— A quoi est-ce que tu penses, bordel !
Ni un « bonjour », ni un « comment vas-tu », bien sûr direct il me réprimande. Des jours que je n'ai aucune nouvelle de lui. Non seulement, il ne prend pas la peine de se déplacer et quand enfin il daigne m'appeler c'est pour me gronder comme si j'étais encore un gamin. Parfois, je me demande comment est-ce que je fais pour supporter ça depuis toutes ces années. Et puis, je me rappelle la première fois où nous sommes embrassés, nos ébats à la fois tendres et passionnés... tous ses moments que nous avons partagés, sans lui je ne serais pas l'homme que je suis devenu, sans lui je n'aurais pas eu la chance de connaître l'amour dès la première fois.
Depuis quelques semaines, nous nous retrouvions avec Lucas, le dimanche matin dans la cabane abandonnée de son enfance. C'était notre espace à nous, à l'abri des regards. Le peu de confort et de commodité du lieu ne me dérangeait pas. Du moment que j'étais allongé dans les bras de Lucas, le reste ne revêtait à mes yeux aucune importance.
— Tu as déjà été amoureux ? me demanda-t-il ce matin-là.
— Avant toi ? Non jamais.
— Absolument personne ? Même pas un petit béguin au collège ou en primaire ?
— Je ne crois pas. Ça ne m'a pas marqué en tout cas.
Lucas n'ajouta rien, le regard pensif. Je mourrais d'envie de l'interroger à mon tour, mais je craignais de ne pas en avoir le courage. Il ne m'avait pas fallu longtemps pour comprendre que me montrer trop curieux avec lui n'était pas dans mon intérêt.
— Pas étonnant que tu sois tant largué au niveau de ta sexualité.
— Je ne le suis plus.
— C'est la nouveauté et la primeur qui te donnent cette impression. Tu devrais peut-être...
— Ah non ! Tu ne vas pas recommencer avec ça. Je t'ai toi, ça me suffit. Je n'éprouve aucune envie de voir comment ça serait avec quelqu'un d'autre homme ou femme, quel que soit son âge !
Enervé, je m'emparai de mon jean et entrepris de l'enfiler. Mais bientôt, la main de Lucas se posa sur mon épaule, sa tête se nichant dans le creux de ma nuque.
— Ne t'énerve pas. Je ne pense qu'à ton bien. Je veux que tu aies toutes les options pour faire tes propres choix. Tu es jeune et tu as encore tellement de choses à découvrir sur la vie, mais sur toi également. Je ne veux pas que par ma faute tu passes à côté de quelque chose.
Je tournai la tête vers la sienne. Nos lèvres à seulement quelques centimètres l'une de l'autre. Sans ciller, je fixai mes yeux dans les siens.
— Combien ?
— Combien quoi ?
— De garçons, est-ce qu'il y a eu avant moi ? Combien as-tu aidé à découvrir leur moi profond ? Combien as-tu guidé ? Et combien t'ont comme je l'ai fait offert, leur première fois ?
— Tu ne sais pas de quoi tu parles, Trevor. Reviens plutôt dans le lit avec moi.
— Parce qu'il y en a eu tant que ça, crachai-je, hors de moi.
— Tu es le seul !
Le souffle coupé, je me retournai vers lui, le jaugeant, tentant de déterminer s'il disait vrai.
— Je ne te crois pas, répliquai-je d'un ton faible, soudain moins confiant.
Il éclata de rire, ce qui acheva de me déconcerter.
— Je suis certes plus âgée que toi de cinq ans mais ce n'est pour autant que je suis précoce. Je ne sais pas quelle image tu as de moi, mais je ne suis pas un grand séducteur. Comme beaucoup, mon premier baiser a été avec une fille. Ella, on avait quatorze ans. Nous nous sommes fréquentés pendant deux ans et demi. Et puis un soir, elle m'a surpris dans le lit de son frère jumeau. Notre relation n'a duré que le temps d'un été, juste avant qu'il ne parte pour la fac. Après ça, je me suis concentré sur mes études et ma famille. Il y a deux ans, ma mère a entrepris de me présenter toutes les jeunes filles de son entourage qu'elle espérait convenables. Quelques mois plus tard, je suis tombé sur le frère d'Ella. Ils étaient avec des amis. Je les ai fréquentés un peu et tu es arrivé. La suite, tu la connais. Avec toi, c'est chaque jour une nouvelle expérience pour moi aussi.
Chassant ce souvenir, je reviens à la réalité. Tout cela en vaut bien la peine, non ? Je ne peux croire que j'ai perdu sept ans de ma vie avec Lucas pour rien. Il m'a tant apporté. Notre histoire ne peut pas n'avoir aucun sens. Impossible.
— Tu m'écoutes !
— Oui, pourrais-tu préciser ce dont tu parles ?
— Tu te fous de moi ! De quoi veux-tu qu'il s'agisse ? De Tracy et toi, bien sûr.
L'entendre associer nos deux prénoms comme s'il y avait un "nous" alors que quand il s'agit de lui et moi, il éprouve toutes les difficultés à employer ce "nous" à la fois anodin et lourd de sens.
— Tu ne veux quand même pas que je l'ignore ? Parce que pour ta gouverne j'ai essayé et ce fut un échec ! Je n'ai aucune raison valable de lui tourner le dos à moins de lui raconter pour nous.
— Tu me menaces maintenant ? Bon sang, qu'est-ce qu'il t'arrive, je ne te reconnais plus depuis quelques temps ?
Est-ce vrai ? Est-ce que je laisse trop mes émotions, ma colère prendre le dessus depuis que j'ai appris ? Suis-je trop dure avec lui ?
— Pas du tout. Je ne sais pas ce que tu attends de moi. Je fais de mon mieux mais...
— Pitié ne commence pas à geindre. Tu peux aller à ton rendez-vous avec Tracy mais attention, je te tiens à l'œil. Ne fais pas de faux pas.
— J'essaierai.
— Réussi ! Je compte sur toi.
Sans rien ajouter de plus, il raccroche. Pas un merci, rien. La conversion se termine presque comme elle a démarré.
Dans dix minutes, je dois partir pour retrouver Tracy à ce nouveau bar. Avance cet appel, j'avais presque réussi à m'enthousiasmer à cette idée. Mais maintenant, la crainte de décevoir à nouveau Lucas me paralyse. Mon estomac se noue.
Je ferme mes paupières, inspire un bon coup et prenant mon courage à deux mains me prépare à partir.
Quand j'arrive, Tracy m'attend de pied ferme. Dès qu'elle m'aperçoit, mon amie vient à ma rencontre et se jette à mon cou. Aussitôt ma mauvaise humeur s'envole et la détente se fait sentir. C'est toujours agréable de constater qu'on est content de vous voir. Je lui rends son étreinte.
— Je suis tellement heureusement de te voir en dehors du boulot. Nous allons nous éclater ce soir. Oublier toutes préoccupation !
— Quel programme !
— Aux grands maux les grands moyens.
— Est-ce que tout va bien ?
— Installons-nous, commandons et ensuite nous discuterons.
J'acquiesce et nous nous exécutons. Par chance nos boissons arrivent rapidement. Tracy n'a pas commencé léger : un cocktail à base de rhum, rien que ça ! Pour ma part, je me contente d'une bière. Il faut bien que l'un de nous deux reste à peu près sobre. Et puis Lucas n'aime pas quand je bois donc je ne le fais que très rarement. Comme nous nous sommes connus tandis que j'étais encore en plein adolescente, je n'ai pas eu l'occasion de prendre cette mauvaise habitude. La seule fois où j'ai pris une murge, j'ai débarqué chez Lucas qui m'a passé un de ses savons, ça m'a calmé directe. Pour lui, ne pas être capable de contrôler sa consommation d'alcool est un signe de faiblesse.
— Alors, raconte-moi.
— C'est rien. Juste que je me sens inutile. Lucas est une perle, il gère tout ce qui concerne le mariage de main de maître mais du coup je crois que je me sens juste désœuvrer.
Dilemme : lui donner un conseil qui déplairait à Lucas ou le contraire ? Si nos places étaient interverties, je suis convaincu qu'elle ferait passer mon bonheur avant le sien. Tracy a le cœur sur la main.
— S'il s'occupe de tout autant le laisser faire. Peut-être peux-tu trouver une occupation qui n'a rien à voir avec la cérémonie, quelque chose que tu ferais pour toi. Après tout, dans quelques mois, tu devras prendre en compte votre couple dans tes décisions.
— Tu as tout à fait raison. Tu es génial ! Mais qu'est-ce que nous allons bien pouvoir faire ?
— Attends comment ça nous ?
— Toi et moi, voyons ! Pas question de m'abandonner sur ce coup-là !
Soudain, ma bière me parait trop douce. Pourtant j'en recommande une autre tandis que Tracy prend un second cocktail encore plus corsé.
Nous passons un moment à lister toutes les activités possibles. C'est étrange mais je me rends compte que je n'ai moi-même jamais songé à m'intéresser à la plupart d'entre elles et donc ne les ai jamais essayés. Nous n'abordons plus le sujet de Lucas de tout le reste de la soirée. A vrai dire, nous nous amusons beaucoup : nous buvons, discutons, rigolons, dansons. Un pur bonheur.
Alors que la nuit est tombée depuis plusieurs heures, nous quittons enfin les lieux.
Vu son état d'ébriété, je préfère la déposer chez elle. Devant son immeuble, une voiture est garée. Mais pas n'importe laquelle, celle de Lucas. La porte s'ouvre et il apparait. Nos regards se croisent. Je ne saurais dire ce que je vois dans les siens. Je laisse Tracy sortir tant bien que mal de la voiture. Le courage d'affronté Lucas me manque. Dès qu'il la réceptionne et me fait dos, je démarre la voiture et rentre chez moi.
Là, je ne perds pas de temps, prends une douche et vais me pieuter.