La Légende de Doigts Gelés

By MerlinGre

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Gagnant aux Wattys 2018 - Les Jokers - Depuis un très jeune âge, Elke souhaite devenir une guerrière, tout co... More

Réécriture des chapitres
1. La vieille dame...
2. ...et son récit.
3. Hekar, le frontalier.
4. Le cortège.
5. Nouveaux visages.
6. Au pied du mur.
7. Les sanglots.
8. Le Chef s'adressa au savant.
Wattys2018 !
10. Enterrer les fantômes.
11. A l'aspect et à l'odeur.
12. Les échos des craquements. (1)
13. Les échos des craquements. (2)
14. Filiations (1).
15. Filiations (2).
16. La sainte et la harpie.
Glossaire

9. Funeste sort.

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By MerlinGre

.oOo.


Finn Ar'Sage se demandait sincèrement si le sommeil se présenterait à lui ce soir-là. On venait de lui attribuer une chambre d'auberge, une mansarde pourvue d'un petit lit, d'une table, d'un tabouret et d'un pot de chambre. Il regardait tout cela avec confusion, pétrifié, et s'interrogeait. Que faisait-il là ? Quelle instance moqueuse avait pu le mener ici, aujourd'hui, et ne pouvait-elle pas le rappeler ailleurs, par un autre de ses caprices ? Il voulait disparaître, il souhaitait que cet endroit se trouve à des lieux et des lieux de lui. Son esprit hurlait en vérité, il était horrifié, il voulait s'échapper... mais son corps le retenait comme une ancre dans cette petite chambre pleine de nuit. Coincé au bord du monde, à deux pas de la forêt, le village le faisait prisonnier.

Lui aussi s'était fait otage de la situation, mais incapable de se dédire, il allait rester là. Les cris de panique dans sa tête abjuraient cette promesse : au diable son courage, au diable ses paroles d'honneur, s'il pouvait s'éloigner de cet endroit, il devait le faire sans tarder.

Mais lorsqu'il imaginait le voyage à faire, il réalisait soudain les distances colossales qui le séparaient du reste. La Capitale, Front-Tertre, ou il ne savait où encore tant qu'il se trouvait assez loin d'ici, tout lui semblait si éloigné... Il comprenait avec terreur qu'il ne bougerait pas de là cette nuit. Ses deux pieds pesaient sur le plancher comme deux énormes poids. De colère et de désespoir, Finn se demandait pourquoi Hekar était si isolé, si perdu.

Que devait-il faire ? Que devait-il faire lorsque, en proie à pareille angoisse, il avait promis de rester ? La réponse apparut, aussi simple et abrutissante. Il lui fallait reprendre son rôle. Celui du sorcier de retour de mission, installé dans une auberge pour la nuit. Alors il rentra dans le rôle du sorcier. Puisqu'il était là et qu'il était temps qu'il aille dormir, il se convint que c'était l'heure et qu'il avait sommeil. Ainsi donc, il réitéra les gestes simples qu'il effectuait d'ordinaire chaque soir. C'est là qu'il rencontra un problème. Un petit rien, sans conséquence, mais qui le laissa découragé et impuissant. Retirer ses bottes. Comment ne trouvait-il pas la force de se pencher pour les enlever ? Où dénicher un endroit où suspendre ses vêtements ? Comment se rendre au bol qu'on avait posé pour lui sur la table afin qu'il se débarbouille ?

Le rôle devenait compliqué. À vrai dire, il se sentait incapable de le remplir.

Il venait de réchapper à la pire mission qu'il lui avait été donné de faire. Ses pensées étaient arrêtées sur les événements de cet après-midi, et jamais retirer ses chaussures avant d'aller au lit ne lui avait paru aussi insignifiant et si peu naturel. En fait, c'était ridicule. Comment une telle nécessité pouvait-elle équivaloir à l'incident de cet après-midi dans son esprit ? Il n'aurait su répondre.

Était-il seulement capable de faire quelque chose, maintenant qu'il se trouvait seul, sans personne pour accuser de sa faiblesse ? Était-il encore en mesure d'aller de l'avant, de reprendre le fil de sa journée comme si de rien n'était et d'ignorer l'angoisse qui le rattrapait par-derrière ?

Quelqu'un pleurait quelque part.

Était-ce dans l'auberge ou dans les rues ? Il n'était pas bien sûr. Les longs gémissements perçaient le silence, sans que l'on sache s'ils appartenaient à une voix d'homme ou celle d'une femme. Lorsqu'il y prêtait l'oreille, Finn serrait les mâchoires et essayait de chasser de sa mémoire l'odieuse image de ce revivant qui sanglotait sans raison. Dans l'obscurité de la mansarde, il trouva son lit, s'assit au bord et attendit que l'envie de dormir se manifeste. Mais le hululement douloureux crevait la nuit et il restait là, les yeux grands ouverts sur sa chambre vide et immobile.

— ... aidez-moi !

Le sorcier fixait Osbern, stupéfait. Face à son expression meurtrie, il sentit son courage le quitter. Devait-il choisir ? Lui ? Pendant un instant, ce fut trop. La colère le submergea à son tour, il jeta un coup d'œil au seigneur Asgeir avant de s'apercevoir que celui-ci attendait également une réponse.

Finn se mit à réfléchir. Tenter de stopper la transformation de la bergerette, c'était de la folie. Pourtant, une part de lui espérait qu'il essaye, car jamais un tel pari ne lui avait été lancé. Ce fut la curiosité qui le poussa à choisir, et aussi la crainte du regret. S'il ne se risquait pas dans ce défi, il y songerait sans doute à vie.

Il se leva. Des regards incrédules et révoltés se jetèrent à lui. Mais il passa au travers et rejoignit le Chef et sa protégée. Devant cette hérésie, sir Holm se montra plus récalcitrant encore : il jurait et apostrophait son seigneur avec hargne, un doigt incriminateur pointé sur le sorcier. Deux soldats s'étaient approchés de lui, mais Finn n'aurait su dire si c'était pour l'épauler ou pour le surveiller. La bergerette, quant à elle, hurlait d'une voix brisée et inhumaine par-dessus les invectives, maîtrisée à grande peine par les bras qui l'enserraient. Le sorcier éprouva un vif dégoût pour sa peau noircie et son visage cadavéreux. Il n'était plus très sûr d'être face à une enfant, tant ses traits exprimaient une horreur qui dépassait largement ce à quoi ils assistaient. Contre toute répugnance, il posa une main sur le ventre de la jeune fille et libéra tous ses sens. Ce qu'il découvrit lui retourna le cœur, et son malaise n'échappa pas aux autres. Osbern redoubla ses suppliques tandis que le chevalier entamait une véritable harangue.

— C'est fini, s'égosillait-il, laissez-la-moi !

Finn se tourna vers un guerrier. Il le reconnut car c'était celui qui avait chevauché avec la bergerette. Il lui demanda de venir et d'aider son Chef à la contenir, car à son étonnement grandissant, celui-ci peinait de plus en plus à la retenir. Le guerrier s'approcha et agrippa ses jambes, fléchit ses genoux et, d'un tour de bras, les maintint plier et dans l'incapacité de se démener. Lui aussi sembla surpris par la force qu'il devait déployer pour l'immobiliser. Le sorcier comprit qu'il n'y avait plus beaucoup de temps avant qu'elle ne cède complètement à la transformation. À dire vrai, ce qu'il avait décelé dans l'abdomen de la bergerette l'alarmait profondément.

D'une nature qu'il n'aurait jamais pu concevoir et qui, pourtant, ne pouvait relever que d'un seul et même concept, l'artifice qui rampait sous sa peau contaminait son sang et faisait pourrir son humanité à une vitesse inquiétante. Cette abomination irréductible, ce fluide de mort qui investissait son corps, il ne le reconnaissait que trop bien, et ce malgré une défiance justifiée. Il en avait eu l'intuition lorsqu'il s'était approché du revivant. À présent, c'était une certitude qu'il avait du mal à accepter.

Il eut une idée, une idée un peu folle.

Sous les regards angoissés de tous les hommes de guerre, il entama une récitation à pleins poumons. Sa voix grave composa un sort lesté de complaintes et de commandes autoritaires. Lorsqu'il eut tissé un impératif assez puissant, il saisit d'une main impitoyable la cage thoracique de la petite bergère au niveau du diaphragme et apposa son sceau à l'intérieur.

Il faisait noir. Les hululements s'étaient éraillés, cependant ils persistaient à déchirer la nuit de leur misère. Un martèlement discret avait joint son rythme aux doléances, un son à la fois net et lointain. D'une masse et d'un burin, quelqu'un gravait la pierre du nom des morts, aux abords du village. Le sorcier ne dormait pas, il n'avait pas même songé à s'allonger. Ses yeux fendaient les ténèbres de la mansarde ; là, sur leur toile obscure, il voyait autre chose.

Un ciel blanc, brûlant comme une flamme, et l'air glacé par les aiguillons de la bruine, corrodaient sa vision. La fraîcheur pénétrante sapait toutes ses forces et celles des survivants. Finn regardait la forêt, plus dérouté qu'il ne l'avait jamais été. Devant lui et au su de ses sens entraînés, la Frontière s'élevait à nouveau. Il n'avait pas même senti son retour. Simplement, elle se tenait là comme avant, dans la plus parfaite indifférence. Le seigneur Asgeir hocha la tête lorsqu'il lui apprit la nouvelle, mais comme le sorcier, il avait l'air frustré.

On ne parvint pas à retrouver tous les chevaux et le moral des guerriers s'en trouva fort impacté. Ce fut surtout les équidés de la garde, mieux entraînés, qui répondirent aux appels. Mais comme beaucoup de cavaliers étaient morts, le seigneur Asgeir prêta ceux désormais sans maîtres aux hekars. Quand les défunts furent dépouillés et leurs biens chargés sur les montures restés libres, on reprit la route des champs.

Finn se souvenait de l'odeur du départ. Il avait tout brûlé afin de ne laisser aucun corps en pâture aux hauts corbeaux. Personne n'avait veillé au feu de leurs anciens compagnons. La flamme sorcière avait tout dévoré en instant. La pestilence, elle, avait soufflé sur la plaine. On n'avait pu soutenir la brûlure, la vue déshonorante de cette incinération sans forme ou encore le goût affreux de la fumée. On sauta en selle, on déserta la scène, mortifié.

L'haleine chargée de vapeur, les vêtements détrempés, les cheveux plaqués sur les tempes, boue et sang coagulés sur les cuirasses, l'escorte se présentèrent à la tombée du jour au village d'Hekar. Le sorcier avait navigué à travers le brouillard pour ramener les survivants au bercail. À l'arrivée, il ne disait plus un mot. La foule qui attendait leur retour pensait tout autrement. On l'interpella, on assaillit son cheval, on tira même sur sa jambe et son manteau. Des figures inconnus se levaient vers lui, inquiets et pressants, et l'on demandait pourquoi il n'y avait qu'eux qui étaient rentrés. On s'étonnait de l'état des gens de guerre, de leurs blessures et de la crasse. Et les visages fermés qui se tournaient vers eux, hagards, restaient muets de fatigue.

La mâchoire figée, Finn regarda tous ces gens qui se massaient sous le garrot et sur les flancs des chevaux. Son cœur se serra lorsqu'il entendit le nom de la bergerette repris en écho dans la foule. Il coula malgré lui un regard vers le corps enveloppé d'un manteau, assis contre Osbern dans une posture lâche. La toile de laine qui pendait de ses pieds dans une navrante imitation de spectre masquait jusqu'au visage de la blessée et plongeait ainsi dans l'anonymat l'affreux résultat de leur mission.

Lorsqu'Osbern descendit de selle avec la fille, les villageois l'entourèrent aussitôt et, tandis que certains le harcelèrent de questions, d'autres agrippèrent avec audace le manteau pour voir qui se trouvait en dessous. Le sorcier angoissait positivement. Si l'on apprenait ce qu'ils avaient ramené avec eux, la panique et l'indignation seraient générales. Le Chef parvint à confier le corps de la bergerette à l'aubergiste en dépit des mains qui empoignaient la toile. Après quelques consignes données au creux de l'oreille, l'homme de confiance fendit la foule à grand renfort de cris et d'avertissements.

Ce fut à cet instant qu'un vieillard saisit Osbern par les deux épaules. Il s'adressa à lui d'une voix angoissée, la lippe tremblante, les yeux gros de confusion. Son fils était parti avec l'escorte ce midi, mais il ne le voyait pas parmi eux. Les guerriers rentraient blessés, certains chevaux n'avaient même plus de cavalier, pourtant il peinait à comprendre. Il demanda : où était son fils ? Les gens tout autour avaient baissé d'un ton, ils écoutaient. Le Chef posa lui aussi ses mains sur les épaules du vieillard et le regarda droit dans les yeux. Il lui annonça qu'il y aurait une veillée ce soir, à l'autel de Degor, qu'un hommage y serait rendu à tous ceux qui n'étaient pas revenus, et qu'il était terriblement navré d'en être arrivé là. Les yeux du vieil homme se mirent à briller, ils clignèrent quelques fois. Ses mains empoignèrent plus désespérément leur prise et, avec insistance, il s'adressa à nouveau au Chef pour demander ce qui était advenu à son fils. Osbern pinça les lèvres et finit par lâcher :

— Il y a eu une attaque. Un revivant a passé la Frontière. Ne t'en fais pas, ton fils est mort dignement.

Il serra les épaules du père, se défit de sa poigne et sortit de la foule. Quand l'on comprit enfin ce que signifiaient ces absences, des cris déchirants jaillirent de la multitude hébétée.

Afin de soustraire les survivants au harcèlement de la foule, le Chef les entraîna tous à l'auberge, dans une arrière-salle réservée pour certaines occasions ou une clientèle spéciale. Il espérait ainsi profiter de cette isolation pour apaiser ses compagnons et tenir le conciliabule que recherchait son seigneur. On fit entrer toute l'escorte, et c'est avec une peine visible que les guerriers et les soldats vinrent s'installer sur les bancs d'une longue table, placée au centre de la pièce. Pendant ce temps, Osbern exigeait qu'on leur amène la guérisseuse, arguant qu'un cas inquiétant attendait des soins avec urgence. Dirk ne relâchait pas un instant la pression qu'il appliquait sur son œil droit. Lorsqu'on lui demandait de baisser la boule de tissu qu'il appuyait contre sa blessure, les impressions furent unanimes. Le guerrier ne recouvrerait jamais la vue de ce côté-ci. Il devait lui-même en être conscient car depuis le combat dans la plaine, il n'avait pas prononcé un mot, malgré les sollicitations de Martel qui se souciait de lui. Folker avait également besoin de soins : l'une de ses joues arborait une coupure impressionnante, qui partait du coin de la bouche jusqu'au lobe de son oreille. La griffe du revivant aurait-elle pénétré plus profondément, la plaie aurait offert une fenêtre sur les dents du jeune homme. Il s'en tirait à bon compte, mais il ne parlait pas non plus. Quelques heures plus tôt, une timide palpation de sa joue l'avait laissé blême et muet.

Le reste des hommes présentaient aussi des coupures, des luxures et des hématomes, mais rien de plus impressionnant que ces deux-là. On constata que les survivants étaient partiellement indemnes, et que le reste, ceux qu'on avait incinérés dans la plaine, avait succombé à leur blessure dans l'instant. Sur la vingtaine d'hommes qui avaient quitté le village ce midi, à peine une dizaine était rentrée. Les pertes étaient abrutissantes. Quand on estimait la force des combattants qui avaient été réunis pour cette escorte, la mort d'une moitié d'entre eux représentait une perte effroyable. La vue d'une entaille dans le plastron d'un soldat fit d'ailleurs sensation. Lorsqu'on le défit de ses plates de métal, on fut surpris par le tintinnabulement d'une multitude d'anneaux qui tombèrent au sol. Il y eut un court instant de stupéfaction. Le soldat, lui, inspectait avec effroi le trou béant qui se trouvait dans sa cotte de mailles. On échangea des regards hagards entre miraculés.

Lorsque le Chef se fut à son tour attablé, le seigneur Asgeir considéra la petite assemblée et prit la parole :

— Nous voici donc. Quelle triste vue, mes amis. Mais au moins... certains d'entre nous sont de retour.

Il inspira un grand coup avant de poursuivre, l'air hagard.

— Un seigneur n'est pas censé parler ainsi, mais je ne pourrais contenir cet aveu plus longtemps : si vous saviez comme je regrette de vous avoir entraîné là-dedans. Rien ne présupposait qu'une telle chose devait arriver, et pourtant je regrette sincèrement qu'on en soit là. Tout ce que j'espère à présent, c'est qu'en dépit de nos pertes, la mission ait été un succès.

Et il se tourna vers Finn. Le sorcier le toisa un instant, tout à fait perdu. Puis en apercevant la quantité de regards fixés sur lui, il se balança sur ses deux pieds, chercha une formulation.

— À vrai dire, j'ai moi aussi des aveux à faire. Vous vous trompez, mon seigneur, lorsque vous dites que rien ne présupposait qu'une telle chose arrive, répondit-il enfin d'une voix blanche. Ce n'était pas en vain, bien sûr. La mission n'a pas échoué, loin de là. Je n'aurais rien appris si je n'étais pas entré dans la forêt, alors je ne vais pas nier la responsabilité que j'ai dans cette affaire. C'est moi qui regrette.

Les yeux baissés sur ses mains tremblantes, il attendit une réponse, de qui que ce fût. Mais aux regards braqués sur lui, Finn comprit qu'il n'avait plus qu'à poursuivre. Il pinça l'arête de son nez qui le piquait et, ainsi, masqua en partie les larmes qui venaient malgré ses efforts pour se contenir.

— Je vous demande pardon. Il m'est venu un peu tard à l'esprit que si un interdit pèse sur vos plaines, mon seigneur, c'est sans doute pour une raison bien simple. Les revivants sont des créatures surpuissantes. Il est fort possible que le massacre auquel nous venons de réchapper, nous l'ayons attiré à nous dès l'instant où nous avons franchi la Frontière. Autrement, je ne pense pas que le revivant nous aurait repérés. La Frontière est bien l'objet qui protège les hommes de tels désastres lorsqu'il s'y tient devant et non pas derrière.

Un éclat de rire fusa dans la pièce. Les regards convergèrent vers un guerrier qui plaqua aussitôt ses mains sur sa bouche et se recroquevilla. Malgré ses efforts et quelques œillades alertes, il était toujours secoué par son fou rire. Le sorcier, quant à lui, s'était décomposé en le voyant se moquer de lui.

— Gylling, gronda alors Osbern. Ressaisis-toi tout de suite.

— Pardon, s'esclaffait l'archer à bout de souffle. C'est juste que j'en crois pas mes oreilles. Je vous jure, j'le fais pas exprès.

— Il n'y a rien de drôle, fit le sorcier en le considérant d'un air abasourdi.

— Non, non ! assura à son tour le rieur. Mais j'veux dire, y'a quand même quelque chose de bizarre ! Vous venez de dire, en gros, que vous nous avez forcés à franchir la Frontière — que vous avez même insisté ! —, en sachant ce qui allait nous arriver ? Vous voulez dire que vous saviez, mais que, tant pis, on s'est quand même jeté là-dedans ?

— Non, je ne le savais pas ! protesta le sorcier, le cœur serré. Mais j'ai fini par le réaliser plus tard ! Ne m'en déplaise, j'ai quand même joué un rôle —

— « Ne m'en déplaise ! », s'écria l'archer, secoué d'un rire tout à fait forcé. Mais arrêtez, mon bon sire !

— Gylling ! coupa aussitôt Osbern. Calme-toi ou sors. Immédiatement.

— Non, attendez ! J'veux être sûr de quelque chose, là tout de suite ! Vous venez de l'entendre comme moi, non ? Ou vous n'en avez carrément rien à foutre que ce type ait envoyé nos compagnons au casse-pipe ? Il vient d'avouer, j'suis pas fou, il vient d'avouer que c'était de sa faute ! Vous allez quand même pas me dire que c'est pas grave ? On a risqué nos vies pour ce bon à rien ? Et nos morts, nos morts qu'on a pas pu ramener à leur famille, vous allez me dire qu'ils méritent pas que ce type s'excuse dans les formes ? Y'a que moi ici qui se rend compte qu'il a tué des nôtres ? Y'a vraiment que moi qui trouve pas absurde qu'on doive juger ce type ?!

— Gylling ! tonna cette fois le Chef, abattant son poing sur la table.

Le meuble vibra dangereusement et produit un bruit spectaculaire. L'assemblée retint aussitôt son souffle. Osbern se leva avec une expression sinistre.

— Je pense qu'il n'est pas de bon ton de porter des accusations contre l'invité du seigneur Asgeir en sa présence. Je pense qu'il n'est pas non plus digne de se moquer de sir Ar'Sage lorsqu'il fait preuve de bonne volonté à notre égard, surtout en pareille circonstance. Et il me semble que le moment est mal choisi pour débattre de justice, cracha-t-il enfin. Et personne, je dis bien « personne », ne t'a invité à parler, Gylling, car rien ici n'est de ton ressort.

— J'aurais aimé l'entendre, moi, cette justice.

Le Chef jeta un regard interdit à Dirk, qui venait de prononcer ses premiers mots depuis quelques heures.

— Dites, Chef, poursuivit le guerrier. Qui va payer pour mon œil ? J'suis pas débile, j'sais bien s'qu'il est devenu. Alors dites, j'ai droit à quoi contre ce qu'a fait ce type ? Parc'que si j'suis aussi son raisonnement, i' m'doit un œil.

Et en prononçant ses mots, il abaissa la boule de tissu qui servait de compresse. Des plaies nettes, faites dans le sens de l'œil, avaient transformé sa paupière en lèvres sanguinolentes, maculées de saletés et de résidus d'humeurs vitrés. À la place du sourcil droit, une entaille laissait deviner un morceau d'arcade rose et blanc. Sur sa tempe, des plaques rougies marquaient l'absence de cheveux arrachés. Le profil amoché du guerrier inspira un silence chargé d'horreur.

— J'pense que Fred a raison, moi. Vous savez comment j'le sens ? Ce type-là, dit-il en désignant le sorcier, i' nous a sacrifié pour l'bien d'sa mission, pur'ment et simp'ment. C'est un demeuré qu'a ignoré les bons conseils et foncé tête baissée dans l'piège.

— Dirk, il suffit, le prévint Osbern d'une voix menaçante. Nous en reparlerons après.

Mais le guerrier borgne secoua la tête.

— On l'a suivi... cons comme on est. Par courage, par obligation, j'sais pas vraiment. Mais voilà ce qu'il en a fait d'mon sens de l'honneur ! D'la charpie. Z'allez sérieusement ignorer tous les morts qu'il a sur la conscience ? Moi pas. J'suis estropié maintenant, à jamais, parce qu'il a décidé d'attirer 'loup hors du bois. En fait, qui sait si ça sert pas ses recherches d'avoir attiré un revivant sur nous ? Qui sait si c'tait pas voulu, en fait ?

— Jamais je ne... s'exclama le sorcier, indigné, avant d'être coupé.

— Et la disparition de la Frontière, qui sait si c'est pas non plus de sa faute ? renchérit l'archer. C'est plutôt pratique pour l'attirer dehors et magouiller avec, une fois mort ?

— Vous dites des bêtises, vous ne vous en rendez même pas compte ! se révolta le Chef, dont le visage virait au rouge. Vous allez me faire croire qu'Hermine et la petite Elfi avaient le pouvoir de faire disparaître la Frontière, la première fois qu'un revivant est sorti de la forêt ? Réfléchissez deux secondes, c'est déjà arrivé, et aujourd'hui n'est certainement pas la dernière ! Le sorcier n'a rien à voir là-dedans ! Alors vous allez ravaler ces inepties !

— Qu'est-ce qui nous prouve que c'était vraiment un accident ? C'était pas lui, argumenta Fred en pointant du doigt l'émissaire, qui nous a appris qu'il existe au sein même du village des gens qui ne sont pas des infirmés, comme Elke ? Qui nous dit qu'Hermine n'en était pas capable ? Qui nous dit qu'Hermine n'était pas une sorcière aussi ?!

— Assez ! s'emporta le Chef.

À bout de patience, Osbern avait usé d'un tel coffre que l'ensemble des occupants de l'auberge s'était figé. Le cri avait retenti jusque dans la salle voisine, et les rescapés purent clairement entendre l'hésitation des clients de l'autre côté de la porte. On n'osa plus émettre un son ou esquisser un geste tandis que le Chef fusillait Dirk et Fred du regard, le visage déformé par une expression furibonde.

— Vos accusations sont fielleuses ! Mal placées ! tonna-t-il au beau milieu de ce silence. C'est bien le moment pour sortir vos idioties, devant sa seigneurie qui plus est ! Vous encourez de graves sanctions pour votre conduite, c'est moi qui vous le garantis. Sortez d'ici, bande d'ingrats, Margith vous soignera dehors. Si l'un de vous bouge de là avant la fin de notre discussion, je jure par les Déesses-Mères qu'il ne sera plus guerrier d'ici demain !

Et comme les deux fautifs, tétanisés par la honte, ne se levaient pas de leur banc, il cria une nouvelle fois :

— Sortez !

Alors les deux hommes s'empressèrent d'obéir, confondus, évitant les regards de leurs camarades.

— Sir Holm, intervint alors le seigneur Asgeir, passablement irrité. Allez surveiller ces deux-là dans le couloir.

Le chevalier hocha la tête avec respect, et se leva à son tour. D'un pas martial, il rejoignit les deux mutins et leur ouvrit la porte avec brutalité. Fred et Dirk quittèrent la pièce sous son regard méprisant, puis l'huis se referma sur eux. Le silence retombé, personne n'échappa à l'attention du seigneur Asgeir qui, ayant assisté à toute la scène, s'était avisé de tous les revirements au sein du conciliabule.

— Que les choses soient claires pour tout le monde, annonça-t-il d'une voix posée. Insultez encore un de mes invités et l'affront sera pour moi. C'est à la justice seigneuriale que vous aurez droit. Cette justice, c'est moi qui la rends. Par contre, insultez un servant du Roi, et c'est au Roi qu'il peut s'en référer. Et dans ce cas, je ne peux rien pour vous. Ainsi donc, le prochain qui souhaite accuser ce cher Finn de vos absurdités, c'est à ses risques et périls. Qui sait même s'il n'est pas en mesure de se venger lui-même et en toute impunité. Si vous voulez provoquer la vengeance d'un sorcier, alors faites, je considère déjà l'affront de fait et je n'irais pas le contredire. D'autant que je ne suis pas convaincu de la faute dont il s'accuse, si tant est qu'il ait découvert quelque chose grâce à notre excursion par-delà la Frontière. Cependant, je me souviens très bien des raisons dont il a usé pour nous convaincre de franchir la Frontière, et par là, je suis certain du bien-fondé de son entreprise. Celui qui pense encore avoir à faire à un meurtrier de sang froid, il peut sortir de cette pièce et attendre sa sanction dans le couloir avec les deux autres. Ceux qui sont prêts à l'écouter, vous pouvez rester.

Comme personne ne bougeait, le seigneur Asgeir se tourna vers Osbern et ajouta :

— Je vous laisse vous charger de la correction de vos hommes. Et si vous ne les corrigez pas, mon ami, je laisse mon invité se charger à loisir de leur cas.

— Il sera fait selon votre volonté, mon seigneur, assura le Chef.

— Bien. Alors, reprenons où nous avons été interrompus. Finn ?

Le sorcier conserva au début son silence. Les lèvres pincées, il scruta le conciliabule avec une colère rentrée et, après l'avoir considéré avec rancœur, il lâcha sans aucun état d'âme ce qu'il avait gardé jusque-là :

— La Frontière est plus instable que je ne le craignais. Pour parler net, elle est vouée à disparaître dans peu de temps.

Le sorcier ne pouvait pas récolter un meilleur fruit : une stupeur de condamné se peignit sur tous les visages. Ce fut lorsqu'il vit l'expression trouble du seigneur qu'il tempéra son ressentiment : son hôte semblait avoir perdu son calme, ses yeux allaient et venaient dans le vide et il tardait réellement à réagir. Le Chef, quant à lui, avait blêmi et demeurait parfaitement immobile. Personne ne fut en mesure d'exprimer correctement le choc de la nouvelle. Aussi, le sorcier reprit comme si l'on attendait plus que lui pour poursuivre :

— Ce que j'ai découvert dans la forêt va au-delà de ce que je m'étais imaginé : de l'extérieur, la Frontière semble altérée par le temps, ce qui, en soi, ne présente pas forcément un danger, car c'est le devenir de n'importe quel sortilège. Mais cela n'a rien à voir : la Frontière se dissipe bel et bien, non pas parce qu'elle est ancienne, mais parce que quelque chose la désintègre minutieusement. Elle est rongée de l'intérieur.

— Pour combien de temps peut-elle encore tenir ? Êtes-vous parvenu à vous faire une idée précise ? demanda le châtelain.

— En étant optimiste, je miserais sur quelques années. Pas plus.

— Qu'est-ce qui la ronge ?

— Je n'ai pas eu le temps de m'en enquérir.

— Alors la malédiction de la plaine... s'avança Osbern d'une voix blanche.

— Je ne pense pas que cela est dû au vieillissement de la Frontière. Il s'agit sans doute de la Frontière même, réduite en minuscules particules, qui répand sur la plaine à mesure qu'elle se dégrade.

Et, comme pris d'un élan de culpabilité, Finn déclara sèchement :

— Je précise que la disparition de la Frontière s'est faite indépendamment de notre venue. Pour ce qui est de l'attaque du revivant...

— Nous n'aurions pas pu l'éviter, conclut à sa place le seigneur Asgeir pour l'apaiser. Nous vous croyons. Sa disparition n'a fait qu'ajouter au danger que nous courions déjà dans la forêt.

— Notre village n'a pas toujours respecté l'interdit, convint alors le Chef. Il y a eu Hermine, puis Elke, et enfin nous. De toute évidence, Elke a été particulièrement chanceuse le jour où elle est tombée par hasard sur la Frontière. Si jamais la Frontière avait disparu ce jour-là...

— C'est terrible, ce qui est arrivé cette enfant. Jouer avec sa chance aujourd'hui lui a finalement porté préjudice, admit le châtelain. J'ignore tout de ce qui vous lit à elle, Osbern, mais je suis navré, vraiment. Vous n'avez encore rien dit à ce sujet : qui est-elle à la fin ?

— Une orpheline, sire. Je m'en porte garant et la traite comme ma propre fille, bien qu'elle ne soit aucunement liée au clan Ev'Meronn.

— Votre sympathie vous honore, mon ami. Mais je dois vous poser une question sérieuse, à présent : que ferez-vous lorsqu'elle sera revenue à elle ? Pensez-vous qu'après avoir, ne serait-ce qu'un moment, subi les effets de la morsure, elle sera humaine lorsqu'elle reprendra connaissance ? Si tel n'est pas le cas, que ferez-vous d'elle ?

Osbern jeta un regard meurtri à sa seigneurie.

— Je ne regrette pas un moment d'avoir voulu la garder, sire. Et je demeurerais partout responsable de ce qui lui arrivera. C'est moi qui ai insisté pour que le lucanien Ar'Sage la sauve et j'en assumerais toutes les conséquences.

— Je pense pouvoir rester quelque temps pour veiller sur elle, si vous le désirez, déclara spontanément le sorcier. Je me sens en grande partie concerné par son état, donc... Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, je propose de rester ici jusqu'à ce qu'elle se réveille. Auquel cas, je pourrais intervenir lorsqu'elle se réveillera.

— Vraiment ? fit Osbern, surpris.

— Êtes-vous sûr que vos supérieurs n'attendront pas de vos nouvelles ou que vous devriez retourner à la Capitale ? s'assura le châtelain à son tour.

— Pas nécessairement, soutint le sorcier. Rien ne m'indique de revenir sitôt la Frontière inspectée, dans mon ordre de mission : je dois avant tout récolter le plus d'informations possible. Je me suis donc préparé à rester dans les parages. Ça n'entre bien sûr pas dans le cadre de ma mission, mais puisque je suis là, je peux moi-même lui administrer les soins qu'elle requiert. À vrai dire, je préfère que vous me laissiez m'en charger.

— Qu'est-ce qui vous fait dire ça ? l'interrogea le Chef.

— Nous étions d'accord pour la cacher des villageois, non ? N'est-il pas préférable de laisser les personnes au courant de son état s'occuper de sa convalescence ? Je pourrais également en profiter pour me pencher sur son cas et récolter plus d'information au sujet des revivants.

— Vous avez les qualités requises pour la soigner ? intervint le seigneur Asgeir, plus surpris que suspicieux.

— La sorcellerie blanche est un palier de connaissance pour accéder à la sorcellerie noire. Nécessairement, tous les lucaniens sont aussi guérisseurs.

— C'est une bonne chose, alors. Il vaut mieux le laisser s'occuper de votre pupille, Osbern, fit le châtelain, se tournant vers l'intéressé qui acquiesça en silence. Et tant que nous y sommes, que comptez-vous dire aux villageois, la concernant ? Si j'étais vous, je l'inscrirais au nombre des victimes, pour écarter tous les soupçons.

Le Chef, cependant, ne répondit pas immédiatement, plongé dans une profonde réflexion.

— Sauf votre respect, Chef, survint une voix grave. Mieux vaut la cacher pendant un temps. Je doute qu'au village on cherche à comprendre pourquoi vous n'avez pas voulu la tuer. Vous savez ce que les mordues inspirent.

Tous les regards convergent vers Martel, l'immense guerrier dont les genoux cognaient le rebord de la table. Celui-ci reprit dans le plus grand des sérieux :

— Les gens préfèreront cette solution à celle que vous avez choisie. Son apparence aussi lui posera problème et leur fera plus peur qu'autre chose. Vu ce qu'il vient de se passer, et ce qu'on vient d'apprendre, les choses n'iront pas en s'arrangeant pour la petite. Il y a des rumeurs qui courent sur elle depuis longtemps, comme quoi elle attirerait le Mauvais-Oeil sur elle.

Un silence étrange tomba un instant sur la pièce. Toutefois, le sorcier ne laissa pas ses occupants s'épancher sur la question de la malédiction.

— Si l'on apprend que j'ai stoppé sa transformation, je me verrai sans doute dans l'obligation de partir, et dans ce cas mon enquête pourrait en souffrir. Il ne faut pas révéler quoi que ce soit. Prétendre qu'elle est morte ne me paraît pas être une mauvaise idée. Le problème, c'est qu'il y a une autre personne en dehors de nous qui sait ce qu'elle est devenue.

— L'aubergiste ? devina aussitôt Osbern. Je ne me fais pas de souci. Larry est une personne de bonne intelligence et sa fille est très proche d'Elke. Il nous aidera à la cacher ici. Et je peux m'assurer de son silence sans difficulté, vous avez ma parole.

— Je vous le dis parce que je m'inquiète, mon ami, soupira le seigneur Asgeir, mais votre parole n'est pas la leur. Tous les hommes ici présents, ainsi que l'aubergiste, devront prêter serment : je veux qu'aucun n'aille dévoiler des informations dont ils ne saisiraient pas bien la portée. Faites appeler votre ami, nous devons mettre cela au clair dès maintenant. Ah, et faites revenir les deux impertinents de tout à l'heure. Eux aussi sont concernés.

Osbern hocha la tête et envoya son neveu se charger de la course. Folker se leva et alla ouvrir la porte aux mutins qui patientaient de l'autre côté. Puis il s'éclipsa en quête de l'aubergiste tandis que Fred, Dirk et sire Holm entraient dans la pièce et reprenaient leur place sur les bancs sans mot dire.

— Lorsqu'on aura réglé toute cette histoire, ajouta le châtelain, je rentrerai à Front-Tertre. Il me faut prévenir du monde : mes vassaux, les villages, la population et même les seigneuries voisines. L'instabilité de la Frontière n'est pas un fait que l'on doit ignorer. Je pourrais bien déployer la garnison sur toutes mes terres, mais je dois encore réfléchir. Et puis quelque chose me tracasse, dit-il en se tournant vers le sorcier. Sommes-nous sûrs d'avoir affronté le seul revivant sorti de la forêt ?

La question décontenança le lucanien, qui se mit aussitôt à réfléchir.

— Si nous sommes les seuls à avoir enfreint l'interdit, oui, c'était sans doute le seul.

— « Sans doute », marmonna le seigneur Asgeir. Il nous faut attendre pour le savoir... Considérez cette éventualité, Osbern, ça pourrait bien vous servir. D'autant que si la Frontière nous fait à nouveau un caprice, nous ne sommes pas sûrs de ce qu'il pourrait bien se passer. Enfin ! s'exclama-t-il soudain. Nous resterons la nuit au village, nous n'avons pas vraiment le choix. Je peux compter sur votre hospitalité, n'est-ce pas ?

— Bien sûr, sire, répondit le Chef. Je vous laisse volontiers le maigre confort de ma maison pour la nuit. Je suis de toute façon attendu à l'autel de Degor jusqu'au matin pour la veillée des morts.

— Je vois. Retrouvons-nous à l'aube, alors. Mais d'abord, faisons le serment. Votre neveu ne devrait pas tarder, si ?

Finn aurait pu rester auprès du Chef du soir au matin. Qu'il soit dans la mansarde ou devant l'autel, cela n'aurait pas fait une grande différence. Les coups de burin venaient à peine de cesser. Les hululements aussi, remplacés par le fourmillement de la pluie sur la toiture de chaume. Par le panneau entrouvert de lucarne, une pâle lueur grise se coulait jusqu'à lui, nuançant les ténèbres. Il n'avait pas enlevé ses bottes. Il ne s'était pas allongé ni n'avait eu envie de dormir. Le sommier craqua lorsqu'il se leva. À pas lents, il rejoignit la porte, l'ouvrit et se glissa dans le couloir. Il fut surpris par la rumeur ténue qui courait à son étage. De la lumière filtrait sous certaines portes, et si l'on tendait l'oreille, on percevait l'agitation fébrile qui animait ces chambres. Quelques ronflements roulèrent aussi jusqu'à lui quand il avança dans le corridor. Comme il n'avait pas de lumière, Finn laissa courir sa main sur un mur. Il l'y laissa lorsqu'il descendit l'escalier sur deux étages à pas de loup. L'auberge grouillait dans le secret des chambres. Il semblait qu'il n'était pas la seule âme que le sommeil avait fuie. Les clients revenaient-ils de la veillée funèbre, eux qui ne venaient sans doute pas d'ici ? Ou étaient-ils trop secoués par la nouvelle pour s'endormir en toute sérénité ? Au fond de lui-même, le sorcier en fut rassuré par cette nervosité ambiante et sentit un peu de son fardeau quitter ses épaules.

Arrivé en haut de l'escalier, il vit une lueur en contrebas. Une fois au bas des marches, il en suivit la provenance, gagna la salle déserte et passa derrière le comptoir. La porte de la cuisine était grande ouverte, et la clarté d'un feu s'en échappait. Le fracas des bûches jetées dans l'âtre fit sursauter Finn, qui se glissa dans la pièce avec timidité et toussota pour annoncer sa présence. L'occupante des lieux se retourna en ajustant son châle autour de ses épaules. C'était une femme d'un âge avancé. Elle avait la corpulence généreuse de celle qui avait déjà mis au monde et qui avait laissé derrière elle ses charmes de jeunesse. Dans ses cheveux châtains filaient quelques mèches grises, et ses grands yeux verts fixaient le sorcier avec étonnement. Elle ne le reconnaissait sans doute pas sans la pèlerine de son ordre.

D'une voix un peu rauque, Finn demanda :

— Excusez-moi, je venais vous demander si vous n'aviez pas une lampe.

— Vous partez aussi, c'est ça ?

Il haussa les sourcils, à son tour étonné.

— Pardon ? Non, je veux juste de la lumière, dit-il. Hum... je suis réveillé depuis longtemps et...

— Je vois ! Pardonnez-moi, sire, s'écria-t-elle d'un seul coup.

Et elle se mit à tourner sur elle-même à la recherche — assurément — d'une lampe. Traversant la pièce à pas rapides, elle alla ouvrir une armoire dans laquelle avaient été entreposés toute sorte de lumignons et de chandelles. Elle choisit un bougeoir et retourna près du feu pour y pencher sa trouvaille. La mèche de la bougie crépita et une petite flamme s'égailla à son extrémité. La femme tendit le bougeoir au sorcier qui s'en saisit avec un remerciement. Il s'apprêtait à quitter la cuisine lorsqu'elle lui demanda à nouveau :

— Vous voulez que je prévienne les écuries pour vous ? Les soldats sont déjà partis rejoindre mon seigneur.

— Non, absolument pas, répondit-il, comprenant qu'elle l'avait finalement reconnu. Je reste ici encore un moment. Dites-moi, quels sont tous ces bruits à l'étage ?

— Les clients partent, lui apprit l'hôtesse. Ils envoient mon mari réveiller l'écurie ou réserver une place dans un chariot. Certains voudraient manger avant de partir. Le soleil va bientôt se lever, il y aura du monde dans la salle. Si vous voulez casser la croûte en paix, je peux vous servir maintenant.

— C'est très aimable à vous, merci.

La femme alla chercher une écuelle, et la remplit de pain, de fromage et d'une louche de daube fumante. Elle lui dit de faire attention, lui tendit l'assiette, puis lui désigna un tabouret près de l'âtre. Il s'y assit et mangea avec appétit pendant que sa bienfaitrice faisait un sort à quelques légumes, à l'autre bout de la pièce. Une fois l'écuelle vidée, il la plaça dans un baquet et salua son hôtesse, quittant la cuisine avec son bougeoir. Remontant les étages, il se dirigea vers une chambre non loin de la sienne.

Lorsqu'il poussa la porte, un noir de pois surgit devant lui. Inquiété par la pénombre immobile qui habitait la pièce, il craint un instant que quelque chose se fût passé pendant la nuit. Comme promener le bougeoir en l'air ne donnait rien, il se décida finalement à s'introduire et à s'enfermer dans la chambre. Il s'approcha doucement du lit. La couverture était pansue et pas un mouvement ne laissait deviner l'éveil. Finn comprit qu'on ne l'avait pas entendu entrer, et à bien y regarder, sa patiente avait la même position que la veille. Il poussa un soupir de dépit. Que devait-il faire maintenant ? Devant lui, Elke demeurait immobile, soigneusement pansée, ses membres noircis dissimulés sous une tunique trop grande pour elle.

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