— Il y a des mineurs, ce soir, Monsieur.
Paul Khan se retourna vers l'employé qui venait de le déranger dans son bureau et l'observa à la dérobée, pas certain de comprendre en quoi cette affirmation étant censée le préoccuper.
— Je sais, répondit-il alors qu'on entendait, à travers les murs pourtant épais de son bureau, la musique assourdissante du Palace, Il s'agit seulement de Noah et de ses amis.
— Mais ses amis représentent la moitié de la boite, rétorqua l'employé.
— Tant qu'ils consomment, je ne vois pas où est le problème.
L'alcool était interdit aux mineurs, le problème n'était pas si difficile à cerner, mais quand il était résolu avec un bon paquet de fric, il posait tout de suite moins de soucis.
— Très bien, murmura l'homme en quittant le bureau.
Il observa une dernière fois son patron, le maudissant intérieurement. Paul Khan était de ses infimes personnes à avoir réussi sa vie au sens fort du terme. Il était au sommet du pays, celui où la loi du plus fort avait toujours été de mise. L'homme bifurqua vers la sortie et croisa le petit protégé de la famille Khan, le futur propriétaire du Palace.
— Bonsoir, déclara-t-il à l'adresse du garçon qui, sans un regard pour lui, se dirigea vers son père.
Décidant de ne pas s'attarder sur son cas, l'employé quitta le bureau et laissa Noah seul avec son paternel.
— Qu'est-ce que tu fais là ? L'interrogea Paul, surpris, Tu n'es pas en bas à faire la fête ?
— Si, si, rétorqua son fils, Mais Ethan m'a passé un coup de fil et je n'entendais rien avec la musique, je vais le rappeler.
— Très bien, murmura son père en s'écartant pour lui laisser son bureau, De toute façon, j'allais partir.
— Tu ne restes pas au Palace ?
— Non, répondit-il après un instant de réflexion, Je n'ai pas très envie de faire la fête.
— Mais c'est le Nouvel An !
— Je sais, murmura Paul, Je vais juste appeler Chloé.
Il avait terminé sa phrase dans un murmure presque inaudible, comme s'il redoutait réellement la réaction de son fils face à la prononciation du nom de sa nouvelle compagne. Il n'en fut rien et Noah garda cette distance indifférente qui prouvait bien à son père qu'il n'avait nullement envie d'engager la conversation quand elle tournait autour de cette femme. Paul poussa un soupir, déçu, puis ajouta avant de quitter la pièce :
— Tu vas avoir du mal à draguer avec ce plâtre.
Noah reporta son regard sur son bras et esquissa un sourire. Il n'avait même pas pu enfiler un costume à cause de cette foutue connerie et s'était contenté d'un pull gris fin qui laissait passer son bras doublé de volume.
— J'ai connu bien pire, ne t'inquiète pas pour ça.
Paul Khan leva les yeux au ciel, trouvant probablement sa remarque amusante, alors qu'elle laissait pourtant sous entendre une vie sexuelle quelque peu tordue pour un garçon de son âge. Il quitta son bureau après avoir souhaité une bonne année à son fils.
Noah s'installa derrière le fauteuil en cuir de son père et appuya sur la touche de rappel automatique de son téléphone portable. Au bout de quelques sonneries, il entendit la voix de son ex meilleur ami :
— Allô, Noah ?
— Oui. Tu viens de m'appeler ?
— Tu ne devineras jamais où je suis ! S'exclama Ethan qui était, manifestement, fou de rage.
— Et bien, tu es censé être au Palace vu que j'ai gracieusement laissé ton nom sur la liste des invités malgré notre différend, ironisa Noah qui était, pourtant, très sérieux, car terriblement vexé de ne pas le savoir à sa soirée.
— Je suis au Nouvel An chez Jared, rétorqua Ethan, sans même s'excuser.
D'ailleurs, il n'avait précisément aucune raison de le faire.
— Et devine qu'il y a !
— Je me passerai de tes devinettes, souffla Noah, blasé, Je te signale que tu me fais perdre du temps là.
— ANNA ! Hurla Ethan dans le combiné, alors que son ex meilleur ami ne comprit pas tout de suite ce qu'elle venait faire dans la conversation.
— Quoi ?
— Anna ! Il y a Anna au Nouvel An de Jared !
Noah se redressa sur son fauteuil, repensant au moment où elle lui avait annoncé faire une soirée avec des « potes » à elle... Cette pauvre fille prenait manifestement ses rêves pour des réalités.
— C'est une telle abrutie, lâcha Noah sans même s'en rendre compte.
— Mais oui ! S'égosilla Ethan qui semblait toujours aussi furieux, Je n'en reviens pas ! Elle a rompu avec moi parce que je l'ai laissée à une des soirées de Jared et, maintenant, elle y va sans même prévenir personne ! Mais qu'est-ce qu'elle va faire avec ce type ? Qu'est-ce qu'elle irait faire avec le seul mec de cette ville qui est probablement pire que toi ?
— Te rendre jaloux, te montrer que tu ne la contrôles pas, énuméra Noah à qui les réponses semblaient venir naturellement.
Comportement classique, songea-t-il intérieurement.
— Je n'en reviens pas qu'elle me fasse ça, enchaina Ethan sans même l'écouter, Mais qu'est-ce qu'elle cherche à me prouver ?
Noah esquissa un sourire, pas certain que ce soit réellement à Ethan qu'elle cherche à prouver quelque chose, puis il s'arrêta, avant de s'exclamer, surpris :
— Pourquoi tu me racontes ça en fait ?
— Pour que tu t'offusques avec moi ! S'égosilla Ethan qui semblait bien le seul à trouver cette situation tout à fait normale, Yanis est injoignable et il ne sait pas s'énerver comme tu le fais ! Franchement, soutiens-moi ! Pourquoi est-ce qu'elle traine avec ce type ? Non mais, sérieusement, pour qui elle se prend ?
— J'adorerais m'offusquer avec toi Ethan, mais je te rappelle que nous ne sommes plus amis. Je ne partage plus tes problèmes.
— S'il-te-plait, Noah, j'ai besoin de partager ma colère avec quelqu'un !
— Va la voir, proposa-t-il, sans grande conviction.
Car Noah était plutôt soucieux de terminer cette conversation au plus vite.
— Pas question ! S'écria Ethan, Elle va croire que ça me touche qu'elle soit ici.
— Ce qui n'est pas le cas effectivement, ironisa Noah.
— Oh putain, mec, je n'en reviens pas... Je crois que je suis amoureux d'elle.
— Mais non, souffla Noah, blasé, Tu dis ça parce que ça t'énerve de la voir avec d'autres mecs, comme tu pensais être amoureux de Gabi quand elle sortait avec Raphaël et, maintenant qu'elle veut te reprendre, tu n'en veux même plus.
— Qui t'a dit ça ? S'étonna Ethan, Gabi ?
— Je sais lire entre les lignes.... Pour en revenir au sujet de base, laisse tomber Anna. C'est le Nouvel An, profite de ta soirée.
— Ok, souffla le garçon qui semblait désormais calmé, Tu as raison, je vais te laisser, passe une bonne soirée aussi.
Ils raccrochèrent et Noah se releva du fauteuil de son père, frustré par cet appel tout en ignorant pourtant la cause. Il sortit du bureau, prenant soin de refermer la porte à clé derrière lui, puis se rapprocha du grand escalier de marbre blanc qui rendait au rez-de-chaussée, c'est à dire, à la boite de nuit où tous ses amis se déchainaient en cette dernière soirée de l'année. De sa position, il apercevait un bout de la salle. Sur un des grands murs était tendue une immense toile sur laquelle venait se projeter les images qu'une caméra tournante filmait au milieu de la piste de danse. Ainsi, les visages rouges de sueurs de l'élite parisienne se voyaient afficher sur un grand écran, répondant ainsi à leur narcissisme grandissant au fur et à mesure de la soirée. Bien sûr, ils dégoulinaient de la même sueur nauséabonde que toute la populace enfermée dans les autres boites de la capitale, odeur agrémentée du doux parfum de l'alcool et du tabac, mais ils suaient avec classe... Du moins, c'était ce qu'ils croyaient tous.
***
— Alors, c'est officiel ? Murmura Lucas du bout des lèvres.
Ellie se retourna vers lui, les yeux pétillants d'une lueur malicieuse et un large sourire dessiné sur ses lèvres.
Son petit ami continua, profondément dépité :
— J'ai perdu ?
Il plongea son regard dans celui de la jeune fille qui susurra espiègle :
— Tu dois reconnaître que je te suis supérieure.
— Comme si ce n'était pas déjà le cas, rétorqua le garçon en plongeant vers ses lèvres pour celer sa défaite.
Les deux jeunes bifurquèrent leur regard vers la scène où le groupe Olympia Fields était en train d'interpréter un de leurs morceaux les plus célèbres. Ils étaient dans un bar rock de la capitale qui avait, pour l'occasion du Nouvel An, invité plusieurs groupes de musiques qui commençaient à percer sur la scène parisienne pour animer la soirée. A leur entrée dans le bar, Lisa Delgarde, la batiste des Olympia Fields, et Ellie Lefevre s'étaient jetées dans les bras l'une de l'autre. Lucas avait d'abord cru à une mise en scène tant il ne pouvait en croire ces yeux que ces deux opposés puissent être amies, mais, au fil de la conversation, il avait compris que Lisa connaissait trop bien Ellie pour que ce ne soit qu'une mascarade. Sa petite-amie connaissait réellement les membres de son groupe préféré des derniers mois, c'était dur pour lui d'accepter sa défaite, mais il l'avait sous-estimé et il en payait les frais.
Lucas bifurqua son regard vers Ellie qui chantonnait du bout des lèvres les paroles de leur chanson, tout en hochant la tête en accord avec la musique. Incapable de détourner son regard de la jeune fille, il scruta avec attention ses yeux. Jamais il n'en n'avait connu d'aussi bleus, Ellie avait réellement le plus beau regard du monde. Puis il reporta son attention sur ses lèvres fines et recouvertes d'un rouge à lèvre foncé. Il observa ensuite ses cheveux noirs ébènes, ils faisaient de belles boucles rondes sur les pointes et avaient une brillance à faire palier tous les coiffeurs de Paris. Il baissa les yeux et observa son corps en mouvement sur la musique. Elle était fine, sans être trop maigre, et ses seins étaient parfaits, ni trop gros, ni trop petits. Ellie portait une robe blanche à dentelles qui lui allait à ravir, ne serait ce que parce que sa tenue sortie tout droit d'un conte de fée pour petite fille venait contrastée avec l'image de rebelle qui émanait d'elle. Ellie était comme une fille précieuse qui n'avait nullement besoin d'être secourue.
— Tu as fini de me regarder comme ça ? L'interrogea la jeune fille sans pour autant quitter son regard de la scène, Tu fais flipper.
Revenant soudainement à la réalité, son petit-ami tourna la tête, mal à l'aise de s'être fait prendre à cette introspection qui n'était pas vraiment discrète, et il se racla la gorge en espérant couper court à toutes autres questions.
— Tu pensais à quoi ?
C'était raté.
— Lucas, tu pensais à quoi ? Répéta Ellie, intriguée et en se plantant devant lui pour l'obliger à la regarder.
— Je pensais que tu étais très belle, ce soir.
— Tu peux être sincère, le coupa la jeune fille en levant les yeux au ciel, Tu peux me dire ce que tu pensais réellement.
— Qu'est-ce que je pourrais penser d'autres ?
— Tu pourrais penser que cette robe ne me va pas du tout, commença-t-elle à y réfléchir, Tu pourrais penser que je n'aurais pas dû mettre autant de rouge à lèvre car ça te colle aux joues, tu pourrais penser aussi qu'avec les talons que je porte que, si jamais il y a le feu dans le bâtiment, « Bah, putain, on n'est pas sortis de l'auberge avec l'autre pouffiasse », et tu pourrais d'ailleurs penser : « Pourquoi j'ai fait ce pari stupide avec cette pouffiasse ? », ou même : « Mais, au fait... Pourquoi est-ce que je traine avec cette pouffiasse ?! ».
Elle avait terminé son monologue avec une intonation exagérée dans la voix qui fit rire Lucas et elle enchaina en plongeant son regard dans le sien :
— Dis, tu pensais à ça ?
— Non, murmura-t-il en étouffant un rire, Je ne pense pas que tu es une pouffiasse.
— Mais tu te demandes ce que tu fais à passer ton Nouvel An ici, avec moi ? L'interrogea-t-elle sans se laisser démonter.
— Je me demandais surtout ce que tu fais à passer ton Nouvel An ici avec moi, reprit Lucas après un instant.
— Ouais... Ça aussi, je me le demande.
Ils se turent un instant, suivit par l'arrêt de la musique. Continuant à s'observer en silence, ils entendirent soudainement des hurlements à côtés d'eux, ressemblant à des « Bonne Année ». Pourtant, c'était comme s'ils étaient tous les deux dans un autre monde. Ces cris n'étaient que de vagues murmures à leurs oreilles, tant ils étaient concentrés l'un sur l'autre.
— Putain, souffla Lucas.
— Moi aussi, murmura Ellie qui comprenait ce qu'il avait en tête.
— Est-ce qu'on est ... Amoureux ? S'étrangla le garçon.
Les « Bonne Année » continuèrent de fuser autour d'eux et ils furent bientôt emportés par les baisers sur les joues et les accolades amicales. Ils se perdirent de vue dans la foule pendant quelques instants puis, sentant la pression retombée peu à peu, ils se rejoignirent au milieu du bar.
— Arrête de me surprendre, putain, murmura Lucas en l'attrapant dans ses bras, Je vais vraiment finir par t'aimer sinon.
La jeune fille pouffa de rire et se recula de son étreinte pour lui faire face. Elle murmura à quelques centimètres de ses lèvres :
— Trop tard... Tu es fou de moi.
Incapable de lui répondre quoi que ce soit, Ellie en profita pour ajouter :
— Bonne année à toi aussi.
***
Ophélie Joly pénétra sur la piste de danse en faisant voler derrière elle sa longue crinière brune. Elle n'en revenait pas d'avoir réussi à entrer à cette soirée. Bien sûr, elle avait dû trainer tout autour de la boite pour trouver un idiot qui l'aiderait à y entrer. Après une vingtaine de minutes, elle et sa copine avaient réussi à faire croire à une bande de jeunes arrogants qu'elles avaient oublié leur carton d'invitation. Ils les avaient intégrés à leurs bandes car deux de leurs amis étaient absentes.
Ophélie observa son amie du coin de l'œil. Eva Nolan était en train de danser avec un homme plutôt âgé. Il était loin d'être beau, mais son costume laissait présager qu'il avait une certaine fortune derrière lui, ce qui compensait. Absolument pas inquiète d'avoir ce genre de mentalité à seulement quatorze ans, la jeune fille esquissa un sourire pour son amie, comme si elle lui autorisait réellement à aller plus loin. Puis elle se retourna vers la piste de danse, cherchant sa proie des yeux : Noah Khan. Il était une heure du matin et elle l'avait à peine vue de la soirée, alors qu'il était supposé être le centre de l'attention. Les seules fois où elle l'avait aperçu, il était resté scotché sur son téléphone portable à envoyer des messages. Sérieusement, il n'avait rien de mieux à faire ? S'était-elle interrogée, craignant de s'être trompée sur le personnage.
Soudainement, Ophélie fronça des sourcils face à la scène qu'elle avait sous les yeux. Elle avait l'impression de reconnaître la fille de la dernière fois, la jeune blonde qu'elle avait vu dans le café, la cousine de Gabrielle. Mais comment avait-elle réussie à entrer à cette soirée ? Ne leur avait-elle pas dit qu'elle ne viendrait pas ?
Rachel était accompagnée de Yanis Perrin. Le garçon était, d'ailleurs, très fier d'avoir pu réussir à la faire entrer à ce genre de soirée VIP. Noah avait bien évidemment refusé, puis il avait changé d'avis du jour au lendemain, sans lui donner aucune explication. Mais, au fond, peu importait, puisqu'il avait pu être son cavalier. Une jolie façon de se rattraper depuis qu'il l'avait lâchée à la soirée de Charlotte Loizeau, alors que la jeune fille était en train de vomir dans les toilettes.
— Rachel ? Interrogea Ophélie lorsqu'elle passa à côté d'elle et Yanis.
La jeune fille s'arrêta, surprise, et se retourna vers Ophélie. Son visage de garce lui revint à l'instant en mémoire et elle l'observa un instant, en silence. La brunette portait de si hauts talons qu'elle la dépassait bien d'une tête et la robe moulante qu'elle portait laissait deviner ses formes avantageuses. Elle était loin de ressembler à une gamine de quatorze ans, contrairement à elle. Cependant, c'était elle qui était accompagnée d'un invité VIP et non cette pimbêche prétentieuse. Rachel esquissa un sourire avant d'ajouter :
— Oh, tu as réussi à entrer ?
— Oui, une connaissance, répondit vaguement Ophélie qui ne voulait pas entrer dans les détails, Et toi ?
Rachel attrapa la main de Yanis qui, surpris par cette initiative, resta silencieux, tandis qu'elle continua :
— Je suis entré avec mon petit-ami.
— Petit-ami ?
Avant qu'ils n'aient le temps d'ajouter quoi que ce soit, Rachel embrassa Yanis sous les yeux d'Ophélie. La jeune fille se recula, surprise. Elle ne réalisait pas tout à fait que cette fille insignifiante et sans intérêt ait réellement réussi à avoir un mec comme Yanis Perrin, un ami proche de Ethan Franck et Noah Khan. D'un coté, relativisa la jeune fille, Ce garçon était tout aussi insignifiant, comparé à Ethan et Noah qui étaient littéralement à tomber par terre, se rassura-t-elle.
Se souvenant de sa proie, elle bifurqua son regard vers le reste de la piste de danse, de toute manière elle n'avait pas vraiment prévu de les regarder s'emballer toute la soirée, et tomba enfin sur Noah Khan, prêt du bar. Il se tenait à côté de Gabrielle Gallien et semblait plongé dans une conversation très sérieuse, vue le visage sévère qui tirait les traits si parfaits de son visage. Ophélie inspira un grand coup pour se ressaisir et avança vers eux d'un air déterminé.
***
Noah Khan rangea son téléphone portable dans la poche de son slim noir et esquissa un sourire, amusé par le SMS qu'il venait de lire. Il se dirigea vers le bar où Gabrielle Gallien n'avait pas changé de place depuis les douze coups de minuits. En s'approchant, il réalisa, sans grand étonnement, qu'elle était complètement ivre, vu qu'elle avait passé les deux dernières heures à boire de l'alcool sans bouger. Au moins, elle avait rempli les caisses de la boite à elle toute seule.
— Salut, murmura-t-il en prenant place à côté d'elle.
— Salut, répondit-elle d'une voix morne en gardant son regard fixé dans le fond de son verre.
— Quelqu'un est mort ? Ironisa Noah.
Ce n'était pas très drôle, parce que, franchement, ça aurait très bien pu être le cas. D'ailleurs, c'était ce qu'il réalisa à l'instant puisqu'il se retourna d'un seul coup vers elle et répéta, alarmé :
— Quelqu'un est mort ?
— Oui, murmura la jeune fille, dépitée, Moi.
Blasé de ce pessimiste débordant pour le tout premier jour de l'année, Noah souffla, exaspéré :
— Qu'est ce qu'il t'arrive encore ?
— Ethan n'est pas venu au Palace.
— En effet, rétorqua le garçon, Il est chez Jared avec Anna.
— QUOI ?
Elle se retourna vers lui, les yeux emplis de larmes de rage, et enchaina, froidement :
— Mais qu'est-ce qu'il fout encore avec ce laideron ?
— Et bien, je vois que cette fille t'inspire de la sympathie, pouffa Noah en commandant d'un geste de la main au serveur deux verres d'eau.
— Ne me fais pas passer pour la méchante, le coupa-t-elle, sèchement.
— Pourquoi ?
— Parce que ce n'est pas ce que je suis, répondit-elle, vexée, Je veux seulement le bien d'Ethan et je ne la sens pas cette fille. Elle est bizarre.
— Si par là tu entends qu'elle a les dents écartées et qu'elle ne fait pas du trente quatre alors, oui, elle ne te ressemble pas, lui accorda-t-il.
— Je ne parle pas de physique... C'est juste que je la sens fausse avec lui.
— Peut-être, marmonna le garçon, peu convaincu.
Le serveur posa le verre sur le bar et ils le remercièrent brièvement.
— De l'eau, commenta Gabrielle, sceptique... Khan, tu m'as habituée à mieux quand même.
— Tu es complètement torchée, ne me remercie pas surtout, ironisa-t-il.
— Je n'ai pas l'habitude de te voir faire quelque chose de gentil.
— Détrompe-toi, je ne veux pas que tu niques la moquette avec ton vomi.
Gabrielle esquissa un sourire avant de porter le verre à ses lèvres, elle avala le contenu d'une traite. Puis elle ajouta :
— Je déteste cet endroit. Je crois que je vais rentrer.
— Il n'est même pas deux heures du matin, l'arrêta Noah, Tu ne vas pas rentrer si tôt ?
— Je n'ai rien à faire ici.
— Moi non plus.
Surprise de l'entendre parler ainsi alors qu'il était probablement dans l'endroit au monde qu'il appréciait le plus, elle s'exclama en se retournant vers lui :
— Pardon ?
— Je m'ennuie, lui avoua-t-il.
Au fond, Noah détestait le Nouvel An. Il ignorait pourquoi il devait fêter le fait qu'il allait encore passer une année avec tous les crétins qui constituaient son entourage. Quand il les regardait danser et se bourrer la gueule tout autour de lui, il ne comprenait pas réellement ce qui pouvait le rendre joyeux.
— On part ? L'interrogea-t-il.
— Où ça ?
— On a qu'à monter dans ma suite, proposa-t-il, Elle est au dernier étage.
Pas vraiment partante pour aller faire le tour de Paris maintenant, la possibilité d'avoir juste à grimper dans un ascenseur pour quitter ce lieu de débauche sembla convenir à Gabrielle. Elle accepta d'un geste de la tête. Noah attrapa sa main pour l'aider à descendre de son tabouret et elle tituba. S'accrochant à son épaule, il plaça sa main dans son dos pour la maintenir debout et l'aider à avancer jusqu'à la sortie. La tête de Gabrielle commençait à tourner et le fait qu'elle ait passé les deux dernières heures à boire de l'alcool assise dans la même position n'aidait pas.
— Je ne vais pas très bien.
— Je vais te faire couler un bain, lui répondit le garçon en descendant lentement sa main le long de sa colonne vertébrale.
Il avança rapidement, conscient de faire probablement la pire erreur de l'année, alors qu'elle venait juste de commencer.
Il entendit une voix derrière lui :
— Noah Khan !
Il se retourna et aperçut une jeune brunette avec de long cheveux et des yeux immenses. Elle était plutôt jolie, mais son visage ne lui inspirait pas une grande confiance.
— On se connait ? Lâcha-t-il.
— Non pas encore, mais... Tu pourrais peut-être m'offrir un verre pour remédier à cela.
— Non merci, rétorqua Noah sans même chercher à être sarcastique.
Puis il continua son chemin et sortit de la piste de danse avec Gabrielle, sous le regard consterné d'Ophélie Joly.
***
Anna et Ruben se précipitèrent dehors pour prendre l'air. Jared Greggs avait organisé son Nouvel An dans la deuxième maison de sa famille, en dehors de la périphérie, en plein campagne, pour être tranquille. L'imposante maison en briques était donc remplie d'une musique assourdissante et de jeunes tous plus ivres les uns que les autres.
En arrivant dans le jardin, ils se jetèrent sur l'herbe verte et apprécièrent la sensation de fraicheur. Contre toute attente, Anna et Ruben s'amusaient vraiment à cette soirée, ils n'avaient presque pas critiqué les invités, puisqu'on pouvait presque considérer qu'ils s'entendaient plutôt bien avec eux. L'alcool aidant, ils avaient même partagé un narguilé avec Jared et ses amis, puis avaient fini par danser en plein milieu du salon, tout cela sous le regard incendiaire d'Ethan Franck.
Si Ethan pensait qu'Anna avait fait exprès de venir à cette soirée pour le narguer, elle n'avait, en réalité, pas songé une seule seconde au fait que son ex-petit-ami pourrait être ici. Il avait semblé évident pour la jeune fille qu'Ethan irait au Palace... Comme pratiquement tout son lycée. Du coup, elle avait essayé de passer toute la soirée à l'ignorer, pour éviter qu'il lui pose la question fatidique : Que foutait-elle ici ? Et pour cause, elle n'avait pas vraiment de réponse.
— Merci de m'avoir proposée de venir, souffla Anna en se retournant vers Ruben, alors qu'ils étaient tous les deux assis dans l'herbe, Je ne me suis pas amusée comme ça depuis tellement longtemps !
— De rien, répondit-il en esquissant un sourire, Cette soirée n'aurait pas été aussi géniale sans toi !
Elle se releva de sa position et aperçut Ethan sortir avec une fille de la soirée. Il la tenait par la main et ils allaient manifestement partir. Ils s'arrêtèrent cependant sur la terrasse et Ethan se planta devant elle pour l'embrasser. Anna poussa un soupir exaspéré. Dire qu'il se donnait autant de mal pour embrasser cette fille devant elle, dans l'espoir de la faire réagir, alors qu'elle n'en avait strictement plus rien à faire de lui. Son conte de fée s'était écroulé le soir où il l'avait lâchée à cette soirée dans l'immeuble désaffecté et, depuis, elle ne se faisait plus guère d'illusion sur lui. Si en apparence Ethan pouvait ressembler au Prince Charmant, il était en réalité bien trop égoïste pour être charmant en quoi que ce soit. Anna entendit la sonnerie de son portable et trouva là une échappatoire à la scène qu'elle avait sous les yeux. Elle s'empara de son téléphone, lut le message, et répondit en souriant, avant de le ranger à sa place initiale.
— A qui tu parles comme ça depuis le début de la soirée ? L'interrogea Ruben en se relevant à son tour de sa position allongée, Tu n'as pas lâché ton portable !
— Oh rien d'important, murmura la jeune fille en se concentrant à nouveau sur Ethan et sa nouvelle conquête.
Loin d'avoir arrêté leur aventure baveuse, ils en étaient presque rendus à faire l'amour à même la terrasse.
— Dégeu, murmura Anna avec une grimace de dégoût.
— Tu as remarqué qu'il avait passé toute sa soirée à essayer de te rendre jalouse ? L'interrogea Ruben, amusé et surtout trop content d'être resté le centre d'attention de la jeune fille pendant toute la moitié de la nuit.
— Non, il n'est pas jaloux. Il est juste arrogant, il ne supporte pas que ma vie ne tourne plus autour de la sienne.
— Alors, tu devrais peut-être lui faire comprendre plus clairement.
Ils se retournèrent vers le couple qui s'emballait au milieu de la terrasse et Ruben précisa, après un instant :
— Je veux dire, il serait peut-être temps de lui rendre la monnaie de sa pièce.
— Pardon ? S'étonna Anna en se retournant vivement vers lui, Est-ce que c'est une technique de drague pour m'embrasser ?
Ruben leva les yeux au ciel et se laissa tomber sur l'herbe en riant.
— Quoi ? L'interrogea Anna.
— Écoute. Je ne pensais pas devoir te le dire si tôt mais... Je suis gay.
— Hein ?! S'écria la jeune fille en se laissant tomber sur le sol pour arriver à quelques centimètres de son visage, Tu es gay ?!
— Oui, répondit le garçon en riant, Et tu es la première personne à qui je le dis.
Anna resta silencieuse, touchée par cette marque de confiance, et Ruben enchaina en se relevant :
— Alors, est-ce que tu veux toujours faire comprendre à cet Ethan qu'il ne te branche plus du tout ?
Elle répondit par l'affirmative à sa question et le garçon plongea vers ses lèvres pour l'embrasser. D'abord timides, ils n'osèrent guère se montrer expressifs. Puis, finalement, se laissant porter par le moment et l'alcool qui coulait dans leurs veines, ils entrouvrirent leurs lèvres. Anna sentait des papillons lui tordre ventre. Rien à voir avec Ruben, pourtant, puisqu'elle venait d'apprendre qu'il préférait les hommes, mais elle réalisait à l'instant qu'il était le deuxième garçon qu'elle embrassait dans sa vie. Elle qui avait toujours pensé ne pas intéresser les mecs, après seulement quelques mois, elle avait tout de même réussi à sortir avec Ethan Franck et, maintenant, embrasser Ruben Greggs. Il y avait pire comme situation.
Ils se décollèrent l'un de l'autre en esquissant un sourire et Anna se retourna vers l'endroit où elle avait aperçu Ethan peloter cette inconnue. Ils n'y étaient plus. Peu importait, au final. Anna se fichait bien de ce qu'il pouvait penser d'elle et, s'il avait envie de croire qu'elle tenait encore à lui, qu'il le fasse, ça ne changerait en rien son quotidien.
— On retourne boire ? Proposa-t-elle à Ruben.
— Sérieux ? Tu n'en as pas assez là ?
— Non ! S'exclama-t-elle en l'attrapant par la main et en se relevant pour l'emmener avec lui.
Les deux jeunes se précipitèrent dans la maison pour se servir un verre. Anna savait pertinemment qu'elle ne tenait pas l'alcool et elle avait conscience des dangers auxquels elle s'exposait, mais une partie d'elle avait envie de tester ses limites. Elle voulait savoir jusqu'où elle était capable d'aller. Depuis sa petite aventure avec Ethan et ce baiser avec Ruben, elle avait enfin l'impression qu'elle avait le droit à tout ceci, elle avait le droit d'être l'actrice de la vie qu'elle s'était toujours imaginée. Une vie palpitante avec ses surprises et ses imprévues. La vie d'une vraie adolescente de son âge et non celle qu'elle avait vécue depuis toutes ces années, une vie sans amour et sans plaisir.
Anna avala le verre que lui tendit Ruben d'une seule traite et le reposa, victorieuse, sur la table de la cuisine. Tout partait en vrille dans sa vie : son père qui avait quitté la maison, sa mère qui sortait probablement avec le pire abruti de la ville, son meilleur ami amoureux d'une sale peste, Ethan qui la considérait désormais comme une merde et Ruben, son seul amour potentiel, qui venait de lui apprendre qu'il était gay.
Pourtant, malgré ça, elle ne s'était jamais sentie aussi vivante qu'à cet instant où elle ne contrôlait plus rien.