La Légende de Doigts Gelés

By MerlinGre

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Gagnant aux Wattys 2018 - Les Jokers - Depuis un très jeune âge, Elke souhaite devenir une guerrière, tout co... More

Réécriture des chapitres
1. La vieille dame...
2. ...et son récit.
3. Hekar, le frontalier.
4. Le cortège.
5. Nouveaux visages.
7. Les sanglots.
8. Le Chef s'adressa au savant.
9. Funeste sort.
Wattys2018 !
10. Enterrer les fantômes.
11. A l'aspect et à l'odeur.
12. Les échos des craquements. (1)
13. Les échos des craquements. (2)
14. Filiations (1).
15. Filiations (2).
16. La sainte et la harpie.
Glossaire

6. Au pied du mur.

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By MerlinGre

..oOo..

Après les hauts fétuques piqués ça et là du gris âpre de la roche, la prairie sauvage laissa place à un sol cahoteux, et dur. Le lichen et la mousse brune qui envahissaient la pierre n'offraient pas le confort équivalent d'une promenade dans la plaine, aux chevaux comme aux cavaliers qui s'y engagèrent. Les animaux commençaient à fatiguer ; on décida de faire une nouvelle halte à cet endroit. Martel démonta le premier. Elke s'aperçut, lorsqu'il tendit les bras pour la faire descendre, qu'il n'était pas loin de faire sa taille : son buste atteignait le col de sa monture et, cependant qu'elle était assise en hauteur, il était face à face avec elle. Le combattant la posa à terre comme si elle ne pesait pas plus lourd qu'un havresac. Une fois au sol, la stature du cavalier lui cloua le bec. Si lui, dépassait franchement son cheval, elle, en revanche, peinait à voir au-delà de son garrot.

Lorsque Dirk revint causer avec son compagnon, la bergerette s'écarta un peu. Elle trouvait leurs conversations à sens unique aussi assez rasantes. Elle voulut rejoindre Osbern mais dut y renoncer lorsqu'elle le trouva encore auprès du seigneur et de son invité. Il faisait la connaissance d'une nouvelle personne, un soldat qui venait de retirer son heaume. Elke louvoya entre les coursiers afin d'écouter ce qu'ils pouvaient bien se dire. Si elle ne pouvait lui parler, au moins pourrait-elle entendre sa voix, et chasser la solitude qui la filait en silence depuis leur départ du village.

« Je vous présente un de mes hommes les plus fidèles : le chevalier Borge Holm, disait le châtelain en désignant un homme de petite taille, assez costaud.

Il donnait la curieuse impression d'être engoncé dans son armure. C'était sûrement car son cou était bas et qu'il avait des joues rebondies. Il avait également une petite barbe sombre qui encerclait le pli sévère de sa bouche, et une calvitie fort avancée qui exilait toute sa pilosité derrière ses petites oreilles. La fine ligne de ses sourcils tombaient sur des yeux noirs et étriqués. L'homme, qui selon Elke, incarnait toute la maussaderie d'un crapaud, salua Osbern avec beaucoup de sobriété.

« Borge commande ma garde ici présente. Pour qu'il n'y ait pas de confusion entre elle et vos guerriers, je propose qu'il les dirige tous. Cela nous évitera quelques complications, dans le cas où il nous faudra combattre ou nous replier.

— Je n'y vois aucune objection, répondit le Chef, vu que ni vous ni moi ne connaissons ces terres. Tant que nous y sommes, j'aimerais moi aussi vous présenter quelqu'un, sire. »

Elke jeta un rapide coup d'œil pour voir de qui il s'agissait mais elle se détourna bien vite. Folker se faisait introduire auprès du seigneur Asgeir, par un refrain qu'elle n'avait pas envie d'entendre : c'était un rappel pénible de savoir qu'il prendrait la tête de Hekar lorsque son oncle ne serait plus en mesure de diriger le village. C'était d'autant plus pénible d'assister à la rencontre de ce futur Chef avec le seigneur lui-même. Elle tâcha de se trouver une occupation, et le cheval près duquel elle se tenait lui en fournit une. Le coquin animal fouillait les replis de sa robe avec sa lipe, en quête de nourriture. Elle se mit à caresser son museau, à lui chuchoter quelques taquineries en douceur. Selon toute vraisemblance, l'animal provenait des écuries seigneuriales : son poil était bien plus lustré et il semblait bien plus grand que les bidets que montaient les guerriers. Elle en eut la pleine confirmation lorsqu'un soldat s'approcha d'elle et lui somma de ne pas toucher à sa monture. Elke retourna aussitôt près de Martel, faute de meilleure compagnie. Fort heureusement, elle n'eut pas à tourner en rond bien longtemps : on donna bientôt l'ordre de repartir.

Sitôt remontée en selle, la bergerette pointa du doigt une direction, là où le plateau de roche s'étendait. Son cavalier obéit à ses instructions et rouvrit la marche. Elle entendit le seigneur demander :

« Combien de temps nous reste-t-il avant d'arriver ? Il me semble que nous sommes en route depuis plus d'une heure.

— Difficile de le savoir, sire, admit Osbern. Mais cela me rassure : je n'aurais pas été tranquille si nous avions déjà trouvé la Frontière.

— En effet, le plus loin du village, le mieux. Mais votre bergère ne saurait-elle pas la distance qu'il nous reste à parcourir ?

— J'en doute, sire. Ce n'était qu'une enfant lorsqu'elle s'est perdue, et loin d'être une bergère accomplie. Elle n'a pas conservé la notion du temps dans ses souvenirs.

— Et bien, poursuivons. De toute manière, nous le saurons bientôt. »

..oOo..

L'air se chargeait. Pas comme lors d'un après-midi d'orage après de fortes chaleurs, pas comme celui qu'on respire près d'un feu de bois, pas comme dans la nuit où tout repose dans l'attente. L'air pesait comme une angoisse. Elke sentait qu'elle se rapprochait d'un but, mais que ce but ne voulait pas d'elle, et qu'il lui intimait de faire demi-tour. Au mutisme qui s'était saisi de l'escorte, elle avait compris qu'elle n'était pas la seule à ressentir cette chose féroce qui languissait dans l'atmosphère. Il y avait, non loin, une présence implacable qui soufflait sur les terres son haleine de corruption et la répandait lentement, telle une menace pernicieuse.

« Si nous pouvions voir le brouillard, avait affirmé le sorcier en grimaçant, il serait opaque. Nous nous sommes plus très loin. »

Elke n'avait aucun doute non plus. Le mal-être qui transpirait de ses compagnons de route et d'elle-même était – elle s'en rappelait maintenant – un signe qu'ils approchaient du Bois Noir. Son cœur se serra. Elle ne tenait pas à revoir cet endroit. Elle voulait vider les étriers et souhaiter bonne chance à tout le monde. Mais le sort d'égarement, comme l'avait souligné le lucanien Sage, se concentrait ici, et planter le groupe lui semblait aussi lâche que méchant. Abandonner l'escorte n'était véritablement pas une option. Il lui fallait un peu de courage. La jeune fille se retenait donc avec fermeté à la crinière du cheval qui avançait au pas. Martel lui jetait un œil de temps à autre, sans qu'elle ait donnée d'autres indications. Peut-être voyait-il le malaise qui accablait sa compagne de selle. Il n'en dit rien et continua de pousser sa monture qui tentait par moment de ralentir.

Le paysage évoluait encore. Après la roche plane envahie de végétaux parasites, venait un désert vert qui plongeait vers un creux, puis remontait au loin. L'endroit était d'un diamètre impressionnant et parfaitement circulaire. On aurait pu penser qu'un lac se trouvait ici autrefois, mais qu'il s'était dissous dans la terre, ne laissant qu'un tapis uniforme de graminées au fond d'un cirque. Il s'écoula encore une heure avant qu'on ne proposa de faire une nouvelle pause. L'escorte était un pied du versant vers lequel ils s'acheminaient. Elke, qui savait exactement là où ils se trouvaient, les prévint néanmoins que la forêt n'était plus très loin. On la regarda avec étonnement et en fin de compte, on décida de ne pas s'arrêter et de franchir le creux d'une traite. Il était vrai que plus on avançait, moins on s'attendait à rencontrer une futaie ou une lisière. La plaine se comblait par l'absence de toute chose. En dehors de son relief ondique, tout en courbures et en rondeur, elle semblait avoir rien d'autre que son immensité.

Les chevaux gravirent péniblement cet énième versant. Agacés par la longue marche, ils renaclaient et fouettaient l'air de leur crin. Les hommes, quant à eux, fixaient la pente dans un calme attentif, conscient de toucher au but. Elke et Martel parvinrent les premiers au sommet. Le guerrier qui s'était redressé sur sa monture pour apercevoir l'horizon tira soudain sur ses rênes, les mettant à l'arrêt. La bergerette aussi se raidit devant le spectacle suffocant qui se présenta à eux. Un à un, le reste des hommes les rejoignirent et s'immobilisèrent en haut de la butte.

La lande se nivelait devant eux sur une certaine distance puis la côte reprenait en douceur. Le terrain aplanit marquait un seuil et, à la limite de ce seuil, un bois dense et obscurs, s'érigeait entre ciel et terre. Ce qui frappait en premier n'était pas la pénombre soudaine qui régnait au-delà des premiers arbres mais le vertige qu'évoquaient leur hauteur. Il n'y avait rien de plus suffocant que de se trouver à l'orée de cette forêt de sapins : son ancienneté vénérable mettait dans l'impuissance ceux qui se tenaient à ses pieds. C'était un véritable rempart de la nature, une démonstration souveraine de son effroyable beauté. Et il se dressait là, incongru, à la face du monde, marquant sa limite franche et définitive. A nouveau, Elke se sentit écrasée par ce gigantisme sylvain. Tout en elle fit silence lorsque ses yeux errèrent vers les ténèbres vermoulues qui s'emmuraient derrière les lisières. Un frisson lui parcourut tout le corps.

« Par toutes les Mères, souffla Dirk.

« Comment as-tu pu te retrouver ici ? murmura Martel à Elke.

— Un accident, répéta-t-elle d'une petite voix.

Et comme personne ne bougeait, que tous restaient bouche bée face à l'envergure de ce monument forestier, le silence retomba. Finalement, le sorcier s'impatienta et talonna sa monture :

« Rapprochons-nous, les enjoignit-il.

On se demanda à nouveau s'il était sérieux : le servant du Roi ne semblait pas le moins du monde intimidé. Au contraire, dévoré par la curiosité, il dépassa le reste de l'escorte. Dirk grimaça lorsqu'il le vit s'avancer vers la pinède :

« Non, franchement... i'me dit vraiment rien, c'gars là. »

Le seigneur Asgeir exigea que l'on reste groupé et on mit ses pas dans ceux du blondin. A mesure que l'on traversait le pré, la vue du sous-bois gagna en précision : des racines d'une taille gigantesque et des débris tombés des cimes jalonnaient le sol forestier. Le tout était saupoudré d'une épaisse couche de mousse. Une chevauchée là-dedans promettait d'être un véritable parcours et personne ne souhaitait s'y risquer. Aussi l'on se sentit quelque peu soulagé lorsque le lucanien Sage s'arrêta non loin des premiers arbres.

« Impressionnant, finit par dire le châtelain. Cette forêt doit être plus vieille que le premier de mes ancêtres.

— Sans les connaître, je vous crois, répondit le sorcier.

Le chevalier Holm ordonna aux hommes d'encercler sa seigneurie et son invité, dans une position défensive. On obéit dans un silence hébété. Finalement, le seigneur posa la question que tout le monde se posait en se tournant vers son hôte :

« Dites, je ne discerne pas la Frontière. Est-ce bien normal ?

— Oh, en effet. Vous ne pouviez pas voir le brouillard, vous ne le pourrez pas avec la Frontière non plus. Quoique son lieu ait bien été choisi.

— Mais alors où se trouve-t-elle ? Pourquoi ne pouvons-nous pas la voir ?

— Elle se trouve devant nous, sire. Juste devant nous. C'est certes embêtant que vous ne puissiez pas la voir en tant qu'infirmé, mais vous devriez pouvoir la sentir avec d'autres sens.

— Infirmé ? s'étonna le chevalier Holm, qui détectait une offense dans les mots du sorcier.

— Oh, ne vous méprenez pas, se reprit le sorcier. Nous utilisons ce terme pour faire la distinction entre les gens capables de maîtriser la sorcellerie et ceux qui ne le sont pas.

— Je connais ce terme, ajouta le seigneur Asgeir. Il n'y a pas d'offense. Tranquillisez-vous, mon brave.

— Tout de même, il y a des expressions qui sont douteuses, insista l'officier, donnant un coup d'oeil défiant pour le blondin.

— Elles ont de quoi surprendre lorsqu'on y est pas familier, convint ce dernier avec un sourire contrit.

— Vous parliez de sentir avec d'autres sens, qu'entendez-vous par là ? repartit le châtelain à son intention.

— Vraiment, vous ne sentez pas ? Rien ne vous fait effet ?

— Puisque je vous le demande. »

Elke comprenait à peu près ce que le sorcier voulait dire malgré tout le verbiage qu'il empruntait. Lorsqu'ils s'étaient rapprochés du Bois Noir, elle avait acquis une sorte de certitude, mais une certitude sans rien pour la qualifier, qui passait par la chair de poule ou qui lui comprimait les entrailles et refusait de se déloger. Lorsqu'elle comprit ce qu'elle percevait, la révélation lui porta un coup au cœur. Il y avait là une chose glaciale, juste devant eux, qui imprégnait l'air de sa présence austère, au point où la bergerette ne désirait plus qu'une chose : s'en éloigner. Par un élan de curiosité contradictoire, elle voulut s'assurer que ce qui la dérangeait se trouvait bien là, devant eux. Elle se pencha sur l'encolure du cheval et tendit la main dans les airs. Ses doigts s'agitèrent vainement autour du vide tandis qu'elle cherchait à effleurer une forme quelconque. Ce qu'elle ressentit fut ténu, comme si elle avait plongé en rêve son avant-bras dans le courant d'une rivière, mais la sensation lui échappa bien vite. Une main s'abattit soudainement sur son épaule et la redressa tout aussi sec. Martel la foudroyait du regard, les yeux écarquillés et plein d'alarme. La jeune fille allait protester quand elle s'aperçut que le reste de l'escorte l'observait, et que personne n'avait eu l'air d'apprécier son geste. Personne, sauf le sorcier.

« Tu y étais presque, lui dit-il, tandis qu'il la dévisageait avec intérêt. Et je ne suis pas étonné que tu puisses la sentir. Après tout, tu sillonnes le brouillard plus régulièrement que tous ces hommes.

Sous le coup de toute cette surprise, Elke ne sut que dire. Le Chef, en revanche, l'interrogea aussitôt :

« Vous voulez dire que ce n'est pas une infirmée ?

— C'est exact. Cette fillette nous a bien guidé jusqu'ici, après tout, et elle a pu comprendre ce que ses sens lui présentaient. C'est une affinité unique qu'elle possède, mais un peu inutile, je dois l'admettre : on n'en fait pas le meilleur usage lorsqu'on est berger. Mais cela reste intéressant, n'est-ce pas ? De voir que des non-initiés parviennent à percevoir la présence de la Frontière.

— J'saisis pas trop ce qu'i' raconte, mais t'as surtout intérêt à garder tes mains pour toi, p'tite, maugréa Dirk en jetant une oeillade sévère à l'intéressée. N'attire pas le Mauvais-Oeil sur nous.

— Assez avec ces sottises. Que pouvez-vous nous dire maintenant que nous sommes ici, cher ami ? Vous avez pu faire quelques constats, non ? »

Le sorcier ne répondit pas immédiatement. Son attention se tourna vers la forêt, qu'il fixa longuement sous plusieurs angles. Puis il fit longer la lisière à son cheval dans les deux sens, sans émettre aucune parole. Au moment où l'inspection parut trop longue au chevalier Holm, celui-ci avisa son seigneur :

« Devons-nous inspecter aux alentours, sire ? La plaine ? Le sous-bois ? Il serait plus prudent de faire un peu de reconnaissance, qu'en dites-vous ?

— Le sous-bois ? s'exclama Osbern. Il en est hors de question, sire. Vous savez bien ce que l'on risque !

— Restons sur nos positions, nous n'avons pas besoin de faire plus, trancha le seigneur.

— Très bien, sire, répondit son homme de main, bien qu'il eut l'air de désapprouver la décision.

— Je vais devoir me ranger du côté de sire Holm, intervint le sorcier, songeur, revenant vers eux. Je me dois vérifier deux ou trois choses et... J'espère bien que vous m'en excuserez mais je dois pour cela franchir la Frontière. »

..oOo..

Chapitre réécrit le : 18.04.23

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