Tâtonnant avec sa petite cuillère la part de tarte aux pommes qui trônait dans son assiette, Noah n'écoutait que d'une oreille les plaintes de Betty et Aline, tout en jetant de temps en temps des rapide coup d'œil à Ellie qui avait déjà terminé sa part de gâteau et semblait s'ennuyer à mourir. Bien sûr, ils étaient heureux que leurs deux grands-mères respectives soient meilleures amies comme eux deux l'étaient, mais leurs conversations interminables autour du goûter du vendredi après-midi les gonflaient sérieusement.
— Du coup, Dominique m'a accompagné à la piscine à la place de Francis ! Tu aurais vu la tête qu'il a tiré ! S'esclaffa Betty à l'unisson avec Aline.
Puis Noah décrocha à la seconde qui suivit celle où il avait voulu reprendre le fil de la conversation, en vain. Il reporta son regard vers Ellie qui était minutieusement occupée à ôter les saletés incrustées sous ses ongles à l'aide d'un cure dent. Noah en venu presque à regretter de ne pas en avoir pour pouvoir s'affairer à son tour à cette activité. Soudainement, le téléphone d'Ellie vibra sur la table et la jeune fille se précipita dessus, ravie d'avoir sous la main un moyen aussi simple de quitter la table. Son visage se fronça, cependant, quand elle lut le nom du destinataire et décrocha en s'éloignant précipitamment sous le regard intrigué de Noah. Surement son nouveau copain, réalisa-t-il furieux qu'elle ne lui en ait toujours pas parlé.
— Tu ne manges pas, chéri ? L'interrogea sa grand-mère en observant attristée l'assiette encore pleine du garçon.
— Pas faim, marmonna-t-il en essayant de se concentrer sur la conversation d'Ellie à l'autre bout de la pièce.
— Tu veux manger autre chose ? Enchaina Aline.
— Je n'ai pas faim ! Répéta-t-il excédé en se relevant subitement de la table.
Surprise par tant d'énervement dans sa voix, sa grand-mère ne lui répondit pas et se contenta d'attraper son assiette pour aller jeter la nourriture.
— Mamie... Murmura Noah, Je suis désolé.
Mais Aline avait déjà quitté la cuisine et Betty, la grand-mère d'Ellie, le fusilla du regard.
— Quoi ? Ce n'était pas contre elle. J'étais énervé pour autre chose.
— Alors, énerve-toi sur autre chose, rétorqua-t-elle sèchement, Aline n'a pas à supporter ton sale caractère !
Noah esquissa un sourire. Betty était vraiment le portrait craché de sa meilleure amie. Ellie avait de qui tenir.
— Je dois y aller, intervient justement l'intéressée en rangeant son téléphone dans la poche de son jean.
— Je viens avec toi, enchaina directement Noah, ravi de pouvoir l'utiliser comme excuse.
Les deux enfants attrapèrent leurs affaires et Betty interrogea sa petite-fille alors qu'ils avaient déjà passé le pas de la porte.
— Tu dines avec moi, ce soir ?
— Oui, je rentre vers vingt heures ! Lui répondit la jeune fille en refermant rapidement la porte derrière elle pour éviter un dialogue interminable sur ce qu'elle voulait manger.
Depuis le départ de ses parents et son installation chez Betty, la vieille femme avait pris l'habitude de la chouchouter au maximum, répondant au moindre de ses désirs. Sauf qu'Ellie ne supportait pas cette surprotection, elle qui avait toujours eu l'habitude de vivre seule.
— J'ai cru qu'elles ne s'arrêteraient jamais de parler ! Pouffa Noah lorsqu'ils pénétrèrent tous les deux dans l'ascenseur.
— Moi non plus, lui avoua sa meilleure amie en se laissant tomber contre les parois d'acier de l'habitacle.
— Heureusement que tu es toujours là, ajouta-t-il en posant un baiser sur sa tempe.
Ellie ne répondit pas et baissa la tête, comme si elle était mal à l'aise. N'en pouvant plus d'attendre, le garçon lui posa enfin la question qui lui brulait les lèvres depuis quelques jours :
— El'...Tu me le dirais s'il se passait quelque chose avec Lucas ?
La jeune fille tressaillit, mais il n'eut pas le temps de s'en rendre compte car l'ascenseur venait à l'instant de toucher le rez-de-chaussée et ils avaient été tous les deux secoués.
— Lucas ? Répéta-t-elle en sortant de l'habitacle, De qui tu parles ?
— Tu sais très bien de qui je parle, répondit-il en la suivant à l'extérieur de l'immeuble.
Dehors, il faisait déjà nuit noire et Ellie ferma son manteau pour se réchauffer tandis que Noah lui ouvrit la porte. Ils sortirent de l'immeuble tous les deux et le vent glacial du mois de décembre souffla dans leur visage avec force.
— S'il-te-plait, je ne suis pas aveugle, je sais bien qu'il se passe quelque chose avec ce type, enchaina Noah en la suivant dans la rue.
La jeune fille ne répondit pas et enfonça sa main dans son sac pour en sortir son paquet de cigarette. Elle le tendit à Noah qui en attrapa une, sans même la remercier. Il l'alluma après qu'elle lui ait passé son briquet :
— De rien, ironisa-t-elle face à son silence.
Le garçon ne releva pas la remarque et continua :
— Pourquoi tu ne veux pas m'en parler ? On s'est promis de toujours tout se dire.
— Je n'ai rien à te dire, lui répondit Ellie en allumant sa cigarette, Il ne se passe absolument rien.
La jeune fille souffla la fumée dans les airs, ignorant comment elle arrivait à lui mentir aussi effrontément, et enchaina imperturbable :
— Je te le dis toujours quand je sors avec des mecs.
Noah se planta devant elle et lui retira sa cigarette des lèvres en soupirant, excédé.
— No', qu'est-ce qu'il y a ? L'interrogea Ellie d'un air inquiet.
La jeune fille avait peu l'habitude de le voir si sérieux, lui qui avait le don pour plaisanter sur n'importe quel sujet, et en particulier les plus graves.
— Je suis le seul qui doit compter pour toi, les autres ne sont que du divertissement.
— Je le sais, lui assura-t-elle en passant une main tendrement sur sa joue.
Le garçon déposa ses lèvres dans le creux de sa main et il continua, le regard toujours planté dans celui de la jeune fille :
— Parce que c'est ce que sont les autres pour moi, toutes ces filles, je m'en fiche. Tu es la seule qui compte.
— Je sais Noah, répéta Ellie pour la énième fois, Il n'y a personne d'autre que toi, je te le jure.
Le garçon sembla hésiter, puis devant le regard bienveillant de sa meilleure amie, il décida de la croire et poussa un soupir de soulagement.
— Je ne sais pas ce que je deviendrais si tu me lâchais, lui avoua-t-il.
— Moi non plus, Noah.
C'était vrai. Qui pouvait bien vouloir d'elle après tout ? Qui d'autre que son exact sosie ?
— Et Lucas, repris Noah, Tu dois me promettre de ne plus l'approcher. Je n'aime pas te savoir avec ce type. Tu sais très bien pourquoi.
Oui, elle le savait, mais, au fond, ça ne changeait pas grand chose. C'était peut-être même pire d'ailleurs, puisque Ellie avait toujours été attirée par ce qui était prohibé. Lucas était devenu un défi pour la jeune fille. Un moyen d'aller contre ce que l'on attendait d'elle et, ça, c'était sa raison de vivre.
***
Le ballon de basket rebondit sur le terrain et Ethan s'en empara rapidement. Il courut jusqu'au panier et marqua un panier sous le regard blasé de Yanis.
— Je déteste ce jeu, bougonna-t-il lorsque le garçon se rapprocha de lui avec le ballon, Tu gagnes tout le temps.
— Ne rage pas ! se moqua Ethan hilare, Un jour tu trouveras un domaine où tu sauras me dépasser !
Pourtant, il allait devoir creuser. Ethan excellait dans presque tout les domaines existant dans ce monde. Il était une sorte de petit génie. Yanis le jalousait, comme il jalousait presque toute l'école puisqu'il était incapable de s'apprécier lui-même. Le jeune homme souffrait d'un complexe d'infériorité, ce qui était difficile à vivre sachant que ses deux meilleurs amis étaient probablement les mecs les plus arrogants et imbus d'eux-mêmes de toute la capitale.
— En fait, ton rencard avec la petite blonde du cinéma ! Se remémora soudainement Ethan, Comment ça s'est passé ?
Yanis se renfrogna. Encore une fois, il s'agissait d'une autre histoire qu'il avait raté.... Comme toute sa vie, songea-t-il en réalisant qu'il n'avait jamais été aussi proche du suicide.
— Un désastre, répondit-il brièvement en attrapant le ballon de basket que son meilleur ami venait de lui lancer, Figure-toi qu'elle a couché avec Noah !
Il voulut lancer le ballon dans le panier, mais le rata magistralement avant de se reprendre :
— J'en ai marre de passer après lui.
— Mec, si tu veux réellement sortir avec une fille de cette ville qui n'est pas passée dans le lit de Noah, tu peux te diriger vers les couvents et les moches, ironisa Ethan, Quoi que, fais attention, avec lui, on peut toujours être surpris.
Les deux garçons pouffèrent de rire car ce n'était précisément pas une blague. Noah couchait avec tout ce qui pouvait lui passer sous la main et les deux jeunes hommes se demandaient réellement sur quels critères il se basait pour les sélectionner, vu l'état de certaines de ces anciennes conquêtes.
— T'as raison, souffla Yanis, Je crois que la seule personne avec qui il n'a pas encore couché soit Anna !
— Je t'arrête tout de suite, elle est à moi.
— Ne t'inquiète pas, je ne vais pas te la piquer, lui assura Yanis d'un air complice.
Au moins une chose dont il pouvait être sûr, songea Ethan rassuré. Son meilleur ami n'aurait jamais assez de cran pour s'opposer à lui. En réalité, Yanis était si manipulable qu'on pouvait en faire ce que l'on voulait. C'était cruel et digne de Noah Khan, mais à trop trainer avec son ex meilleur ami, Ethan ne se rendait même plus compte de ce qu'il faisait.
— Tu devrais tenter une nouvelle fois avec la blonde, renchérit-il en s'emparant du ballon de basket, Tu as peut-être tes chances.
— C'est la cousine de Gabi, lui avoua Yanis.
Surpris, Ethan lâcha le ballon et se retourna vers son meilleur ami en s'exclamant :
—La petite blonde dont tu me parlais c'est Rachel ?
— Oui.
— Peu importe en fait. C'est une jolie fille, tu devrais foncer.
— Elle a quatorze ans, lui rappela Yanis.
— Et alors ? Elle n'est même plus vierge. Noah a fait le sale boulot pour toi. Pour le coup, tu devrais presque le remercier.
Yanis ignorait s'il plaisantait ou non. Probablement pas.
— Et comment je pourrais faire ? L'interrogea-t-il, Je ne pense pas qu'elle veuille me reparler.
— Invite-la à la soirée de demain soir ? Proposa Ethan.
— Quelle soirée ?
— Ce sera samedi soir, il y aura forcément une soirée, rétorqua son meilleur ami comme si c'était une évidence.
— Tu fais quoi toi ? Le questionna-t-il.
— J'hésite... Il y a une soirée chez Jared Greggs et une autre chez Charlotte Loizeau.
— Charlotte Loizeau ? Répéta le garçon, surpris, C'est qui ?
— Aucune idée ! Mais tout le monde y va... Je pense que je vais aller là-bas, j'emmène Anna donc je préfère assurer mes arrières. Ça craint chez Jared.
— Alors tu préfères l'emmener chez quelqu'un que tu ne connais pas ? Plaisanta Yanis, C'est comme ça que tu assures tes arrières, toi ?
— Aucune soirée ne peut être pire que celle de Jared de toute manière, renchérit Ethan qui avait probablement déjà réfléchi à la question.
— J'avoue, approuva Yanis en repensant à la dernière soirée du garçon.
Deux comas éthyliques et une descente de flic. Le quotidien de Jared Greggs et ses amis, entre autres.
— T'as raison, je vais la rappeler, enchaina-t-il.
— En attendant, rétorqua Ethan, Tu ferais mieux de bosser tes tirs !
Il lui balança le ballon. Par chance, il réussit à le rattraper en plein envol.
Yanis s'exclama lorsqu'il aperçut son ami quitter le terrain :
— Tu vas où ?
— Je vais rejoindre Anna, à demain soir !
Ethan laissa son meilleur ami seul sur le terrain de basket. Yanis se retourna vers le panier en faisant rouler la balle entre ses mains et se souffla à lui-même avec le peu d'entrain qu'il avait en lui :
— Si tu marques ce panier, Rachel acceptera de t'accompagner demain soir.
Il le rata.
***
Ellie Lefevre marchait à côté de Lucas, silencieusement. Elle ignorait de quelle manière elle allait pouvoir lui dire ce qu'elle avait préparé pendant des heures. Elle détestait ce moment et elle détestait les mots qui allaient bientôt sortir de ses lèvres bleuies par le froid. Mais elle savait que Noah avait raison. Elle ne pouvait pas continuer avec Lucas. Ce n'était pas honnête et, pourtant, l'honnêteté n'avait jamais été sa priorité. Elle continua cependant à écouter Lucas sans rien dire, étonnée de sa capacité à tenir une conversation tout seul. Il avait d'abord commencé par un film de Clint Eastwood, il y avait une vingtaine de minutes, et il parlait désormais de la nourriture chinoise qui le rendait malade. Ellie ne se souvenait plus réellement de la manière dont il avait pu faire transition entre ces deux éléments, probablement parce qu'elle n'écoutait que d'une oreille. L'autre partie d'elle cherchait le bon moment pour lui annoncer leur rupture... Rupture, songea-t-elle, mal à l'aise. Juste ce mot sonnait faux. Peut-être parce qu'elle n'avait jamais considéré Lucas comme son petit-ami... Jusqu'à aujourd'hui puisqu'elle admettait devoir rompre avec lui, ce qui était paradoxalement insupportable.
— Il faut qu'on parle, lança-t-elle pour couper court à son monologue sur les beignets aux crevettes.
— Ce n'est pas ce qu'on est en train de faire ? S'étonna le garçon en se retournant vers elle d'un air surpris.
— Ce que tu es en train de faire.
Lucas ne pu empêcher un sourire de se dessiner aux coins de ses lèvres et la jeune fille enchaina, en se plantant devant lui :
— Plus sérieusement, j'ai quelque chose d'important à te dire.
Ellie se mordilla la lèvre inférieure, ne sachant comment débuter, tandis que Lucas l'observa silencieusement. Son bonnet blanc était enfoncé sur sa tête et lui tombait presque sur les yeux. Ces yeux d'un bleu si pénétrant que le garçon frissonna lorsqu'elle les planta dans les siens. Quelques mèches de ces cheveux ébènes volaient dans le vent et le froid lui faisait des joues rouges qui contrastaient avec son teint naturellement pâle.
Allait-il lui manquer une fois qu'elle aurait mis fin à leur histoire ? S'interrogea Ellie qui n'arrivait toujours pas à aligner deux mots. Non, réalisa-t-elle, elle ne manquait jamais de rien, et encore moins de personnes. Tout simplement car elle n'en avait jamais eu besoin. Manquer de quelqu'un signifiait être dépendante de cette personne, or elle ne dépendait que d'elle-même, et ce depuis sa naissance.
— Ellie ? S'intrigua Lucas face à son silence gêné.
— Je pense qu'on devrait arrêter « ça », lâcha-t-elle.
— « Ça » ? « Ça » notre balade ?
— Non, « ça » notre relation.
— Ah, répondit-il en tentant de cacher toute émotion, comme si cela le rendait complètement indifférent, « Ça », bien sûr. C'est tout ce que ça représente pour toi ?
Et son ton de reproche était plutôt mal caché.
— Soyons honnêtes, Lucas, ça n'a jamais représenté grand chose.
Au moins, elle avait le mérite d'être clair, réalisa le jeune homme en recevant sa remarque comme un coup de poing en pleine figure.
— Alors, c'est tout ce que tu as été capable de donner ? Deux semaines de baise pour me renvoyer chez moi illico. C'est vraiment comme ça que tu traites les gens ?
— C'est bien comme ça que les gens me traitent.
— Ce n'est pas comme ça que je te traite, rétorqua Lucas sèchement.
Mal à l'aise, Ellie se recula d'un pas en baissant la tête. Elle sentait les larmes lui monter aux yeux, mais elle devait absolument se retenir de pleurer devant lui. Et puis, pourquoi rendait-il tout ça si compliqué ? Ils n'avaient été rien d'autre que deux jeunes couchant ensemble pour passer le temps, pas de quoi en faire une histoire dramatique. A bout de nerfs, elle releva finalement son visage vers lui et s'exclama :
— Mais qu'est-ce qui te prend, Lucas ? Je ne t'ai jamais promis le grand amour ! Pourquoi tu te comportes comme si je t'avais trahi ? Parce que tu aurais pu l'être seulement si tu m'avais fait confiance. Et, regarde les choses en face, tu ne m'as jamais fais confiance ! Tout ça, tu t'y attendais très bien. T'attendais juste que ça arrive pour pouvoir me prendre de haut comme tu es en train de le faire maintenant, parce que tu savais que c'est moi qui craquerai la première alors, qu'au fond, tu penses la même chose que moi.
— Parce que c'est de ma faute maintenant si moi, je te faisais confiance ? C'est de ma faute si personne ne te fait confiance ? Explosa-t-il, Tu passes ton temps à te plaindre que personne ne croit en toi, mais tu es incapable de le faire pour toi-même.
— Mais, putain, justement ! Je suis incapable de me respecter, incapable de m'aimer... Comment je pourrais aimer les autres ? Comment je pourrais t'aimer, toi ?
Sa question résonna dans l'air froid de la ville et il ne trouva rien à répondre à cela.
— Entre toi et moi, Lucas, il y a une éternité, enchaina Ellie devant son regard qui gardait cette désagréable lueur de désapprobation, Une éternité de problèmes, d'incompréhension, d'incompatibilité... Une éternité d'emmerdes, Lucas. C'est tout ce que je suis capable de voir, moi.
— Peut-être que tu vois mal.
— Ou toi, peut-être que tu ne vois rien, rectifia-t-elle.
Lucas resta stoïque devant elle, puis tourna les talons sans rien ajouter de plus. Il cracha par terre et partit à grandes enjambées, tandis qu'elle l'observa s'éloigner en silence. Elle savait qu'il était blessé, même s'il ne voulait pas l'admettre et encore moins devant elle. Dans le fond, Ellie ne pouvait pas vraiment le lui reprocher, puisqu'elle entretenait la même stratégie défensive. Faire comme si tout ceci l'indifférait totalement. Pourtant, elle savait très bien que cela l'avait affecté. Le regard cruel qu'il avait posé sur elle lui avait fait comme l'effet d'une bombe, lui explosant le cœur. Elle se retenait de rire. Elle qui avait toujours pensé ne pas en avoir un.
*
* *
Ethan attrapa la main de sa petite-amie à la sortie du cinéma et plaça l'autre dans la poche de son manteau. Dans le ciel noir de Paris, de très légers flocons blancs commençaient à faire leur apparition et les deux amoureux s'arrêtèrent émerveillés pour les regarder.
— J'adore la neige, souffla Anna, la tête en l'air, Surtout en période de Noël !
Pas très étonnant, songea Ethan, Cette fille était un cliché ambulant.
— D'ailleurs, tu ne m'as pas encore dit ce que tu voulais comme cadeau, murmura Ethan en se laissant glisser tout doucement devant elle.
Il attrapa de ses deux mains sa taille pour la rapprocher de lui.
— J'aurais bien répondu « toi », mais tu es arrivé avant l'heure, plaisanta la jeune fille en esquissant un sourire.
— Tu peux toujours me commander pour un certain nombre d'années ?
— D'années ? Répéta la jeune fille outrée, Tu rêves !
Puis elle éclata de rire pour lui montrer qu'elle plaisantait. Passer des années entières avec Ethan Franck, elle ne pouvait manifestement rien demander de mieux.
— Trêve de plaisanterie, enchaina Ethan, Qu'est-ce que tu veux pour Noël ?
Que mon père ne parte pas à l'autre bout de la France, songea-t-elle.
— Je ne sais pas, répondit Anna après un instant, Ne te prends pas trop la tête : un bijou ou une connerie comme ça. Moi, je t'offrirai probablement un CD ou un DVD.
— Oh sérieux ! S'exclama-t-il, Tu peux faire plus impersonnel ?
— Je plaisantais ! S'esclaffa Anna, amusée de le voir s'emporter aussi vite pour des broutilles de cadeau de Noël, Détends-toi !
—Peu importe. Tu n'auras pas de cadeau. Ma présence vaut bien tous les présents du monde.
Il l'embrassa tendrement, prenant soin de se rapprocher encore un peu plus de son corps, et enchaina :
— Tu m'accompagnes à une soirée demain soir ?
— Chez qui ?
— Charlotte Loizeau.
— Je ne la connais même pas, rétorqua Anna.
— Je te rassure, c'est le cas de tout le monde. Personne n'a aucune idée de qui ça peut être.
La jeune fille sembla hésiter. Après tout, quel intérêt d'aller à une soirée dont elle ne connaissait pas l'organisatrice et haïssait tous les invités ? Elle reporta son regard sur son petit-ami et la réponse s'afficha clairement : faire chier toutes ces personnes qu'elle haïssait en leur montrant qu'elle sortait avec Ethan Franck et faire chier, en particulier, ce crétin de Noah Khan qui n'avait absolument aucune considération pour elle. D'ailleurs, il en avait si peu qu'on voyait mal en quoi sa présence allait-elle pouvoir l'ennuyer ? C'était à peine s'il la voyait quand il se croisait dans les couloirs du lycée.
— Je dois y aller, reprit la jeune fille en l'embrassant furtivement sur les lèvres.
— Non, mais attends, je vais te raccompagner ! S'exclama le garçon surpris par son changement brutal de comportement.
— Pas la peine, s'empressa de répondre Anna qui s'éloignait déjà, Je ne rentre pas tout de suite.
— Quoi ? Mais tu vas où ? Il est vingt deux heures !
Ethan se serait tué pour cette réplique... Se prenait-il pour son père ?! Pesta-t-il intérieurement.
— Chez Lucas. A demain !
Le garçon l'observa s'éloigner et murmura un « à demain » à peine audible. Il n'aimait pas quand Anna trainait avec ce type. Lucas ne lui inspirait pas du tout confiance et, pour cause, il semblait trop sincère pour l'être réellement. Ethan avait vécu assez d'années dans son monde pour savoir que les personnes qui le rejetaient pour "cause idéologique" était souvent bien moins morales que les concernés. Parce qu'elles haïssaient l'argent, ces personnes avaient la sale habitude de l'accuser de tous leurs maux. Paradoxalement, elles le désiraient puisqu'il apparaissait comme la solution à leurs problèmes, créant en eux un sentiment contradictoire qui pouvait les faire sortir de leurs gongs à n'importe quel moment. C'était ce moment, précisément, qui faisait peur à Ethan.
***
— Rappelle-moi pourquoi j'ai accepté de te voir déjà ? Interrogea Noah, blasé, en se retournant vers Anna qui venait de le rejoindre devant la porte de son immeuble particulier.
Vêtu d'un costume hors de prix, Noah avait visiblement une autre soirée de prévue, car Anna doutait qu'il se soit mis sur son trente-un pour l'impressionner. Quoi qu'il pût être assez tordu comme garçon, songea-t-elle après un instant de réflexion.
— Parce que tu n'as rien d'autre à faire de ta vie ? L'interrogea Anna à son tour.
— Faux.
Elle s'arrêta, puis lâcha ce qu'il voulait entendre :
— Parce que Ethan n'est pas au courant qu'on se rencontre, ce soir.
Derechef, Noah se retourna vers elle avec un large sourire dessiné sur son visage :
— Ah oui, voilà !
Il réduisit de deux pas la distance qui les séparait puis enchaina :
— Et toi, pourquoi tu voulais me voir ?
— Je voulais te demander de ne pas parler de cette histoire d'espionnage à Ethan. La dernière fois, devant l'immeuble d'Ellie, je ne lui en ai pas parlé et j'aimerais que ça reste ainsi. Il n'a pas besoin de savoir.
— Pourquoi ?
— Tu le sais très bien, souffla Anna, exaspérée par les méthodes de torture du jeune homme.
— Qu'est-ce que je sais ?
En réalité, Noah n'avait aucune idée de ce dont elle parlait. Il avait la faculté d'oublier tout ce qui ne le concernait pas directement. Le couple Anna – Ethan était loin d'être sa priorité.
— Ce soir-là, je lui ai dit que j'étais chez Lucas au téléphone, enchaina la jeune fille, Je voulais juste m'assurer que tu ne feras pas de gaffe.
— Je pensais que tu étais au courant, mais je ne parle plus à Ethan depuis qu'il sait que j'ai couché avec sa copine, lui rappela le garçon, en se demandant à l'instant pourquoi il avait accepté de la rencontrer.
Après tout, cette fille n'était qu'une perte de temps pour lui. Il n'avait même pas envie de jouer avec elle... Et qui sait pourtant combien ça pourrait faire chier Ethan.
— Et puis, je ne vois pas pourquoi tu t'inquiètes. Même s'il savait qu'on était tous les deux ce soir-là, je te rassure, il ne croira rien du tout. Il me connait assez pour savoir que je ne coucherai jamais avec une fille comme toi, même avec un sac sur la tête.
La jeune fille marqua une grimace de dégout, elle n'avait pas besoin de ce genre de détail.
— Mais je pense qu'il te connait assez pour savoir que tu aimes foutre la merde, rétorqua-t-elle, vexée.
— Alors pourquoi viens-tu me donner l'idée sur un plateau d'argent ? L'interrogea le garçon, halluciné, Tu sais quoi ? Je pense que tu craques juste complètement pour moi et que c'est la seule excuse que tu as trouvée pour m'aborder à nouveau.
— N'importe quoi ! S'offusqua Anna en se reculant d'un bond.
C'était un grand classique de Noah, il aimait interpréter chaque comportement des personnes qui l'entouraient comme une preuve de plus de l'adulation qu'on devait lui portait. Peut-être était-ce d'ailleurs un moyen de ne pas voir leurs reproches ? Peu importe. Il était narcissique et il l'assumait complètement.
— Tu es encore là ? L'interrogea-t-il le plus sérieusement du monde en observant la jeune fille rester prostrée devant lui.
Anna voulut répondre, mais un taxi s'arrêta juste en face d'eux et ils reportèrent naturellement leur regard sur la voiture qui venait de les interrompre. La portière s'ouvrit et un homme assez âgé en sorti avec une petite mallette noire. Il était d'ailleurs plutôt élégant pour son âge, constata Anna en l'observant de bas en haut. Impeccable dans son costume, il inspirait confiance, respect et sympathie, puisqu'un large sourire s'étalait sur son visage, laissant apparaître des dents blanches qui contrastaient avec son teint légèrement basané. Mais, tandis que l'homme d'affaire se rapprocha de l'endroit où elle se tenait en compagnie de Noah, son visage se referma avec sévérité et elle le vit avaler sa salive avec difficulté, son sourire disparaissant derrière un rictus de malaise. Assez lucide pour comprendre que ce n'était pas sa personne insignifiante qui devait ce changement de comportement à cet homme d'affaire, Anna reporta son regard sur Noah qui l'observait d'un air sévère.
— Mais qu'est-ce que tu fais ? Lui souffla Anna qui avait la vague impression qu'il n'allait pas tarder à se jeter dessus.
Noah ne se donna pas la peine de répondre et continua d'incendier du regard l'homme d'affaire qui passa à ses côtés sans un mot. Une fois entré à l'intérieur du Palace, Anna se planta devant Noah d'un air hébétée et s'exclama :
— Mais c'était qui ce type ?!
— Mon père.
Son sang ne fit qu'un tour dans ses veines. Bien sûr, songea Anna, Ce regard, cette classe, ce charisme, il ne pouvait être que de la même famille.
— Mais je croyais qu'il était aux Etats-Unis ? S'étonna la jeune fille.
— Je le pensais aussi, murmura le garçon, Apparemment, il est revenu.
— Et c'est comme ça que tu l'accueilles ? Tu as vu le regard que tu lui as lancé ? Je pensais que ça faisait des mois que tu ne l'avais pas vu.
— C'est le cas, lui affirma-t-il, Crois-moi, c'est passé trop vite à mon goût.
— Mais Noah, il s'agit de ton père ! S'indigna la jeune fille qui, en réalité, n'agissait pas mieux avec sa mère.
Mais, ça, elle avait tendance à l'oublier facilement.
— Tu ne peux pas le traiter ainsi.
— Au risque de me répéter... Qu'est-ce que tu fais encore ici ? L'interrogea-t-il, dédaigneux, sans relever sa remarque sur son père puisqu'il n'en avait strictement rien à faire de son opinion.
— Et toi, qu'est-ce que tu fais toujours planté devant ton immeuble ?
— J'attends quelqu'un.
— Oh à d'autre ! Pouffa la jeune fille, Tu ne vas pas me faire croire que tu attends...
Sa phrase se termina en un grognement incompréhensible, cachée par la voix d'une femme assez âgée, perchée sur de hauts talons et munie d'une robe trop courte pour en être véritablement une.
— Je suis désolée, je suis en retard.
La femme se colla à Noah et l'embrassa tendrement sur les lèvres, devant le visage dégouté d'Anna qui observait cette couguar violer la loi sans même s'en rendre compte. Alors, c'était pour ça, le costard, réalisa-t-elle. Anna se doutait bien que Noah ne lui avait pas raconté qu'il était un simple lycéen. D'ailleurs, ce n'était pas réellement un mensonge puisqu'il n'étais pas un « simple lycéen », il était bien trop tordu pour ça.
— Qui est-ce ? Interrogea la femme à son jeune amant en désignant d'un geste de tête dédaigneux la jeune fille qui continuait à les observer avec dégout.
Ce qui était fort peu discret, il fallait le reconnaître.
— Ma petite-sœur, répondit Noah avec un sourire pour Anna qui ne trouva même pas là un moyen de gâcher son rencard, puisqu'elle approuva bêtement d'un geste de la tête, D'ailleurs, je file ! Enchaina le garçon en passant une main dans les cheveux de la jeune fille pour les ébouriffer, A demain !
Il s'éloigna avec la femme qui avait visiblement du mal à tenir debout sur ses hauts talons tandis qu'Anna digéra le fait d'avoir été traité comme une gamine de dix ans par cet ordure.
— Ridicule, souffla Anna, hébétée, en les observant partir, Noah tu es ... Ridicule.
Elle s'arrêta, prostrée. Même ses insultes confortaient l'image que ce crétin se faisait d'elle. Elle le détestait tellement.