Mac, 25 ans, New York
Elle est furieuse. Je reconnais sans peine cette émotion chez elle. Si en surface, ses traits restent impassibles, je repère la lueur qui fait briller le vert de ses prunelles, ses pommettes qui s'enflamment et ses narines qui frémissent d'une rage contenue.
Elle me fusille du regard, littéralement, et avec une telle hargne que je me demande un instant pourquoi je ne suis pas allongé à terre, le corps criblé de balles.
Je ressens une douleur identique à celle causée par de véritables projectiles qui traverseraient ma poitrine. La colère de Nell me fait mal, me renvoie à mes erreurs passées, à ma lâcheté.
Mon seul but à cet instant est d'effacer cet emportement des magnifiques yeux émeraude, sinon elle disparaitra à nouveau de ma vie. Et cela, je ne le veux pas.
Le destin m'a joué un sacré tour en la replaçant sur mon chemin. Pour une fois que la roue s'est arrêtée sur la bonne case, je n'entends pas rater ma chance de rafler la mise. Même si je dois pour cela affronter la tornade Nell en furie.
— Assieds-toi, lui proposé-je sans lâcher son poignet, alors que le maître d'hôtel avance un siège.
Sa mâchoire se crispe, elle pince les lèvres et je sais que des flots d'injures sont prêts à se déverser de sa bouche tentatrice dont le goût me poursuit toujours, huit ans plus tard.
Je desserre la prise sur son poignet, mon pouce caresse la peau douce et tiède.
— S'il te plait, insisté-je plus bas.
Elle me dévisage et je résiste le plus vaillamment possible à la violence des yeux qui s'assombrissent.
— S'il te plait, répété-je sans occulter la nuance de supplique dans ma voix.
Je sais parfaitement quel tableau je peux offrir, celui d'un homme habituellement maître de lui, qui est quasiment en train de se mettre à genoux devant une simple employée de sa propre entreprise. À cet instant, je m'en fous complètement. Seule compte la possibilité que Nell fasse à nouveau partie de ma vie.
Contre toute attente, elle dégage sa main d'un geste vif, et s'assied finalement, avec une mauvaise volonté affichée.
Elle ne paraît décidément pas à sa place, les fesses posées tout au bord de son siège, l'air emprunté avec sa parka trop grande. Même ainsi attifée, elle conserve cette grâce dans son port de tête, elle dégage cette énergie qui fait battre mon cœur sur un rythme délicieusement rapide. Je me souviens de chacune des merveilleuses courbes que j'ai autrefois explorées et qui sont planquées derrière l'armure de son blouson masculin,
— Tu joues à quoi là ?
Les hostilités sont déclenchées. J'avais presque oublié ses remarques acerbes et sans filtre. Quasiment sa marque de fabrique.
Je glisse une fourchette vers elle, alors que le serveur arrive déjà avec une part de gâteau au chocolat. Mes doigts tremblent légèrement, mais ma voix a repris son assurance.
— Je te propose de déguster ce délicieux fondant...
Nell ne fait pas mine de saisir le couvert. Elle ne fait rien d'autre que de déverser sa colère sur moi par le biais de ses prunelles.
— Je bosse, là. Je n'ai pas le temps de manger, siffle-t-elle entre ses dents.
Ma réplique fuse rapidement. Trop rapidement.
— Je suis ton patron, Nell. Et je t'accorde dix minutes de pause.
Je comprends mon erreur à la seconde où ces paroles franchissent mes lèvres, mais personne n'a jamais été capable de rattraper des mots laissés échappés. Alors je ne peux que contempler le désastre que je viens de créer en ramenant sur le tapis son lien de subordination.
Elle se lève si brusquement que la chaise recule, puis vacille sur ses pieds.
— Connard ! Tu auras ma démission demain matin sur ton bureau ! Comme ça tu n'auras plus de faveur à me faire...
Dans un réflexe, je rattrape son poignet et mon cœur part à un rythme d'enfer, à l'unisson du pouls de Nell que je sens s'affoler sous mes doigts.
Ses yeux n'ont pas lâché les miens, et leur message est clair : elle ne me fuit pas, elle me chasse de sa vie.
Ma chance s'échappe, glisse hors de ma portée et je mets définitivement ma fierté de côté afin de lancer une ultime tentative pour la rattraper.
— S'il te plait, Nell... Reste quelques minutes... Je suis désolé, j'ai été maladroit, je...
Un raclement de gorge interrompt mes supplications. Je détache une seconde mes yeux du courant tumultueux de ceux de Nell pour croiser le regard de Reese. La stupeur se dispute à la gêne dans ses prunelles brunes aux tonalités dorées.
Déjà, Reese reprend contenance. Elle plie sa serviette, la repose à côté de son assiette à peine entamée et fait mine de se lever.
— Je viens de me souvenir que j'ai un rendez-vous dans moins d'un quart d'heure. Mac, je te laisse les contrats. Tu peux faire en sorte de les signer et de me les transmettre avant 16H00 ? s'enquiert-elle de sa voix égale et professionnelle.
Je me rends parfaitement compte du ridicule de la situation, alors que je retiens toujours une Nell furibarde par le poignet, mais je sais gré à Reese de sa discrétion et de sa volonté de ramener un semblant de normalité dans cette scène surréaliste.
— Oui, réponds-je mécaniquement, je t'enverrai Jensen pour te les déposer à ton bureau...
Reese hoche la tête et cette fois se lève carrément. Elle tend la main à Nell, médusée, qui ne peut que lui donner sa main libre en retour.
— Ravie de vous avoir connu, Mademoiselle. J'espère vous revoir bientôt.
Un sourire éblouissant pour clore sa sortie et Reese s'éloigne rapidement vers la sortie du restaurant, visiblement soulagée de déserter le champ de bataille.
La voix furieuse de Nell me ramène au cœur du combat.
— Tu aurais parfaitement pu demander à... à ton imbécile de chauffeur... Jensen... d'aller chercher ces foutus contrats au bureau de ton avocate sexy, non ? me crache-t-elle. À quoi tu joues ?
— Assieds-toi, soupiré-je en réponse.
Je ne veux que faire retomber cette tension intolérable, retenir Nell auprès de moi plus de quelques minutes, même si je sais confusément que c'est aussi vain que d'arrêter une tornade en pleine course.
La riposte ne se fait pas attendre. Le ton de Nell se teinte d'amertume.
— Pourquoi je t'obéirais, Mac ? Je n'ai aucune envie de manger ce satané gâteau avec toi et de bavasser de choses et d'autres comme si nous étions de vieux amis qui se retrouvent après une longue séparation... Car ce n'est pas ce qu'on est Mac, et tu le sais très bien !
Non, ce n'est pas ce que l'on est. C'est ce qu'on a été, durant quelques semaines brèves et fantastiques. Et en souvenir de cette période trop courte, je dois me battre, m'expliquer.
— Cinq minutes, tenté-je de négocier. Laisse-moi juste cinq minutes.
Elle ne m'écoute pas, ravagée par son ressentiment.
— C'est quoi ton plan, Mac ? Tu t'es amusé à racheter l'entreprise dans laquelle je travaille pour quoi ? Pour me faire souffrir ? Pour s'amuser à saccager ma vie comme tu l'as déjà fait ?
Cette fois, le coup est rude... C'est vraiment ce qu'elle pense de moi ? C'est ce qu'elle pense de moi depuis toutes ses années ?
Je lâche son poignet, mais elle reste immobile devant moi, à attendre une réponse... sa réponse.
Les mots se bousculent dans ma bouche, trop nombreux. Certains restent bloqués dans ma gorge alors que d'autres se précipitent à mes lèvres.
— Nell, je... Pour l'entreprise, je n'ai rien calculé, je te le jure. Appelle-ça le hasard ou le destin, comme tu veux, mais sois sûre que rien n'était prémédité. J'ai été aussi surpris que toi l'autre jour, à la réception...
Je m'interromps pour reprendre mon souffle, et à ma grande surprise, elle ne s'enfuit pas, ne m'invective pas. Elle m'écoute.
Aurais-je une chance ?
— Pour aujourd'hui, c'est vrai que j'ai demandé au dispatch de t'envoyer toi, et personne d'autre... Car égoïstement, je voulais te revoir, te parler...
Cette fois, un rictus déforme la jolie bouche de Nell. Elle s'agite, mais prend visiblement sur elle pour entendre mes explications jusqu'au bout.
Je ne contrôle plus rien, les mots forment des phrases plus ou moins cohérentes.
— Je n'ai jamais voulu... Te faire du mal ou saccager ta vie...Ni aujourd'hui... Ni... avant...
Les iris de Nell se couvrent d'une pellicule brillante, elle bat des cils, mais refuse de détourner les yeux.
— Tu crois que je ne sais pas tout cela ? murmure-t-elle soudain, si bas que j'ai l'impression qu'elle se parle à elle-même. On n'était que des gamins après tout, non ? Et tu étais une victime, toi aussi. Mais les conséquences restent les mêmes...
Ses paroles me frappent en pleine poitrine. Jamais je n'aurais cru qu'elle puisse énoncer ce que je n'ai osé rêver d'entendre, dévoré par ma culpabilité. Mais aucune vague de soulagement ne vient effacer ces années de tourment. Car le constat est encore plus terrible après les mots qu'elle vient de prononcer.
Elle a compris ce que j'ai fait, pourquoi je l'ai fait. Elle a toujours compris. Et pourtant, elle ne veut pas de moi dans sa vie.
À mon tour de cligner des paupières pour chasser l'humidité qui baigne soudain mes yeux.
— Nell... Laisse-moi juste une chance de te parler. Juste une... Et ensuite... Ensuite tu prendras la décision que tu veux...
Ses épaules s'affaissent comme sous le poids d'un chagrin trop lourd.
— Pourquoi j'accepterais cette proposition ? me demande-t-elle d'une voix rauque. Je n'ai aucune envie d'entendre tes explications, Mac. Tu as fait tes choix, au moins, assume-les jusqu'au bout... Moi, j'ai depuis longtemps appris à assumer les conséquences de mes actes. Et je ne regrette rien. Mais je n'ai aucune envie de te revoir...
Mon cœur n'a plus guère de place pour battre dans ma poitrine prise dans un étau. Je peine à prendre une inspiration normale. Je jette mes dernières forces dans la bataille.
— Nell ! Je t'en prie. Je ne te demande qu'une soirée. Une seule.
Au moment où je n'y crois plus, sa physionomie change, se pare d'une expression inédite. Elle hésite.
— Tu peux me demander ce que tu veux en échange, lancé-je, à bout d'arguments.
— Comme quoi ? réplique-t-elle aussitôt d'un ton amer, la colère supplantant à nouveau sa mélancolie. Une augmentation ? Une semaine de congés ?
— Je t'en prie...
Je n'ai plus que ces quelques mots. Je n'ai plus aucune fierté. Je n'en ai pas eu huit années auparavant, alors inutile de jouer les mecs durs et courageux. Elle a vu ma vraie nature, déchiffré mes secrets, et pourtant elle m'a aimé. Suis-je devenu un homme depuis ? Apparemment non.
Sa volonté vacille, je peux le voir à ses sourcils froncés, à ses lèvres pincées. Ce n'est plus seulement le ressentiment qui raidit sa posture, mais autre chose.
— Laisse-moi y réfléchir...
***
Ce petit tour dans la tête de Mac vous a plu ? C'est un peu le bordel, là dedans...
Le passé commun de Nell et Mac pèse lourdement sur leur présent.
Un petit dîner pour s'expliquer ? Reste à savoir si Nell va accepter. D'ailleurs, pourquoi le ferait-elle ?
Bonne lecture,
Lind