Ce chapitre contient des scènes, propos ou actions qui peuvent heurter la sensibilité des lecteurs.
- Enfin de retour dans vos appartements, soupira Tiana. Je n'en pouvais plus de rester debout et parfaitement immobile, juste à côté de ce cinglé de général, en plus.
- Tu ne devrais pas parler de lui ainsi. S'il t'entendait ou si tes paroles lui étaient rapportées, je ne pourrais rien faire pour t'épargner la torture. Et tu sais bien que je serais perdue sans toi.
Le visage de Tiana se radoucit. Elle s'approcha de sa maîtresse, assise devant son immense coiffeuse, et défit ses cheveux pour les brosser. Elle s'était habituée à ne jamais voir le visage de la princesse. À vrai dire, elle ne l'avait vu qu'une fois, par accident, et vu la réaction de Mikaïla, elle n'avait plus jamais voulu la surprendre sans son voile.
- Votre Altesse, vous êtes bien plus forte que vous ne vous l'imaginez. En fait, je crois que je n'ai jamais rencontré personnalité plus extraordinaire.
Mika ne put s'empêcher de ricaner.
- Oh oui, si extraordinaire qu'elle se cache derrière un bout de tissu depuis qu'elle est née.
- Je pense pouvoir dire, Votre Altesse, que la plupart des gens seraient devenus fous, dans votre situation. Vous avez une force phénoménale et un atout dans votre jeu : vous n'êtes pas comme les autres.
Mika regarda ses mains aux longs doigts effilés. Elles étaient blanches comme le lait. À croire qu'elle n'avait jamais vu le soleil.
- Tiana ?
- Oui, Votre Altesse ?
Mikaïla inspira profondément.
- Cela fait un moment que je souhaite te demander de me rendre un service, mais je n'ose pas. Je pense que ça va à l'encontre de tout ce à quoi tu crois, mais je n'arrive pas à le faire moi-même.
La servante cessa de lui brosser les cheveux et s'agenouilla sur le côté pour observer sa maîtresse.
- Tout ce que vous voudrez.
Mika allait ouvrir la bouche quand on tambourina contre le battant de sa porte. Les deux jeunes femmes sursautèrent et Tiana se leva pour aller ouvrir.
C'était un messager.
- Sa Majesté, le roi Faltan Kolina, vous fait quérir dans ses quartiers.
Le sang de Mika ne fit qu'un tour. Elle échangea un regard inquiet avec Tiana. Qu'est-ce que le souverain lui avait concocté comme tourment, cette fois-ci ?
***
- Filia, passe-moi la spatule, s'il te plait.
Soane et sa sœur étaient tous deux dans la cuisine et ils s'occupaient de préparer le repas. Le jeune homme était plutôt content, car il allait enfin pouvoir avaler quelque chose de mangeable, à présent que Keya et Roldin étaient partis. Il n'était pas le meilleur cuistot du royaume, mais il se débrouillait et Filia était encore meilleure dans sa catégorie.
- Ouille ! s'exclama soudain cette dernière.
Soane lui lança un regard interrogateur.
- Ces oignons de Seyan arrachent les yeux. Je vois plus rien !
Il rit et lui tendit une allumette que Filia coinça entre ses dents.
- Merfi.
Ils continuèrent à cuisiner dans un silence paisible. Soane pensait à tout le travail qui l'attendrait à la forge dès le lendemain et cela le laissait perplexe. Roldin devait vraiment avoir une entière confiance en lui pour lui confier son atelier aussi longtemps. Le jeune homme en éprouvait une fierté sans borne, teintée tout de même d'un soupçon d'inquiétude.
Filia fit frire les oignons et profita du fait que sa bouche était enfin libre pour poser des questions à son frère :
- Alors ? Comment le roi a-t-il réagi quand il a vu un jeune forgeron s'aventurer dans son palais immaculé ? Dis-moi au moins que tu as laissé des traces de boue sur le sol.
- Je n'ai rien laissé du tout, ricana Soane. Et à part m'ignorer complètement, le roi n'a rien fait de spécial.
- Et la princesse ? Elle était là ? Tu l'as vue ?
La voix de sa sœur s'était faite pressante. Soane savait pourquoi. Elle vouait un culte à la princesse Mikaïla, la considérant comme celle qui lui avait sauvé la vie. Et elle n'était pas loin du compte.
Soane dressa la table.
- Oui, elle était là. C'est même à elle que je devais remettre le sabre.
Filia arrêta de touiller sa mixture et écarquilla les yeux.
- Et alors ? Tu lui as dit quoi ?
- Rien, avoua-t-il, gêné. Je ne pouvais rien dire devant le roi.
- QUOI ?! Attends, cette femme nous a sauvé la vie à tous les deux ! Tu aurais au moins pu lui exprimer ta reconnaissance ! Ou lui faire parvenir la mienne, à la rigueur ! Je pense que le roi n'aurait pas fait un esclandre pour ça.
- On voit bien que tu le connais mal, ironisa son frère. Je pense que tout ce qu'on dit sur son compte ne sont pas des affabulations. Même la princesse semblait terrorisée par lui.
Filia, que cette déclaration avait interpellée, oublia ses remontrances et se figea, soucieuse :
- Comment ça ?
- Je ne peux pas vraiment en être sûr, musa Soane en s'immobilisant pour réfléchir, mais quand je lui ai tendu le sabre, j'ai vu ses mains trembler violemment. Et quand elle a parlé devant toute la cour pour remettre le présent à Miralor, sa voix chevrotait.
Le visage de Filia se décomposa.
- La pauvre. Je n'ose pas imaginer ce qu'elle doit subir en vivant avec ces deux fous.
Soane lui sourit pour la rassurer, même si lui-même ne l'était pas.
Je suis sûr qu'elle ne risque rien.
***
- Ma chère Princesse Mikaïla. Vous voici enfin, j'ai failli attendre.
Mika s'inclina devant le roi, avachit sur un canapé en velours. Son fidèle chien de garde était adossé à la bibliothèque et faisait tournoyer adroitement son tout nouveau sabre. Il souriait avec anticipation.
Mika regretta que Tiana n'ait pas eu le droit d'entrer. Elle se sentait particulièrement en sous-nombre, une brebis parmi les loups.
- Que Sa Majesté veuille bien pardonner mon impolitesse. J'étais déjà en tenue de nuit et il a fallu que je me rhabille.
Il chassa ses excuses d'un geste de la main.
- Oublions cela. Je vous ai fait venir pour une raison particulière. Vous n'êtes pas sans savoir que je suis depuis toujours fasciné par votre piètre personne. Surtout par ce qui se cache derrière ce voile auquel vous tenez tant. J'avoue que je pensais au début que vous étiez tellement laide que vous n'osiez pas vous montrer, mais à présent, je commence à me demander sérieusement s'il n'y a pas quelque chose d'autre derrière...
Le cœur de Mika s'emballa mais elle ne répondit rien. Elle ne savait pas quoi dire, de toute façon. Ses doigts, qu'elle avait entrecroisé, se mirent à la picoter.
Le roi l'observa un moment puis se redressa et posa son menton dans une main.
- Enfin, tout cela pour dire qu'en six mois il peut s'en passer des choses. Et même si j'ai un doute depuis plusieurs années maintenant, aujourd'hui je suis quasiment sûr d'avoir deviné votre petit secret.
Mikaïla ouvrit la bouche pour lui assurer qu'elle n'avait pas de secret mais il l'interrompit d'un geste de la main. Sur la droite, Miralor fendait l'air de son sabre sans la quitter du regard.
- Et ledit secret m'intéresse au plus haut point, voyez-vous. Mais vous savez tout aussi bien que moi que cette fichue loi 453, alinéa 2 interdit formellement qu'on force une personne qui souhaite rester anonyme à dévoiler son vrai visage. Jusque-là, je pensais qu'il n'y avait aucune solution à mon problème. Mais j'ai eu six longs mois pour étudier la loi et j'ai trouvé un paragraphe surprenant, qui devrait éveiller votre intérêt.
Il se saisit d'un épais manuel et l'ouvrit vers le milieu d'une main adroite. Il parcourut quelques instants la page qu'il avait sous les yeux puis sourit.
- Nous y voilà. Article de Loi 453, alinéa 10 : l'homme ou la femme qui souhaite conserver son anonymat devra faire une exception quand il ou elle se mariera. Son conjoint et lui seul aura le droit légitime de voir son vrai visage.
Mika sentit ses nerfs se contracter, son ventre se nouer. Elle ne connaissait pas cette loi ! Elle ne savait même pas qu'elle existait ! Les picotements dans ses mains se transformèrent en brûlure presque insoutenable. Elle dut rassembler toute sa volonté pour ne pas lâcher prise.
Faltan lui sourit avec enthousiasme.
- Fascinant, n'est-ce pas ?
La jeune Princesse déglutit, tentant de rester calme.
- Fascinant, en effet. Sa Majesté m'excusera si je lui dis que je ne vois néanmoins pas en quoi elle me concerne.
Faltan arborait un sourire triomphant.
- Mais elle vous concerne justement ! Si j'avais pu le faire moi-même, je vous aurais épousée et le problème aurait été réglé. Mais nous sommes de la même famille et les lois l'interdisent. Il se trouve, en revanche, que Miralor ici présent a trouvé la solution à notre problème.
Le roi se tut quelques instants, et la fixa avec une lueur fourbe dans ses iris bleues.
- Il m'a demandé votre main il n'y a pas trois jours de cela. Et j'ai accepté que vous l'épousiez.
Mika eut un mouvement de recul. Le roi l'aurait-il frappé qu'elle n'en aurait pas été plus choquée. Elle aurait préféréqu'il la frappe. Pendant une seconde, elle crut à une plaisanterie. Elle, épouser le Général Fou ? C'était inenvisageable.
Mais quand elle surprit l'expression de concupiscence dans les yeux de Miralor, elle comprit qu'ils étaient sérieux. L'homme la dévisageait comme si elle était une proie sans défense et lui le plus cruel des prédateurs.
Elle songea à s'enfuir à toute jambe mais parvint à conserver son sang-froid. Pour cette fois.
- Sa Majesté ne peut m'y contraindre, dit-elle d'une voix frémissante d'horreur. Je ne veux pas épouser le général et je ne le ferai pas.
Le roi remua un doigt d'un air joueur.
- C'est là que vous vous trompez, princesse. Il se trouve que nous venons de surprendre votre servante... comment s'appelle-t-elle, déjà ? Ah oui, ça me revient. Tiana. Donc, je disais, nous venons de surprendre Tiana en train de voler des bijoux dans les coffres du palais. Vous savez tout comme moi que la sentence est la mort immédiate par décapitation. Mais peut-être que pour elle je ferai une exception et que je choisirai l'écartèlement.
Il se tourna vers Miralor.
- Qu'en pensez-vous, mon ami ? Allons-nous lui arracher les membres les uns après les autres ou lui offrirons-nous plutôt une mort plus douce ?
Le général était en train de passer son doigt sur le fil de la lame pour en tester le tranchant. Des gouttes de sang glissèrent sur le métal et elle sut qu'il le faisait exprès.
Il la toisa avec intensité puis ouvrit la bouche. Quand Mika entendit sa voix, pour la première fois, elle eut un frisson de peur. Il avait un timbre grave, mais suintant de venin.
- Vous connaissez mon avis sur la question, Votre Majesté.
Faltan claqua dans ses mains, faisant sursauter Mika.
- Adjugé. Ce sera donc la mort par écartèlement.
La princesse sortit de sa transe et oublia tout amour-propre. Elle se jeta aux pieds de son cousin et le supplia d'une voix tremblante :
- Je vous en supplie, non ! Epargnez-la ! Je... je ferai tout ce que vous voudrez !
Faltan se baissa et la saisit par le menton, serrant à lui faire mal.
- Même épouser ce cher général ?
Elle acquiesça en frémissant. Elle ne pouvait pas se résoudre à laisser Tiana mourir. Elle ne pouvait pas se montrer aussi égoïste. Elle aurait pu les tuer tous les deux en moins de temps qu'il ne fallait pour le dire. Mais elle en était psychologiquement incapable. Cette idée ne lui avait même pas traversé l'esprit.
- Mais... je... je ne comprends pas ! Qu'est-ce que... qu'est-ce que vous voulez de moi ?
- Simplement ce que vous avez à m'offrir, ma chère. Vous pourriez être le fer de lance de mon Royaume. Aller espionner mes ennemis ne serait qu'une formalité pour vous. Et quand j'y pense, je me dis : qui mieux que Miralor pour faire ressortir ce qu'il y a de meilleur en vous ?
- Je ne comprends pas... balbutia-t-elle en cherchant à noyer le poisson, je ne sais même pas ce dont je suis capable. Je n'ai jamais été différente des autres.
- Mais bien sûr. Et c'est parce que vous êtes parfaitement banale que vous cachez votre minois derrière un rideau. Mais ne vous inquiétez pas. Miralor va vous entraîner. Et en moins de temps qu'il ne faut pour le dire, vous serez opérationnelle.
Elle ne s'était même pas rendue compte que le général avait traversé la pièce et s'était positionné à côté d'elle. Il la saisit par le bras et elle grimaça de douleur. Il la força à se relever et le roi l'imita. Il lui était de plus en plus difficile de se contenir. Ses mains étaient parcourues de spasmes et, si Miralor les touchaient, il se rendrait vite compte à la chaleur qu'elles dégageaient que quelque chose n'allait pas.
- Trêve de bavardage. Nous avons un mariage à célébrer.
Mika blêmit.
- Quand... ?
Faltan s'éloigna vers la sortie et Miralor le suivit en trainant « sa fiancée » par le bras. Il la serrait tellement fort qu'elle se demanda si elle n'allait pas perdre son membre. Et elle était sûre qu'il le faisait exprès.
- Pas plus tard que tout de suite, mon enfant. Le prêtre est là. Il ne vous reste plus qu'à dire « oui » !
Et il éclata de rire.