préfère rester à l'écart, pour l'instant, de peur d'envenimer la situation. Camila semble anéantie par les paroles de Sofia. Au bord des larmes, elle serre sa petite sœur dans ses bras pour tenter de la consoler. La petite fille s'agrippe à elle avec une détresse qui me fait de la peine, comme si elle avait peur de ne jamais la revoir.
Je m'en veux terriblement, pas de l'avoir embrassée, non, ça, je ne le regretterai jamais, mais de ne pas avoir fait plus attention. En même temps, il est tard. Comment pouvions-nous imaginer que nous allions tomber sur Sofia ? Qu'est-ce qu'elle faisait dehors à cette heure ?
Camila s'agenouille face à sa petite sœur.
- Je suis ta grande sœur, Sofia. Je reste avec toi. Tu te souviens, la dernière fois, on en a parlé. Je serai toujours ta grande sœur...
- Oui, mais ça sert à quoi d'avoir une grande sœur si elle n'est pas là ! renifle Sof'.
- Sofia, écoute-moi bien. Je ne pars pas. Personne ne nous séparera. C'est compris ?
- Mais quand Papa et Clara l'apprendront, qu'est-ce qu'ils diront ? demande Sof'.
- Qui te parle de le leur dire ? reprend Camz.
J'ai fait profil bas pendant quelques secondes, le temps que Sofia se calme. À mon tour de tenter quelque chose.
- Est-ce que tu sais garder un secret, Sofia ? demandé-je.
Sofia me jette un regard noir.
- Bien sûr, que je sais garder un secret. Mais toi, je suis sûr que tu ne sais pas ! Et puis, je n'en veux pas de ton secret !
OK, Sof' me déteste pour de bon.
- Écoute-moi, Sofia, reprend Camila. Je vais te dire quelque chose de très important. Tu te souviens de notre lapin, quand on était chez maman ?
- Flocon ?
Je ne vois pas bien où elle veut en venir, avec son histoire de lapin, mais la petite est comme hypnotisée, au souvenir de Flocon.
- Oui, Flocon. Tu te souviens qu'il était tout blanc ? La petite hoche la tête.
- Tu te souviens qu'après avoir regardé un dessin animé, tu avais essayé de le peindre en vert pour qu'il soit comme un Martien...
Un léger sourire passe sur les lèvres de Sofia.
- Pas un Martien, un lapin de l'espace !
- Tu te souviens aussi que ça n'avait pas très bien marché...
Sof' baisse la tête.
- Il avait fait des traces vertes dans tout le salon... Et tu m'avais aidé à nettoyer. Et c'était une bêtise.
- Une grosse bêtise, même. Une énorme bêtise !
La petite regarde toujours ses pieds.
- Et tu te souviens de ce que je t'avais dit ?
- Tu m'avais promis de ne rien dire à maman. À condition que je recommence plus. Parce que parfois, les bêtises, on ne les fait pas vraiment exprès.
- Eh bien, ce que tu as vu... Lauren et moi...
- C'était une énorme bêtise ? Comme le lapin de l'espace ?
Camila hoche la tête. Je sursaute.
Je rêve ou elle est en train de comparer ce qui s'est passé entre nous à une bêtise exceptionnellement énorme ?
Quelle trahison ! Quelle déception aussi ! On était deux, tout de même ! Et à aucun moment elle n'a donné l'impression que nous commettions une erreur !
- Vous ne recommencerez plus ?
- Plus jamais, tranche Camila.
La façon dont elle prononce le mot « jamais » me terrasse. Elle est sérieuse, là ? C'est ça, ce qu'on est pour elle, une bêtise de gosse ?
Le visage de la petite s'éclaire, je me sens devenir très sombre. Sofia se jette au cou de sa sœur.
- Tu me le promets ? Et Lauren aussi ?
- Je te le promets. Et Lauren aussi.
Camila me jette un regard résolu qui me fait mal. Elle n'est pas en train de raconter tout ça à sa sœur pour la calmer et la rassurer. Non, elle le pense vraiment. Elle a eu la trouille pour de bon. Et jamais elle ne lui mentirait comme ça.
- Maintenant, on va aller se coucher, d'accord ?
- Tu pourras me lire l'histoire des princesses avant que je m'endorme ?
- Bien sûr. Elle prend sa petite sœur par la main pour l'emmener.
- Vraiment, Camz ? murmuré-je, interdite. C'est vraiment ce que tu veux ?
- Est-ce qu'on a le choix ? demande Camila d'un air sombre.
- Il me semble, oui...
Camila ne répond rien. Sof' et elle se dirigent vers la maison, suivis de Léo. Ils me plantent là, dans la grange.
Elle ne tente même pas de lui expliquer que ce sont des histoires de grands ? Qu'un jour nous dirons la vérité à Clara, à Alejandro et au monde entier, mais qu'il faut attendre encore un peu, et se taire en attendant ? Je me sens horriblement déçue. Je ne veux pas mettre Camz en danger, et je ne veux pas lui faire courir le risque de se faire chasser de la maison, mais je pensais qu'on ferait face ensemble... On vient de se dire que notre attirance était plus forte que ça ! On vient de se dire qu'on devait se donner la chance d'essayer. Et tout ça n'aura duré que trente minutes ? Le premier obstacle fait vaciller toutes ses résolutions ! Et quel obstacle, une gamine de 9 ans ! Elle pensait quoi, que ça allait être facile ? Tout ce qu'on vient de se dire, c'était donc du vent ?
Camila ne se retourne pas, même pas une fois. Je me retrouve toute seule dans la grange, dans le noir. Comme une idiote. Une idiote très en colère. Et aussi très triste.
Et dire que j'y ai cru ! Quelle conne !
Quelque chose vient de se briser au fond de moi. Mes yeux me piquent, mon estomac se retourne. Si j'étais un loup, je me mettrais à hurler.
Je reste là comme une imbécile. Je ne peux même pas aller frapper dans mon sac de sable, pour me défouler. Le bruit réveillerait tout le monde. Je me sens vidée, de toute façon.
Quand je traverse le jardin pour regagner la maison, l'air est lourd. Pas seulement l'air, en fait. Tout me semble d'une incroyable lourdeur.
Laisse tomber, ma fille ! Tu vois bien que c'est un nid à emmerdes, cette histoire. Ne te prends pas la tête pour une fille, jamais ! C'est la règle d'or de la survie et de la liberté !
Je descends les marches qui mènent à mon loft. Pour m'y terrer plutôt que pour me coucher. Comment trouver le sommeil après une telle raclée ?
Une fois sur mon lit, je me perds dans la contemplation de l'immense photo d'aurore boréale qui est accrochée au mur. Les lumières vertes qui traversent la nuit polaire m'ont toujours apaisé. Là, je peux reprendre mon souffle, je me sens protégée, comme enveloppée d'un cocon tissé pour moi par mon père, par-delà la mort.
Je me demande bien ce qu'il aurait pensé de tout ça, mon père. Il aurait probablement eu la même réaction que n'importe quelle personne sensée : « T'es dans la merde, ma fille. »
Je suis perdue dans mes pensées. Les images de la scène dans la grange se mêlent à celles de la soirée que nous avons passée ensemble, juste avant que Sofia ne nous surprenne. Le jour et la nuit. L'enfer et le paradis. Camz, qui surgit dans la salle de boxe. Ses yeux qui me fixent, l'air subjugué, son regard chocolat posé sur moi, qui me donne la force de vaincre n'importe quel adversaire. Ses mouvements, sur le ring. Et puis ses bras, sa peau, tout son corps. Sa façon de me regarder, de s'offrir à moi, moi qui m'abandonne à elle comme jamais. Le désir, immense. Le plaisir, intense...
Je n'ai pas rêvé, pourtant, merde ! Je ne suis tout de même pas la seule à ressentir quelque chose ! Elle aussi s'est laissée aller comme jamais ! Elle aussi est attirée par une force qui la dépasse. Alors comment elle fait, pour décider qu'on arrête tout ? Comment elle fait, pour ranger ça dans un coin de sa tête, du côté de la grosse bêtise ? Elle compte faire comment, elle ? Reprendre sa vie comme si de rien n'était ?! Alors on ne ressent pas du tout la même chose.
Ouais, c'est vraiment la merde.
Les bras derrière la tête, je me perds un peu plus dans la contemplation de l'immense photographie d'aurore boréale. Les rayons verts dansent devant mes yeux, et je me sens happée par les ténèbres de la nuit polaire.