La Légende de Doigts Gelés

Da MerlinGre

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Gagnant aux Wattys 2018 - Les Jokers - Depuis un très jeune âge, Elke souhaite devenir une guerrière, tout co... Altro

Réécriture des chapitres
1. La vieille dame...
2. ...et son récit.
3. Hekar, le frontalier.
4. Le cortège.
5. Nouveaux visages.
6. Au pied du mur.
7. Les sanglots.
9. Funeste sort.
Wattys2018 !
10. Enterrer les fantômes.
11. A l'aspect et à l'odeur.
12. Les échos des craquements. (1)
13. Les échos des craquements. (2)
14. Filiations (1).
15. Filiations (2).
16. La sainte et la harpie.
Glossaire

8. Le Chef s'adressa au savant.

535 75 60
Da MerlinGre

(TW : blessures graves, mort, body horror.)

.oOo.

D'une immense foulée, le revivant fondit sur l'attroupement d'hommes qui l'attendait dans la plaine, épées au clair. Sir Holm criait que l'on protège sa seigneurie ; sa seigneurie exigeait qu'on arrête la charge du monstre ; le Chef d'Hekar défiait quiconque de le laisser s'échapper et de mettre en péril son village. Leur détresse mêlée en un brouhaha de panique tomba dans l'oreille des combattants. Empêtrés de recommandations et de priorités, ils se préparèrent à accueillir le monstre, le cœur affolé.

Gêné par la présence de la bergerette, Martel renversa Elke de sa monture en lui sommant de fuir. Prise de court, la jeune fille s'écrasa dans l'herbe de tout son poids et, sonnée, demeura un instant à terre tandis que le guerrier s'éloignait déjà d'elle sur son cheval. Sous elle, sa main irradia d'une chaleur subite. Elle l'ignora pourtant, confondue par la chute, et se releva pour courir.

Pendant ce temps, trois soldats éperonnaient leur monture et allaient au contact du revivant. Le premier cavalier arriva l'épée brandit au-dessus de sa tête sur la créature, prêt à lui décocher un coup de taille. Elle bondit vers lui avant qu'il n'ait pu abattre sa lame et d'une allonge de sa main acérée le happa de sa selle. L'homme fut projeté à terre, sur la route du second cavalier qui lui passa dessus sans avoir eu le temps de ralentir. De surprise, ce dernier fondit sur le revivant au galop sans armer son bras, inquiété par le sort du camarade qu'il venait de piétiner. Les griffes cinglèrent dans sa direction : son visage se changea en une giclée de chair et de sang. L'homme parcourut encore quelques mètres puis glissa lentement de sa selle. Il s'écrasa dans l'herbe avec un tintement métallique, inerte. Ayant vu ses deux acolytes tomber en l'espace de quelques secondes, le troisième cavalier écarta son cheval de la trajectoire du revivant et le dépassa. Seulement le monstre, accompagnant cette dérobade, pivota et de cette même allonge stupéfiante atteignit les pattes de l'animal. Le cheval hennit de douleur et s'effondra en entraînant son maître à terre. Le premier cavalier reprenait ses esprits et, devinant son camarade en danger, ramassa son épée et se précipita sur le monstre. La charge aurait dû faire mouche mais de cette même vivacité, le revivant refoula le soldat dans les airs. Son armure émit un grincement sinistre sous l'impacte des mains griffues. L'homme s'affala, un sang bouillonnant s'échappait des stries ouvertes dans son plastron et coulait sur ses flancs métalliques. Il gargouilla quelques instants puis se tut, sous le regard médusé des autres combattants.

Elke avait ralenti dans sa fuite en entendant le hourvari des soldats. Elle assista au massacre du dernier dans la distance. Ce fut comme si on lui coula un fleuve de glace sur l'estomac. A cet instant, elle ne parvint pas à se soucier des autres, ni d'elle-même. Elle observa avec stupeur la créature qui se remit à sangloter sans aucune raison. Elle en oublia son poignet figé par la douleur qui s'était replié sur lui-même juste après sa chute de cheval. Elle se sentit incapable ne serait-ce que de faire un pas de côté.

Un guerrier amoché par la fuite dans les bois approcha à pied des flancs du revivant. Comme il le suivit de ses yeux vitreux, un autre homme attaqua. L'immense serre du monstre faillit l'atteindre et les deux combattants s'écartèrent. Un troisième guerrier se lança à l'assaut ; le monstre réagit, le lacéra. Sa cuirasse se fendit plus efficacement que l'armure du dernier mort. Sans crier gare, le revivant balaya l'air de ses mains à plusieurs reprises. Holm incita à la prudence. Les soldats et les guerriers firent barrage au revivant pour l'empêcher d'atteindre le sorcier, le seigneur et le Chef. Certains hommes descendirent de leur monture, incapable d'affronter le monstre à cheval. Les pauvres bêtes inutiles s'éloignèrent dans la plaine sans personne pour les recueillir. Le revivant hurla en balançant quelques revers de la main aux soldats qui chargeaient sur lui. Les Hekars s'élancèrent eux aussi vers l'adversaire : ce dernier évita le coup fendu vers le haut de Dirk, fouetta l'air en direction de Folker qui s'écarta juste à temps, et manqua Martel qui fit une feinte pour dévier son coup. Au même moment, un soldat à pied porta son épée à l'horizontal et tailla le flanc du monstre. La créature poussa un cri aussi subit que strident. Aussitôt elle saisit d'une main la taille de l'homme qui l'avait blessé et le souleva. En perdant pied avec le sol, le soldat paniqua et lâcha son arme. Le revivant leva le malheureux dans les airs et ouvrit la bouche. La supplique d'Osbern, brutale, manqua de le déstabiliser :

« Non ! S'il est mordu, nous sommes finis ! Faîtes quelque chose, empêchez-le ! »

Les hommes se ruèrent sur le monstre. Les coups plurent. Lacéré par les lames, le monstre hurla et envoya son prisonnier sur ses attaquants. Puis il se rua sur eux et abattit ses griffes à plusieurs reprises. Sitôt son massacre achevée, le revivant se tourna vers les autres, allongea ses mains pour agripper les armes qui se trouvaient à sa portée, en attrapa une et tira son propriétaire à elle. Folker se retrouva malgré lui sous la gueule du monstre ; on lui cria de fuir, mais il ne lâcha pas son arme. Le revivant se penchait vers lui quand une flèche lui traversa le cou. Un guerrier qui se trouvait à quelques distances du combat, les traits durcis par la concentration, venait de relâcher la corde de son arc et, les yeux luisants de satisfaction, regardait le revivant qui hurlait de douleur. Ce dernier relâcha Folker qui chut rudement à terre avant d'être traîné à l'écart par Dirk. Pendant un instant, l'escorte eut les yeux rivés sur cette flèche qui traversait la gorge de la créature de part en part. Celle-ci poussait des protestations gutturales en palpant sa blessure. Tout autour de la hampe de bois, une coulée noire s'échappait et se collait à ses doigts comme du brai. On ne comprit pas bien s'il s'agissait de son sang ou d'autre chose, la substance se confondant avec sa peau sombre et ulcérée. Mais un court instant de surprise et d'espérance ralentit l'affrontement : elle avait été gravement touchée.

La créature braqua ses yeux sur l'archer, ne s'intéressa plus à la flèche. Elle se ramassa sur elle-même et d'une détente enjamba la ligne de défense des combattants pour se jeter gueule béante sur lui.

« Gylling ! » s'écria le Chef, paniqué.

L'archer fléchit les jambes, attendit le monstre et plongea sur le côté, l'esquivant de justesse. Et tandis qu'il dégainait un baselard en jurant contre l'inefficacité de sa flèche, le guerrier s'aperçut qu'il ne retenait déjà plus l'attention du monstre. Non, ce dernier s'était tourné vers une silhouette figée parmi les hautes graminées, loin du combat. Le revivant se rua dans sa direction.

Osbern éperonna immédiatement son cheval et se lança sur la trace du revivant. Asgeir tenta de le rappeler mais en vain. Les guerriers survivants se jetèrent à sa suite.

Lorsqu'elle vit le monstre fondre sur elle, la bergerette sentit son cœur tomber dans son ventre. Elle reprit sa fuite, força sur ses jambes, prit de la vitesse, sûre qu'elle pourrait par un moyen ou par un autre en réchapper. Elle courait souvent dans la plaine. La pente au-devant d'elle l'aiderait à gagner en rapidité. Mais elle comprit son erreur en deux temps : d'abord, elle s'éloignait de l'escorte et dès lors personne ne serait assez proche pour lui venir en aide. Ensuite, un cri strident lui vrilla les tympans. La panique afflua. Soudain, courir n'était plus suffisant. Elle y mit pourtant tout ce qu'elle avait. C'était la seule chose qui lui restait à faire. L'instant d'après, l'air s'immobilisa tout autour ; elle sentit le désastre qui descendait sur elle. Elle perçut un sifflement dans son dos et le bruit d'un galop fracassant. Au comble de la terreur, elle se jeta ventre à terre. Les longues serres opaques du revivant passèrent devant ses yeux mais ne la retinrent pas. Il y eut un bruit à la fois mat et étrangement mouillé. Le revivant beugla, déchirant l'atmosphère de son cri. Elke se boucha les oreilles. Ce fut Dirk qui la souleva de terre, la tirant par le bras pour la repousser au loin, rouspétant contre ces enfants incapables de se traîner eux-mêmes loin de la menace. Elle vacilla sur ses jambes et vit enfin la ligne des combattants réformés juste devant elle, surplombé par la créature qui l'avait attaquée. Celle-ci portait ses mains à son abdomen transpercé par une épée. L'homme qui l'empalait se dressait avec furie sur sa monture, observant l'hideuse immortelle qu'il avait immobilisé avec mépris. D'une saccade du bras, il dégagea son arme et elle s'effondra pour la première fois à terre. Osbern hurla alors à l'intention de ses hommes :

« Préparez-vous, et pas de pitié ! Encerclez-le et attaquez-le en traître ! C'est sûrement votre unique chance ! »

On lui obéit. Bientôt les soldats rejoignirent le rang des guerriers qui entouraient le revivant. Celui-ci se redressa en silence, et sans crier gare tendit son bras vers un homme au hasard. Ses doigts se refermèrent sur lui, inarrêtable. Mais tandis qu'il enfonçait ses ongles dans sa victime hurlant à la mort comme s'il s'agissait d'un fruit mûre, un soldat brandit son arme et l'abattit sur son bras tendu. Le monstre relâcha le combattant qui s'écroula dans l'herbe en se vidant à gros bouillon de son sang, puis d'un mouvement flou lacéra son agresseur qui s'effondra à son tour.

« Il gagne en vitesse ! prévint quelqu'un avec inquiétude.

— Reculez-vous dès que vous l'avez touché ! répliqua le Chef. Ne vous exposez pas inutilement, et les autres, distrayez-le de vos compagnons, bon sang ! »

Quelqu'un tenta à nouveau une attaque ; simultanément, le combattant à l'opposé de lui abattit son arme sur la créature. Enragée, elle fit voler ses serres noires en tous sens et ils se reculèrent en vitesse. Dirk tenta de la distraire à son tour : son coup porta. Une griffe vola dans sa direction. Il se recula aussitôt après derrière ses camarades, portant une main à son œil droit. Voyant que le nombre de combattants se réduisait trop dangereusement, Osbern descendit à bas de sa monture. Le seigneur Asgeir qui s'était à nouveau rapproché du combat l'invectiva :

« Remontez sur ce cheval ! Qu'avez-vous à vous risquer de cette manière ? Laissez vos hommes et les miens combattre !

— Foutaises, répondit le Chef. Vous arrivez à les regarder mourir, vous ? Et vous, lucanien ?

— Je ne peux pas combattre, riposta le sorcier. Mon art est trop lent ! Mais si vous l'immobilisez encore... »

Osbern hocha aussitôt la tête. Il se tourna vers le guerrier qui se trouvait face à lui à l'opposé du cercle et l'appela : « Martel, je veux le déstabiliser ! »

Sa voix puissante interpella également le revivant qui pivota pour l'atteindre de ses griffes. Le Chef esquiva et contre-attaqua pour retenir son attention. Dans le dos de la créature, son guerrier chargea et sectionna d'un coup de taille l'arrière de ses genoux. Elle tomba sur ses rotules avec un cri. Tout se passa alors très vite : à l'instant où le guerrier parvint à la déséquilibrer, les hommes furent pris d'un nouvel élan et une urgence toute neuve fusa dans leurs veines. Mais il restait impossible de se précipiter vers le monstre sans réfléchir. Le moindre faux pas et cette réussite serait de courte durée. Ce fut à cet instant qu'un soldat ayant anticipé sa chute se jeta à son tour sur elle, l'épée pointée sur son dos. En plaçant tout son poids dans son attaque, il l'empala avec brutalité. Le revivant posa ses deux mains au sol, entraîné par la charge du soldat. Osbern les faucha aussitôt d'un coup d'épée et le monstre s'étala dans l'herbe. Le Chef leva son arme en l'air, pointe vers le bas, puis l'abattit à son tour dans son dos. La lame le transperça, et il poussa pour que la garde descende plus bas encore. Le revivant hurla, tenta de se dégager et ses bras malingres fouaillèrent l'air.

« Plantez vos armes ! » ordonna Osbern en reculant pour ne pas être éraflé.

Et chaque homme du cercle planta profondément leur lame dans le corps du monstre. Mains, chevilles et enfin cou furent épinglés au sol. Gylling, l'archer, approcha son baselard et l'abattit sur le crâne du revivant. Le coup transperça sa tête.

On s'attendit à un silence brutal, à une forme de libération quelconque ou au vide assourdissant qui pèse soudain sur la conscience après un vacarme terrifiant. Le revivant ne cessa pas de crier. Il se tortilla sous les gardes cliquetantes des épées, incapable de se libérer. Sa silhouette humanoïde et tressaillante s'étendait au pied des combattants. Elle était aussi grande qu'un ours dressé sur ses pattes arrières mais possédait la maigreur animal du lévrier. Elle était disproportionnée et d'une laideur malsaine. Le surin planté dans son pavillon était cependant ce qui captiva le plus l'assistance, murée dans une stupeur horrifiée.

Alors que tous croyaient la lutte abrégée, le monstre continuait de hurler contre tout principe naturel. Elke se sentit une soudaine envie de pleurer. Certains durent se détourner de l'hideur gigotante à leur pied, seulement pour faire face à l'immobilité tendue des alentours. La nature, comme une observatrice pétrifiée, conservait un mutisme sinistre. Çà et là, on voyait des herbes piétinées ; apparaissaient des sortes de trouées dans les fourrages qui laissaient deviner le poid d'un corps couché à terre. Un rouge carmin barbouillait leur vert si vif. Quelque part, les cris stridents d'un équidé blessé prenait à contre pied les protestations du revivant.

Le seigneur Asgeir descendit à bas de sa monture avec précaution. Il fit quelques pas vers la prise que venait de faire ses hommes et s'arrêta près de Osbern. D'abord absorbé par la vision délirante de cette créature épinglée au sol, il cilla et finit par poser une main ferme sur l'épaule de ce dernier.

« Beau travail. Pourvu que cela tienne, murmura-t-il. Il nous faut trouver un moyen de l'achever, autrement nous ne repartirons jamais d'ici. »

Le sorcier approcha à son tour après avoir quitté sa selle et remit la bride de son cheval à sir Holm. Tous les regards se tournèrent vers lui lorsqu'il approcha le revivant de très près et qu'il se pencha sur lui. Il l'observa un instant, livide, le visage lissé de toute émotion. On aurait dit un bonhomme de cire ; il ne semblait pas aller très bien. La créature poussait maintenant des plaintes lancinantes qui se terminaient toujours par cet étrange sanglot, un son insupportable qui retournait le cœur.

« Sainte Mère, fit-il. Comment cette chose peut seulement exister ?

— C'est une ignominie de la nature, répondit simplement le châtelain. Finn, avez-vous une idée de ce qui pourrait nous en débarrasser ? Il me semble que les sorciers sont souvent appelés à régler des choses dépassant le commun des mortels.

Le lucanien ne répondit pas tout de suite. La mâchoire contracté, il détaillait le monstre : le baselard, la flèche plantée dans son cou, les épées qui faisaient suintés ce liquide noir et épais de son corps, la peau qui épousait son squelette allongé, ses crocs incrustés de sang frais. Après un temps, il se redressa et recula prudemment.

— Le feu, finit-il par dire. Le feu est l'un des principes favoris de toute purification. C'est quelque chose dont je peux me charger.

— Très bien, je vous remercie, fit le seigneur avant de s'adresser au reste des hommes. Les survivants, récupérez les chevaux, cherchez les blessés et prodiguez-leur les premiers soins si nécessaire. Sinon, faites-leur vos adieux. Et préparez-vous à repartir. »

D'un pas engourdi, les combattants se dispersèrent. Lorsqu'ils s'en furent allés, Osbern vit Elke qui demeurait pétrifiée à quelques pas de là. Il tendit la main dans sa direction. Avisant son geste, elle approcha timidement d'un air absent. Le Chef posa une main dans son dos et s'accroupit à son côté.

« Tu devais fuir, la tança-t-il avec douceur.

— Je suis désolée, répondit-elle aussitôt.

Elle ne s'était pas attendue à se faire sermonner tout de suite. Aussi baissa-t-elle les yeux vers ses pieds.

— Reste dans le coin maintenant. Et loin des blessés, d'accord ?

— D'accord. »

Osbern lui administra quelques petites tapes, ses lèvres pincées comme s'il avait voulu sourire sans qu'il en ait réellement posséder la force. Puis il se releva et partit assister ses guerriers dans la plaine. Elke se retrouva seule avec la compagnie inattendue du seigneur, du sorcier et du chevalier. Aucun d'eux cependant ne lui accordèrent un regard. Elle demeura un long moment les bras ballants, incapable de se porter à faire quelque chose. Un étrange murmure finit par lui parvenir, et elle se tourna en direction de sa provenance. Le sorcier avait posé un genoux en terre et tandis que sa main survolait le poitrail du revivant, il marmonnait d'une voix étonnamment grave, les yeux mi-clos, des paroles incompréhensibles. Intriguée, elle contourna la scène avec lenteur pour observer le lucanien de face. A cet instant, la créature qui se contentait jusque-là de quelques lamentations se tortilla sous les lames. Leurs cliquètements reprirent, coupant le lucanien dans sa concentration qui releva la tête et aperçut enfin la bergerette. La trouvant trop proche à son goût, il lui fit un geste sec de la main pour qu'elle s'éloigne. Elle allait obéir quand des soldats, portant un blessé par les chevilles et les aisselles, débarquèrent avec empressement. Comme ils lui sommaient eux aussi de s'écarter, elle recula vers le sorcier.

Un horrible craquement parvint aux oreilles d'Elke.

Elle n'eut pas le temps d'en vérifier la cause. Déjà une grippe puissante se refermait sur sa cheville et s'enfonçait dans sa peau. Elle sentit sa chair se faire broyer et son tibia se compresser sous la force de la prise. Elle reconnut sans problème la sensation : on la mordait jusqu'au sang, et même jusqu'à l'os. Elle poussa un cri. Elle sentit que quelqu'un derrière elle – peut-être le sorcier – lui empoignait la jambe et tirait pour la dégager des mâchoires qui s'étaient refermé sur elle. Les dents plongées dans sa peau lui envoyaient des saccades : on frappait sur ce qui l'agrippait pour lui faire lâcher prise. Enfin, la mâchoire s'ouvrit et les soldats qui tantôt l'avaient poussé vers le revivant, abandonnant leur blessé, la tirèrent à l'écart. Ils l'allongèrent sur le dos tandis qu'elle pleurait à grands cris. Sa jambe la lançait bien plus fort que son poignet lorsqu'elle avait chuté de cheval. Elle entendit des voix qui accouraient de loin et demandaient : « Que se passe-t-il ?! » Et on leur répondait qu'elle s'était faite mordre.

Le revivant épinglé à terre poussait des gargarismes victorieux. Le baselard planté à même son crâne avait défoncé une partie de son ossature lorsqu'il s'était retourné pour mordre la jeune fille, et de la cavité ouverte dans sa tête s'écoulait un flux plus visqueux encore que celui de ses plaies. Indifférent à l'ignoble déchirure qu'il s'était infligée, il se tortillait d'enthousiasme et poussait des sanglots réjouis sous le regard atterré du sorcier. Ce dernier ne le laissa pas fêter trop longtemps sa nouvelle consécration. Quelques marmottements inintelligibles plus tard, le monstre se mit à flamber. Il se démena en vain pour échapper à cette chaleur insoutenable. Si le baselard avait été faible, les épées étaient trop solidement implantées en lui pour lui permettre de fuir. Comme la fillette qu'il venait de mordre, il se mit à hurler, et à hurler, et à hurler.

Osbern arriva en courant près de la bergerette. Lorsque ses yeux passèrent de son visage déformé par la souffrance à sa cheville où deux rangés de trous délimitaient les contours d'un ovale, il perdit toutes ses couleurs. Il s'accroupit, posa une main sur les cheveux de sa pupille. Ses yeux s'emplissaient de larmes à mesure qu'il secouait la tête, tout à fait incrédule.

« Poussez-vous, gronda le chevalier Holm, l'écartant d'une main pour se placer près de la jeune fille.

Puis il dégaina un poignard et l'approcha sans aucune hésitation de sa gorge. Le Chef le repoussa avec brutalité, le faisant tomber à terre.

— Qu'est-ce qui vous prend ?! s'écria-t-il, furieux.

— Elle s'est faite mordre ! riposta l'autre avec la même virulence. Il faut se débarrasser d'elle ! À moins que vous ne souhaitiez avoir un autre revivant sur les bras !

— Vous n'en ferez rien !

— Ressaisissez-vous, Osbern ! intervint le seigneur Asgeir. Nous n'avons pas le choix. Sir Holm, poursuivez !

— Non ! insista le Chef en voyant le chevalier affermir sa prise sur son arme. Attendez, attendez ! »

Elke qui gémissait jusqu'alors entre ses dents poussa une plainte atroce. Elle se tordit, donna quelques coups de pied dans le vide de sa jambe valide. Après la douleur cuisante qu'avait provoqué la morsure, un froid d'une intensité effroyable se répandait à présent dans son pied et dans son mollet.

Sir Holm ordonna à ses hommes de la maintenir au sol et d'écarter Osbern de la jeune fille. Sous les protestations du Chef qu'on tentait d'éloigner de force, le chevalier arma de nouveau son poing. À cet instant précis, Folker surgit derrière lui et le désarma d'une frappe. Son oncle se libéra de la poigne des soldats, soustraya la bergerette de leurs mains et l'enferma dans une étreinte. Les survivants échangèrent des regards tendus tandis que les sanglots déchirants de leur guide couvraient le crépitement du feu, non loin.

« Revenez à vous ! s'emporta le seigneur devant l'obstination du Chef. Vous l'avez dit vous-même tout à l'heure : si quelqu'un se fait mordre, nous sommes foutus ! Vous avez un devoir de protection envers vos villageois ; lâchez-la avant qu'il ne soit trop tard !

— Je ne peux pas ! cria Osbern, la voix vacillante de désespoir.

— Il le faut ! »

Au même moment, les pleurs d'Elke se murent en râles étranglés, son visage devint rouge, ses yeux s'exorbitèrent. Sa jambe mordue était entièrement sous l'influence de ce froid étrange : sa cuisse envahie par le mal se contractait douloureusement. Elle commençait à sentir au bout de ses doigts une douleur poindre. Elle crut pour sûr que ses membres allaient tomber, comme en hiver lorsqu'elle ne parvenait pas à se réchauffer les mains et que ses doigts semblaient sur le point de se détacher comme des branches mortes. La sensation était insoutenable. Lorsqu'elle parvint de nouveau à crier, une voix très différente de la sienne sortit de sa gorge, stridente et éraillée. Elle ne comprenait pas comment une morsure pouvait être si douloureuse.

« Lâchez-la, Osbern ! Vous voyez bien qu'elle se transforme ! »

L'intéressé secoua la tête. Dans ses bras, Elke poussait des râles de plus en plus équivoque. Sa peau prenait des teintes inquiétantes sous ses manches et ses jupons : ses ongles viraient au noir, ses mains et ses pieds au bleu, ses paupières se couvraient de pourpre et de ridules. Une fine pellicule de sueurs recouvrait son visage pâlissant.

« Je vois bien que vous tenez à cet enfant, finit par dire le seigneur d'un ton pressant. Mais ne soyez pas aveugle, elle souffre ! Et si nous ne changeons rien à cette situation, elle nous entraînera dans son malheur. Nous devons agir vite ! Pour elle et pour le reste d'entre nous ! Réveillez-vous, mon ami ! »

Tremblant, Osbern baissa les yeux vers la bergerette. Il tenta de l'appeler doucement sans que les cris de sa protégée ne s'interrompent. Dans ses bras, elle se cambrait, convulsait, criait. Ses mains et ses deux jambes noircissaient à vue d'œil, son visage se froissait, les larmes et la sueur se mêlaient sur ses tempes, et sa carnation rappelait celle maladive des empoisonnés. Il releva la tête. Les soldats semblaient à bout de patience, leurs yeux agrandis par la peur revenaient et s'écartaient sans cesse de la jeune fille. Sir Holm était tendu par la rage de s'être fait désarmé à mains nus par un blanc bec. Son poignard ramassé, il attendait de pouvoir enfin accomplir son devoir. Les villageois étaient livides : voir l'une des leurs se transformer sous leurs yeux leur causait une horreur ostensible. Quant au seigneur Asgeir, on pouvait voir tantôt un soupçon de compréhension, tantôt l'agacement se disputer dans son regard perçant.

Lorsqu'il avisa le sorcier, Osbern ne crut pas se tromper lorsqu'il vit que celui-ci non plus n'éprouvait aucune hâte d'achever la jeune fille. Il semblait au contraire aussi étonné que retourné par leur excès de malchance, mais ne lâchait pas la bergerette du regard, comme captivé par sa mutation. Désemparé, le Chef s'adressa au savant, usant des mêmes paroles que le seigneur Asgeir un instant plus tôt :

« On dit que les sorciers sont souvent appelés à régler des choses dépassant le commun des mortels. Ne pouvez-vous pas l'aider... ? Je vous en prie, si vous pouvez faire quelque chose... aidez-moi ! »

.oOo.

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