Lauren
Elle accepte, je me rhabille à la hâte et je lui trouve un débardeur et un jean slim que j'ai acheté et que j'ai remisé ici sans jamais les porter.
Ouf, il était moins une.
Je la prends par la main et la guide le long d'étroits sentiers que seuls les habitants connaissent. Après quelques minutes de marche, nous débouchons dans une petite crique isolée, éclairée par la lune.
- C'est magnifique, souffle-t-elle.
Je glisse mon bras autour de sa taille. J'ai besoin de sentir la chaleur de son corps contre le mien.
- C'est l'un des meilleurs spots secret de la havane pour observer les baleines. J'en ai déjà vu plusieurs fois, ici. Je viens quand j'ai besoin d'être seule.
Elle se tourne vers moi. Son regard brille de joie et d'excitation.
Décidément, j'aime quand cette fille sourit.
- Comment tu sais que j'aime les baleines ? Alejandro te l'a dit ?
- Non, c'est toi qui en as parlé, à table, la dernière fois.
Je vois qu'elle tente de se souvenir.
- Une histoire de maillot de bain, grommelé-je, pas très fière de moi.
Même si l'idée d'un défilé en maillot de bain n'a pas encore vraiment quitté mon esprit, je dois l'avouer.
- Et puis tu lisais un livre sur la biologie marine, l'autre jour sur le voilier.
- Tu as vu ce que je lisais ? demande-t-elle, incrédule.
- Qu'est-ce que tu crois, hérisson, tu n'es pas la seule à m'observer en douce !
C'est la première fois que j'entends son rire, et je sais déjà que je ne pourrai plus m'en passer.
Nous nous asseyons toutes les deux sur le sable, blottis l'une contre l'autre, le regard fixé sur l'océan.
- Ça te vient d'où cette passion pour la mer et pour les baleines ? demandé-je en la serrant contre moi.
- La librairie à côté de chez ma mère, à Los Angeles, regorgeait d'ouvrages sur les mers et leurs habitants. Elle s'appelait Odysseus. Le propriétaire avait choisi le nom de sa boutique en hommage à son goût pour les voyageurs et aventuriers en tout genre. Et puis, à mes 6 ans, ma mère m'a offert un livre sur les baleines.
Elle joue avec l'ancre d'un petit bracelet de cuir. J'ai remarqué qu'elle le portait toujours.
- Tu ne le quittes jamais, ce bracelet ?
- C'est ma mère qui me l'a offert. C'est la seule chose que j'ai d'elle. Je veux dire, vraiment la seule chose. Elle est partie juste après me l'avoir offert. Je garde toujours ce bracelet, comme la preuve que j'ai eu une maman, pendant une partie de ma vie, et qu'elle m'a aimée, de toutes ses forces, aussi longtemps qu'elle avait pu.
Malgré la gravité de ses paroles, elle sourit puis lève ses yeux chocolat pleins de vie vers moi.
- « Aussi longtemps qu'elle a pu ! » aurait corrigé mon père.
- Et tu sais pourquoi ton père est parti ?
Elle soupire.
- C'était un ancien junkie. Il a réussi à se sortir de la drogue deux ans avant ma naissance, grâce à ma mère. Et il est retombé, pour je ne sais quelle raison. Ma mère m'a toujours expliqué qu'il était parti pour nous protéger. Selon elle, il fallait considérer son départ comme un genre de cadeau qu'il nous faisait, pour être certain de ne pas nous nuire. Et il a rencontré ta mère.
- Et tu l'as revue ? dis-je doucement.
Elle secoue la tête.
- Non, je ne voulais pas, mais ma sœur, oui, comme tu peux le savoir. Je pouvais accepter qu'il nous quitte pour notre bien, mais moins qu'il fasse peau neuve et refasse sa vie avec une autre femme. Et est-ce qu'il en avait encore quelque chose à faire, maintenant qu'il avait une nouvelle vie et une nouvelle famille ?
- Je suis certaine que oui, soufflé-je presque malgré moi. Comment pourrait-il oublier ?
Nous restons quelques instants en silence.
- Et ton tatouage d'oiseaux, qu'est-ce qu'il signifie ? dis-je en y posant les lèvres.
- Ils symbolisent la liberté et l'horizon. Etre libre, n'avoir aucune attache, traverser les mers, n'appartenir à personne. C'est ça que je veux au fond de moi, et j'ai eu le besoin de l'imprimer dans ma peau.
J'en serre un peu plus sa main dans la mienne et, voulant poser un baiser sur ses doigts, je tombe sur son autre tatouage sur l'avant-bras.
- Celui-ci c'est le dernier que j'ai fait, explique-t-elle avant que je lui pose la question. C'est la date de naissance de ma mère. C'est pour me souvenir qu'elle a existait... Que je n'étais pas seule, même si ma famille est... Tu comprends ?
Gagnée par l'émotion, ses mots meurent dans sa gorge.
- Bien sûr que je comprends, Camz, soufflé-je.
Ce ne sont pas des paroles en l'air. Nous avons plus en commun que ce que je pensais.
Elle n'en dit pas d'avantage. Et je ne lui en demande pas plus, craignant de devoir à mon tour m'ouvrir sur mon passé.
Moi qui pensais que ce petit bout de fille débarquait avec sa montagne de problèmes. C'était vrai. Sauf qu'elle a en elle la force de déplacer les montagnes. Et sa force est contagieuse.
Près d'elle, le visage dans ses cheveux, à respirer son parfum, je me sens la force de reprendre là où je me suis arrêtée.
Aucune baleine ne s'est montrée cette nuit, mais la magie de ce moment a compensé leur absence. Je suis toujours venue seule ici, mais sa façon de regarder la mer donne un sens à cet endroit.
Alors que les premiers rayons du soleil s'annoncent à l'horizon, je pose un baiser dans le cou de Camila. Il est temps de rentrer.
Nous marchons en silence, main dans la main, le long du petit sentier qui mène à la maison. Quand nous passons les grilles de la propriété de nos parents, le jour se lève. Tout le monde doit dormir, mais nous nous sommes écartées l'une de l'autre, instinctivement.
J'ouvre la porte d'entrée aussi précautionneusement qu'une voleuse et nous nous glissons à l'intérieur de la maison à pas de loup, retenant notre souffle. C'est ici que nous nous séparons. Elle va prendre l'escalier qui mène à sa chambre, moi celui qui mène au sous-sol.
Et je ne pourrai même pas l'embrasser !
Au moment où nous passons devant la cuisine, ma mère en sort, les traits fatigués, et nous fait signe d'entrer dans la pièce. Camila me jette un regard paniqué. Nous nous exécutons, comme des spectres.
Ma mère ferme la porte derrière nous. Un sourire s'esquisse alors sur son visage.
- Alors comme ça, on déserte la fête des vieux pour aller à une fête improvisée sur la plage ? Et on espère rentrer en douce quand tout le monde est couché ?
Elle a un grand sourire. On dirait même qu'elle est amusée. Je ne comprends pas où elle veut en venir.
- Je ne vous cache pas que je suis un déçue que vous nous ayez abandonnés si tôt, et que vous ayez préféré une autre fête...
Je jette un regard rapide à Camila. Elle a baissé les yeux et un léger voile rouge couvre ses joues en même temps qu'un minuscule sourire s'esquisse sur ses lèvres.
Oui, on a fait la fête, à notre manière.
C'était même assez joyeux.
- Allez, ne faites pas ces têtes ! Je vous ai couvertes auprès d'Alejandro ! J'ai dit que je vous avais donné mon autorisation. Autant que vous vous amusiez, c'est l'été après tout. Et vous en avez toutes les deux besoin.
Face à notre silence, elle continue :
- Je dois vous dire que je suis très contente. C'est comme ça que j'envisage une famille ! De la complicité, de l'entente ! Je suis ravie que les deux sœurs s'entendent au point de faire le mur pour participer ensemble à une fête sur la plage !
« Les deux sœurs » ?
Mon cœur s'arrête. Je n'ose plus regarder Camila. Je suis sûre qu'elle est devenue toute pâle.
Prise dans notre bulle, emportée par notre attirance mutuelle, nous n'avons pas mesuré la portée de nos actes. Pour ma mère, nous sommes toutes les deux ses enfants, et si nous sommes ses enfants, la logique implique que nous soyons sœurs. Aux yeux de nos parents respectifs et du reste du monde, nous sommes sœurs, et nous venons de transgresser un terrible interdit.