La Légende de Doigts Gelés

By MerlinGre

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Gagnant aux Wattys 2018 - Les Jokers - Depuis un très jeune âge, Elke souhaite devenir une guerrière, tout co... More

Réécriture des chapitres
1. La vieille dame...
2. ...et son récit.
4. Le cortège.
5. Nouveaux visages.
6. Au pied du mur.
7. Les sanglots.
8. Le Chef s'adressa au savant.
9. Funeste sort.
Wattys2018 !
10. Enterrer les fantômes.
11. A l'aspect et à l'odeur.
12. Les échos des craquements. (1)
13. Les échos des craquements. (2)
14. Filiations (1).
15. Filiations (2).
16. La sainte et la harpie.
Glossaire

3. Hekar, le frontalier.

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By MerlinGre

.oOo.

La fausse épée traça une courbe sifflante et agile dans l'air avant de revenir en coup d'estoc sur un ennemi que seule Elke voyait. Le combat faisait rage dans sa tête, mais autour d'elle, il n'y avait rien qu'une plaine d'herbes verdoyantes, des cumulus aux rouleaux sombres vers lesquels des pics rocheux épars s'élançaient désespérément, et ce silence qu'une nature paisible se composait. Seuls les corbeaux qui regardaient son étrange ballet faisaient des commentaires. Elke valsait et sa vieille épée, sculptée par sa main dans un bois maintenant ancien, accompagnait sa gestuelle. Après de longues minutes à réviser ses parades, chaque fois plus vite et chaque fois plus fort, en imaginant toutes les tournures possibles que le combat aurait pu prendre si la jeune fille avait réellement ferraillé, cette dernière abaissa son bras et laissa le bâton effleurer les chiendents piétinés.

Le souffle court mais mesuré, Elke s'engagea à grands pas vers un morceau de tissu qui gisait quelques mètres plus loin et y emmitoufla sa lame de fortune avant d'entortiller une cordelette autour du paquet. Une pensée ralentit son geste : si elle se fiait à la position de l'astre timide embusqué derrière les nuages, Ran gardait le troupeau depuis maintenant trois heures, ce qui était largement assez du point de vue des vieux bergers du village, et ce rien que pour fournir un alibi à son amie en fuite. Elle jura, finit à la hâte son ballot et se leva pour l'accrocher dans son dos. Quand il fut ajusté, elle se précipita dans la pente qui joignait son arène faîtes de rêveries à la terre ferme. Cette butte, quelconque comme une vague en plein océan, était son petit jardin secret. Elle courut de toutes ses forces, savourant le vent et la sensation de vitesse que lui offrait chaque poussée de ses jambes finement musclées et le doux arrondi de la colline. Cela aussi était un instant de délivrance dans sa vie : d'ordinaire, ses jupons ne lui donnaient pas cette détente. Les corbeaux que la jeune fille avait fait s'envoler dans sa course l'accompagnèrent un court instant sur sa trajectoire puis partirent voir au-delà des dunes couleur jade. Quoique... il n'y avait pas grand chose à voir.

Finalement, les formes pelucheuses des moutons et de leurs petits se dessinèrent au loin entre deux côteaux. Le jappement d'Ork résonnait dans les airs et les effrayait pour mieux les regrouper. Elke, qui débarquait l'air d'une flèche, manqua de disséminer tout le cheptel ovin. Ran poussa un cri agacé.

— Déjà que je fais tout l'travail, tu pourrais faire gaffe à ne pas le gâcher, fit un jeune garçon du même âge que l'interpellée.

Coléreux, celui-ci arrêtait sur elle ses yeux lamenteurs, d'un doux bleu qui perçait jusqu'à l'âme. Il serrait son poing de frustration sur ses boucles châtains indémêlables.

— Quel travail ? C'est Ork qui fait pratiquement tout, de la bergerie à la bergerie, le railla la jeune fille d'un air innocent, traçant du doigt le soi-disant trajet entre la plaine et le village sur une carte invisible. Et alors qu'un Ran outré lui lança un regard noir, elle haussa les épaules puis ajouta :

— Navrée de t'apprendre que le chien est plus utile que toi. »

Un gros silence succéda à la boutade. Ran finit par expirer et lui tourna le dos, prêt à la planter là, et Elke comprit qu'il valait mieux lui passer la pommade. Elle leva les mains en signe de capitulation :

— Pardon, je me tais. J'étais pas là...

— Pendant trois heures !

— Oui, eh bien maintenant que je le suis, je peux t'aider à ramener toute cette famille d'herbivores au village ! Et Ork aussi !

— T'es la fille la plus ingrate que je connaisse, cracha d'une traite Ran. Sérieusement, tu devrais arrêter de te prendre pour une guerrière, ça t'rend imbuvable.

L'air sérieux de la jeune fille disparut sèchement pour, à son tour, laisser place à une mine outrée.

— Tu penses qu'à toi-même. Tu me plantes pendant des heures alors qu'on a du travail, pour combattre des ennemis imaginaires, tout ça pour revenir et me dire que le chien est plus utile que moi ? Merci bien, Elke. Avoir une amie comme toi, ça fait plaisir, termina le bergerot.

Comme pour appuyer ses propos cinglants, le canidé aux longs poils blancs et noirs se précipita vers lui et l'encercla, frétillant de la truffe à la queue. La jeune bergère fit une grimace coupable et s'approcha de son ami dans l'espoir de lui présenter de plus sincères excuses. Ce dernier lui jeta sans merci une boule de vêtements qu'elle se prit en pleine figure. Sa robe se déplia dans ses mains, mais ne s'en souciant guère, elle continua sur sa lancée.

— Excuse-moi. Tu as raison, c'était pas sympa de ma part...

— Je ne t'excuse pas. Pas maintenant, lui répondit-il, de mauvaise foi. Le bougre, pensa-t-elle, sans pour autant se fâcher. Elle aimait Ran comme il était, et ça voulait dire grincheux, têtu certes, mais aussi terriblement bon envers elle.

— Tu penses vraiment ce que tu as dit ? demanda-t-elle après un silence. Que je suis imbuvable...?

— Ouais, franchement tu devrais travailler sur ça, dit-il en hochant la tête, l'air parfaitement convaincu.

— Quel baveux, rétorqua-t-elle en lui donnant un coup de poing dans le bras, ce à quoi il répondit par un petit cri de douleur.

— ...Et aussi m'aider à surveiller le troupeau, ajouta Ran qui tenait son membre douloureux d'une main et lui jetait un regard réprobateur, le visage pincé de douleur. Elke lui fit un de ses sourires étincelants et espiègles, puis se détourna pour défaire le cordon de ses braies. Il se mit à fixer l'horizon avec un intérêt soudain.

— Quel monstre, parler comme ça à une fille, lui renvoya-t-elle.

— C'est toi, la baveuse ! s'offusqua le jeune garçon, d'une voix aiguë. Un rire lui répondit.

— Tu sais que je te taquine. On fait la paix ?

— Et tu m'aides avec le troupeau ?

— C'est vrai que tu n'es pas encore un grand garçon, et que t'as besoin d'une fille pour t'aider...

— De un, s'énerva le berger, t'es pas ma mère, et de deux, on est censés faire ça ensemble !

— Je blague, Ran ! Détends-toi un peu. Et si la prochaine fois, tu t'entraînais avec moi ? Comme ça tu serais pas tout seul.

— Ouais, et c'est Ork qui s'occupera des moutons pendant ce temps ?

— Il se débrouille plutôt bien, non ? Je veux dire, si on le faisait pas loin de manière à les surveiller quand même ?

— Non merci, ça ne m'intéresse pas.

— Tant pis, fit-elle tandis qu'elle nouait son tablier autour de sa taille une fois sa jupe et sa tunique enfilées.

Elle récupéra ensuite la chemise, le pantalon et son paquet ficelé jetés par terre, puis s'approcha à nouveau de son ami pour lui lancer un regard empli de sous-entendus. « Tu es sûr ? Ça te donnerais l'occasion de frimer au village.

— Navré, répliqua Ran, j'ai tout sauf l'intention de me transformer en tas de muscles qui ne jure que par le combat et le pain liquide. Non, parce que ça a vraiment un goût atroce. Et j'ai surtout l'intuition d'avoir mieux à faire.

— Si c'est l'intuition qui te le dit, consentit Elke avec un rictus, et son ami leva les yeux au ciel. « Non mais tu as raison, si tu n'aimes pas, ne te force pas...

— Il serait temps de rentrer, d'ailleurs. »

La jeune fille acquiesça et avança vers le troupeau avec promptitude, puis siffla le chien qui se mit aussitôt au galop. Celui-ci décrivit de larges cercles autour de l'immense attroupement de bêtes et les poussa à s'enfuir vers l'est. Les deux bergerots suivirent d'un pas cadencé leurs protégés et entreprirent de les raccompagner à la bergerie.

.oOo.

Hekar était un vaste village. Les maisons branlantes à colombages, faites de chaumes, de bois et de torchis, étaient nombreuses, mais toujours très basses ; rares étaient celles qui bénéficiaient d'un étage autre qu'un minuscule grenier sous les toits pentus. A cause de la bancalité des fondations, les anciennes générations se bordèrent à construire des extensions : de petites granges vermoulues ou des chambres supplémentaires, parfois reléguées à d'autres effets au fil des décennies. Certaines bâtisses voisines avaient fusionné avec les familles et formaient à présent des blocs originaux pourvu de petits patios, parfois condamnés et transformés en mare, en compostage par la succession des saisons, ou en repère à moineaux, pinsons et merles noirs. Toutes ses constructions disgracieuses avaient fini par étrécir les rues, et l'on pataugeait à présent dans un réseau d'artères sinueuses et fangeuses. Ainsi donc, le cœur du village ressemblait par accident à un véritable labyrinthe. Seule une avenue tortueuse appelée le "Chemin", comme s'il s'agissait de l'unique voie reconnaissable dans cette forêt de masures imbriquées, fendait le patelin en un profond couloir et joignait la plaine succédant au Bois Noir avec le reste du pays. L'agora, elle, se situait quelque part sur le Chemin, devant l'auberge et les commerces populaires, que concurrençaient quelques étales mobiles aux roues crottés. Bien que fréquenté, l'endroit n'avait pas les dimensions respectables d'une esplanade, et on s'y marchait sur les pieds.

Près de ce centre actif s'amoncelaient les contadins les plus aisés. Les meilleures échoppes longeaient toute l'avenue tandis que de plus discrètes se perdaient dans le dédale des habitations. Du côté du pays se situaient les demeures d'anciens clans, dont celle des Ev'Meronn, héritiers du rang de Chef d'Hékar. On pouvait également y trouver le taudis de la guérisseuse, le Siège de la Doyenne, et plus excentré encore, l'autel de Frevar où s'unissent les jeunes gens, la fosse commune et le bosquet Varenneux. Enfin, s'entassaient les familles et les fermes les plus pauvres du côté de la lande. Ainsi vivaient les frontaliers de l'ouest : agglutinés sur un large périmètre et coiffant une colline sous la caresse du vent.

Lorsque Ran et Elke arrivèrent en vue des premières masures, pointues, noiraudes et fumantes, ils bifurquèrent et menèrent leur troupeau sur le versant nord du village. Parmi les fermes érigées aux abords se trouvait une bergerie qui tombait petit à petit en décrépitude et entraînait dans sa corruption vermoulu une étable qui lui était imbriquée. Sur chacun de ses flancs était cloisonné le reste du bétail : vaches, chèvres, poules et porcs. S'y trouvait même une petite écurie d'où l'on entendait renacler quelques bidets. Face à ces bâtisses se déployait un sol remué par le piétinement des animaux, puis de loin en loin, un tapis de verdure plongeant, un creux, puis une houle céladon, des crêtes grises à l'âpreté mordante qui pâlissait dans l'atmosphère distante.

Ouvrant le portail de l'enclos, Ran permit à Elke et à Ork d'y faire entrer une vague de moutons paniqués. Une fois le parc à bétail refermé derrière les ovins, un sifflement interpella le chien qui s'élança avec joie vers le vieux maître qui le sommait. Ce dernier salua les deux amis d'un signe de la main et ils lui rendirent en imitant son silence.

— Je l'aime beaucoup, ce vieux, fit Ran lorsqu'ils furent seuls. Aucune parole inutile. » Elke acquiesça, le regard fixé sur le dos de leur aîné qui s'éloignait. « Pas comme toi. »

La jeune fille lança un regard chargé de sombres promesses à son ami qui s'en fut aussitôt, l'air de rien. Obligée de remettre une possible vengeance à plus tard, elle se rendit dans la grange qui juxtaposait la bergerie, et cacha la masse informe et composite qui déguisait son épée en simple boule de vêtements sous une planche tapissée par le foin. Chose faite, elle quitta les fermes pour le centre du village. Elle croisa des villageois dans les venelles qui la rendirent consciente du surplus de crasse qui lui collait à la peau et qui n'était en réalité pas dû à son métier. Mais la faim qui lui tenaillait le ventre la convainc d'attendre que son ventre soit plein avant de faire une toilette. Elle s'élançait donc gaiement vers l'agora, quand quelque chose l'interpella sur sa route et la fit ralentir pour mieux écouter les passants. Les ruelles grouillaient de murmures et d'exclamations empressés et le sens commun de la circulation menait tout droit au Chemin. Ce flot étrange de commérages et de piétons la fit s'arrêter abruptement auprès de deux mégères, assises contre le linteau d'une fenêtre.

— Excusez-moi, je vous ai entendu parler, les interrompit-elle. Il se passe quelque chose aujourd'hui ? C'est drôlement agité.

— En voilà une bonne ! Tu dois être la dernière au courant, se moqua une brune qui flétrissait. Très tôt ce matin, le Chef aurait reçu un corbeau de la part du seigneur Asgeir. Celui-ci se déplace en personne au village, avec toute une escorte !

— En personne ? s'étonna la jeune fille dans un froncement de sourcils incrédule. Qu'est-ce qui peut bien vouloir faire ici ? On est dans le patelin le plus reculé sur ses terres...

— C'est pas le plus surprenant, intervint la compagne de la brune, une rombière maigrelette aux mèches et aux dents jaunes ; sûrement la mère. Le message disait qu'il s'rait accompagné par quelqu'un de la Capitale ! Improbable, non ?

— Ce qu'ils viennent faire, le Chef en a rien dit, enchaîna sa voisine. Mais il avait l'air grave, et il a aussitôt réuni beaucoup de guerriers. Apparemment, il leur parle au Siège de la Doyenne et pas un n'est ressorti depuis le début de l'assemblée.

— Tu penses que c'est par rapport à cette histoire ?

— Oh... je n'me fais pas trop d'espoir, il y a peut-être une autre raison. Mais... tu sens le mouton, fit la brune avec dégoût en lorgnant la bergerette de haut en bas. Sa compagne plaqua aussitôt une main sur son nez.

— Merci pour les nouvelles, coupa platement Elke, qui décampa loin des deux chichiteuses aux sabots crottés par la boue et entama un long slalom entre les badauds.

Après avoir pesté pour la forme contre ces vieilles peaux prétentieuses, elle repensa à ce qu'elles lui avaient appris, et un soupçon d'appréhension naquit en elle. Ce fut muée par une inquiétude distraite qu'elle arriva sur le parvis de l'auberge. L'endroit était chargé de monde, plus qu'à l'accoutumée, et il lui vint à l'esprit qu'elle ne trouverait peut-être même pas sa place habituelle dans l'établissement. Mais Winn, sa chère amie et fille de l'aubergiste, s'était fritée avec quiconque avait tenté de poser ses miches sur son tabouret. Elle parvint donc au bar, après force coups de coude à travers la marée de corps qui saturait la salle et assourdissait tous ses occupants. Plaisante expérience que de jouer les contorsionnistes entre quelques ventres gras tandis que leurs propriétaires vous poussaient des gueulantes directement dans le creux de l'oreille. Elke ne s'entendait même plus penser quand sa camarade, un joli brin de fille aux grands yeux vert sapin et à la longue chevelure lisse aux reflets noisettes, au nez mutin et aux joues naturellement rondes, lâcha sans façon ses clients pour s'approcher d'elle, un torchon captif dans sa main. Elle n'avait pas l'air ravit.

— Tu as déjà vu autant de monde ici ? lui cria-t-elle pour couvrir le tumulte alentour. Je n'ai jamais été aussi peu occupée alors que l'auberge déborde. Vrai, regarde !

Elke hocha la tête en ouvrant des yeux ahuris, mais passa sur un sujet plus urgent. « T'aurais pas quelque chose de mangeable à me filer ?

La jeune serveuse lui fit signe d'attendre et lui amena un peu de daube où sombrait un morceau de pain dur. A peine l'assiette fut-elle posée que la bergerette entreprit de débiter le briffeton à coup de cuillère en bois.

— Je sens que tout ce bruit va me rendre malade ! poursuivit Winn. J'ai vu des vieilles se mettre en bande pour discuter, et dans la rue, pas dans leur cuisine ! Et tout ce sérieux ! J'ai l'impression qu'on va nous annoncer l'arrêt des foires du solstice. Ou qu'une horde d'élans va passer en travers du village.

— Si le seigneur Asgeir ressemblait à un élan, tu aurais probablement raison.

— Dis donc, toi, la rabroua soudain son amie. Pourquoi tu débarques maintenant ?

— J'étais avec le troupeau, se justifia Elke d'un air brusqué, regardant l'apprentie tenancière de travers.

— Tu devais m'aider ce matin à faire les comptes, ça fait des semaines qu'on avait prévu de s'y mettre !

— J'ai complètement oublié, s'écria la jeune bergère. Je peux t'aider cette après-midi si tu veux, je n'ai plus rien à faire après !

Winn se redressa au-dessus du comptoir, poings sur les hanches et rouspéta assez fort pour se faire entendre : « J'espère bien, je sais compter mais pas écrire comme toi ! T'as promis de m'apprendre en plus !

— Poussez-vous ! beugla quelqu'un à l'entrée de la taverne, et on s'écarta comme on pu devant cet arrivant visiblement pressé. L'homme joua des coudes jusqu'au comptoir de l'aubergiste et s'adressa à lui par-dessus l'épaule des buveurs, qui interrompirent leur conversations autant pour qu'il soit entendu que pour l'entendre. « Larry ! Où es ta fille ? Elle sait où se trouve Elke, la p'tite bergère ? »

Surprises, les deux filles échangèrent un regard avant de faire de grands signes à celui qui les cherchait. Il s'approcha d'elles d'une démarche d'équilibriste. Tout autour, le brouhaha avait de nouveau cru.

— Vous voulez quoi ? s'égosilla la pâtre, que l'obligation de crier rendait plus comiquement colérique qu'interloquée.

— Le Chef veut te voir, maintenant, au Siège, lui répondit le villageois en détachant les infos pour se faire comprendre. Lève-toi ! »

Malgré tout plus affamée que perplexe, elle tenta de lui faire attendre que son repas soit fini, mais le bonhomme s'en fichait. Il la bouscula gentiment de son tabouret et lui indiqua la sortie d'un geste péremptoire. Elke jeta un regard boudeur à Winn, qui fixait l'importun d'un air tout à fait mécontent. La daube et les comptes devraient manifestement patienter. A peine furent-ils au dehors que l'inconnu força la bergerette à marcher d'un pas vif. Cette dernière n'apprécia pas l'exercice d'autant qu'elle avait le ventre vide. Toutes ses tentatives pour faire parler son accompagnateur au sujet de cette soudaine sollicitation se soldèrent par un « Avance. » peu amène. Elle dû donc faire le trajet dans un silence assez physique.

Au terme d'une enfilade de rues, ils parvinrent devant le Siège de la Doyenne. Il s'agissait de l'unique bâtisse circulaire du village, fortifiée par un cerceau de pierre à sa base, et d'une largeur plutôt décevante compte tenu de l'utilité qu'on lui prêtait. C'était tout ce que l'on pouvait en dire si l'on n'y était jamais entré. Or, cette fortification réservait une autre surprise : elle s'enfonçait sous la terre tel un puits et murait les contours de plusieurs salles souterraines. Une véritable curiosité architecturale pour le village qui, pourtant, n'émerveillait personne. On ne savait pas qui l'avait construit ainsi, mais le dôme pointu échoyait à chaque génération de Doyen depuis sa construction, et cela convenait à tout le monde. A qui d'autre pouvait servir ce repaire de troglodyte, sinon à des sages et quelques archives ? Ce qui était certain, c'était qu'aucune famille ne rêvait de s'y installer. Le guide d'Elke ouvrit l'unique porte que comportait le Siège et pénétra dans l'obscurité qui stagnait au-delà. La bergerette le suivit à l'intérieur et s'arrêta un instant dans la pénombre tiède, le temps de raviver ses sens. Elle entendait les pas de l'homme qui s'éloignait vers l'escalier, d'où lui parvenait une voix grave et ferme en pleine harangue. Un petit bruit de mastication la retint un instant sur le seuil. Dissimulée dans un recoin ombreux de la pièce, une silhouette avachie fixait des yeux caves sur la jeune fille. Une fois l'étonnement passé, elles se saluèrent familièrement.

— Vous allez bien ?

— Si seulement ils pouvaient faire ça ailleurs... »

Un bruit râpeux suivit la plainte, puis un autre, âpre et juteux. La Doyenne mangeait une pomme au couteau, semblait-il, et n'appréciait guère la réclusion qu'on lui imposait à son rez-de-chaussée. Elke ne répondit pas, incertaine, quand elle remarqua que la voix d'en-bas s'était tût. Elle se précipita vers l'escalier, simple enchaînement de dalles mal dégrossies qui hérissait le mur, mais le dévala à pas lents. Dans la première salle souterraine se trouvait une assemblée uniquement composée d'hommes, assis face à un orateur et un autre individu, dressés sur leurs deux jambes. Tous entouraient un petit âtre qui offrit une vision terrifiante à la jeune fille. On l'avait attendue : une multitude de visages éclairés par en-dessous la dévisageait tandis que d'autres, dévissés pour lui faire face, avaient été dérobés par les ombres. Néanmoins, sa panique fondit lorsque ses yeux croisèrent ceux de l'orateur, et qu'elle reconnut enfin le second homme debout, qui n'était autre que son guide. Le cœur battant, la bergerette s'assit sur les dernières dalles avec précaution tout interrogeant l'auditoire du regard. On se détourna d'elle avec des moues dépréciatives, désabusées et même parfois dédaigneuses, tandis que son guide rejoignait l'assistance d'un pas nonchalant.

L'orateur, lui, continuait de la fixer d'un air engageant. Il s'agissait d'un grand homme, à la carrure et au poil proche de ceux d'un ours, au nez cassé et aux mains épatées, et qui possédait pourtant des prunelles claires et intelligentes qu'adoucissaient ses paupières tombantes. Une barbe taillée avec sobriété mangeait la moitié de ses joues et dissimulait un menton carré. Il était vêtu d'une veste couleur mer glauque, assombrie par l'usage, longue, ceinturée, aux manches courtes, et agrémentée d'une tunique de laine brune, de braies et de bottes bistrées. Osbern Ev'Meronn, Chef du village, faisait tout autant tâche que ses guerriers au milieu de cette pièce, murée par des étagères où s'embriquaient rouleaux et codex poussiéreux. Il semblait aussi le plus à l'aise d'entre tous. Il sourit familièrement à la jeune fille puis lui demanda :

— Des rumeurs au village ?

— Oui, et de la foule aussi. Tout le monde ne parle que du seigneur et de cet étranger qui va venir. Mais personne ne sait pourquoi ils viennent, ni pourquoi vous êtes tous barricadés ici, lui rapporta-t-elle.

— Ça ne saura tarder. Elke, ses hommes que tu vois au premier rang, commença-t-il en désignant d'un signe du menton les concernés qui lui jetèrent un regard grave, vont rejoindre l'escorte du seigneur Asgeir. Ils partent en expédition, et nous les accompagneront, toi et moi. »

La petite bergère conserva un silence abasourdi, la surprise ayant coupé court à toutes ses pensées. Elle dévisagea les guerriers au-devant de l'assistance, reconnus quelques visages sans vraiment y faire attention, puis se retourna vers le Chef.

— Mais pourquoi ? demanda-t-elle avec défiance.

— Te souviens-tu du chemin jusqu'à la Frontière ? lui demanda-t-il avec douceur. N'aies crainte, ça n'est plus un secret. Nous avons besoin que tu nous y guides. Sans toi, nous pourrions mettre des jours à l'atteindre en dépit du peu de distance. Te souviens-tu ?

— Oui, je me souviens, fit Elke avec lenteur. Mais pourquoi... ?

Osbern la fixa durant quelques secondes, puis baissa les yeux avec un petit sourire aux lèvres.

— Un servant du Roi accompagne le seigneur Asgeir, comme il l'a annoncé dans sa missive. Ils viennent inspecter la Frontière et remplir un rapport. Mais comme aucun n'a jamais pu s'aventurer de ce côté de la lande à cause de l'interdit qui y règne, ils ont besoin de protection, et d'un guide. C'est là que tu interviens.

— Tu ne vas pas la punir ? le coupa quelqu'un dans l'assistance. Elle a braver un interdit, et tu ne vas pas la punir ?

— Il s'agissait d'un accident, Dirk. Un bien discret accident. Elle aurait été punie seulement si elle avait brisé le secret. Or, c'est moi qui vous en ai parlé.

— Elle aurait dû servir d'exemple pour ceux qui souhaitent désobéir à nos lois.

— Il y a déjà eu assez d'exemples comme ça, trancha le Chef, foudroyant du regard l'impertinent du premier rang, un homme trapu à la toison grisonnante et broussailleuse, avec cet air coléreux plâtré sur le visage qui ferait bien croire qu'à sa naissance, il était déjà vieux et méchant ; mal habillé, dans des vêtements frustes aux couleurs indécises, usés comme s'il les portait chaque jour de l'année, il ressemblait plus à un maraudeur qu'à un guerrier. « La Frontière a causé suffisamment de morts involontaires, reprit Osbern, pas besoin de punir une fillette miraculée. Enfin, peu importe : elle viendra avec nous. Mais si avoir un exemple vous semble absolument nécessaire, je vous retiens pas, partez de votre côté, et les autres trouveront leur chemin. Peut-être que ce petit accident vous semblera pratique après coup. Non ? On reste ensemble alors, très bien !

— Et qui se chargera de la gamine ? demanda un grand gaillard à la voix caverneuse, aux cheveux mi-longs et à la barbe ébènes très sommairement entretenues, au long nez aquilin et aux rides qui tiraient vers le bas.

Il faisait peur à Elke, avec son visage et ses traits tout en longueur, mais sa lente locution grésillante, ses cernes et ses grands yeux à demi-ouvert lui donnaient un air endormi, peu alerte. Difficile d'imaginer la place de celui-là dans une escorte.

— Toi, Martel, lui répondit le Chef après un instant d'hésitation, tout à fait sérieux.

Le bonhomme baissa la tête en silence, regrettant sûrement d'avoir ouvert la bouche. Son voisin, Dirk, s'en offusqua pour lui.

— Attendez, s'insurgea la jeune fille, recouvrant un peu de bon sens. Et les autres bergers, pourquoi ne pas leur demander de vous guider à ma place ?

Elle savait que sa répartie provenait d'une crainte silencieuse : elle était comme une profane qui pénétrait l'enclos d'un sanctuaire. Aujourd'hui plus qu'aucun autre jour, elle se sentait désespérément étrangère au milieu guerrier. Et cependant, son cœur se tordait d'une attirance équivoque : elle rêvait tant de devenir l'une des pierres de ce temple qu'elle avait fantasmée. En cette heure, tout le réalisme de la situation et les rêveries d'Elke s'entrechoquaient. Elle pouvait devenir une gêne pour ses pairs, et même offenser par sa présence leurs visiteurs, car là n'était pas la place d'une jeune fille. Et tandis que d'un côté, elle ne pouvait s'empêcher de sentir un soupçon de culpabilité à l'idée de les accompagner, de l'autre, son cœur battait la chamade : elle ne s'était jamais sentie aussi excitée.

— Afferson, Yalrik et Hugo sont trop vieux pour risquer une pareille chevauchée, et Ran n'a jamais été aussi loin que toi dans la plaine. Pas besoin de tergiverser.

— Et s'il nous arrive malheur ? Que fera-t-on pour sa défense ? s'interposa un des guerriers, un type aux cheveux courts, châtains cendrés, à l'air chafouin et aux yeux d'un noir incisif et pénétrant, qui portait une étrange breloque à l'une de ses oreilles.

— Allons Fred, un peu de courtoisie quand même. Martel sera son garant mais dans l'éventualité où malheur nous arrive, le guerrier le plus proche d'elle devra la défendre. Ce n'est pas votre devoir ? Protéger les villageois ? Si, mais alors ressaisissez-vous, bon sang. Vous ruminez pour une fillette ? gronda soudainement Osbern.

L'air comminatoire qu'il emprunta réduit toute la salle au silence. Quant à Elke, elle entoura ses genoux de ses bras dans un élan de tendresse pour le grand homme. Entre la compassion et ses entrailles qui palpitaient d'une euphorie sourde, elle se sentait encore plus enfantine qu'à l'ordinaire. Elle avait hâte de tout raconter à Winn et à Ran.

— De plus, que ferez-vous sans votre précieuse guide ? asséna le Chef, avec plus de calme cependant. Maintenant que tout est mis au clair, partez vous cuirasser et revenez armé à l'entrée du village. J'envoie quelqu'un harnacher les chevaux en vitesse. L'escorte ne devrait pas tarder à arriver. »

Et Osbern se dirigea vers l'escalier, obligeant la bergerette à le gravir en toute hâte et traînant dans son sillage les guerriers qui se levaient.

.oOo.

Dernière réécriture : septembre 2022

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