Je regarde les minutes passer sur l'horloge. Les sorcières n'ont plus beaucoup de temps, James non plus. Chen sait ce qu'il fait, il perd le plus de temps possible. Il attend que les sorcières s'épuisent dehors, elles sont toujours en train de faire des incantations. Stéphanie commence à perdre patience, ses traits se durcissent et son regard devient de plus en plus noir.
– Mon marché est juste, Chen, il est honnête, je ne devrais même pas te demander la permission pour récupérer ma fille.
Marianne me dépasse, elle se faufile entre les vampires pour mieux se rapprocher de Stéphanie. Elle ne m'adresse même pas un regard et continue de se rapprocher.
– Céliane ne va pas mourir pour toi !
Marianne est rouge de haine, je ne l'ai jamais vue sous cet angle. Les sept filles qui accompagnent Stéphanie la regardent avec amour, ce n'est pas la méchante fille, et sa congrégation le sait.
– Comment oses-tu m'adresser la parole, tu t'es rangée du côté des vampires, tu as abandonné tes sœurs et tu as le culot de venir te révolter ? Tu penses faire peur à qui, à moi ? À elles ? dit-elle en pointant les filles derrière, mais elles te détestent.
– Cassandre, Mélissa, Camille, Emma, Léa, Juliette et Louise savent très bien que je n'ai pas eu le choix, tu passais ton temps à m'humilier sans arrêt parce que je suis plus faible que les autres!
– Pauvre sotte, tu es toujours aussi faible, tu as peut-être gagné un peu de courage, mais tu te ridiculises plus qu'autre chose !
– Tu ne peux pas prendre le cœur de Céliane, le tien est noir, mais il sera suffisant, c'est toi qui dois être sacrifiée!
Sven arrive poussant un brancard, une couverture recouvre le corps de Céliane. Putain de merde, non pas ça ! Elles ne peuvent pas récupérer le corps de Céliane, James ne sera jamais sauvé. Elles auront gagné, il en est hors de question. Je me fraye à mon tour un passage. Chen fait de nouveau un signe à plusieurs vampires qui me rattrapent au passage. J'essaie de me débattre, je frappe le premier homme d'un coup de poing, sa tête ne bouge même pas d'un seul centimètre, la deuxième tentative échoue également, trois autres vampires me plaquent au sol avant que le troisième coup ne puisse tomber. Un hurlement s'arrache de ma gorge. La main du vampire m'écrase entièrement la bouche. Comment Chen a pu amener son corps ici, sans avoir la certitude que James serait sauvé. Mes larmes coulent, la colère est à son summum, je me débats comme je le peux. Je n'arrive pas à éveiller mon pouvoir, ma colère crispe tous mes muscles et empêche le contact de se faire. Stéphanie est en train de se frotter les mains, le bonheur de voir le corps de sa fille donner sur un plateau d'argent. Stéphanie commence à avancer vers elle.
– RECULE ! lance Chen sur un ton redoutable.
Elle se stoppe net. Les yeux de Marianne sont braqués sur moi, Sven s'inquiète aussi pour moi, je le vois à sa façon de me regarder.
En un mouvement éclair, Marianne profite de cette discorde pour courir sur Céliane. Elle attrape sa main et commence une incantation, je la vois grimacer, on dirait qu'elle a mal. Une lumière apparait entre elles, Céliane est en train de lui donner de la force. Je regarde la scène, fascinée.
– Arrête ça tout de suite ! rugit Stéphanie.
Les sept filles se regardent les unes les autres. Elles semblent tout aussi ébahies. Le gros colosse finit enfin par détendre ses doigts, je ne suis pas encore sortie de ses gros bras, mais j'arrive nettement plus à me détendre. C'est au tour de Chen de sourire, il avait enfermé Marianne pensant que c'était une menace et c'est elle qui est sur le point de prouver que clan ou non, c'est toujours la vérité qui l'emportera sur tout le reste. Stéphanie commence à son tour une incantation, elle encourage les filles à faire de même. Marianne s'écroule en sol, continuant de marmonner et tenant toujours fermement la main de Céliane. Une des sept filles se faufile, laissant les 6 autres filles continuer sans elle. Elle attrape à son tour la main de Marianne l'aidant à se relever, les voilà unies toutes les trois, la lumière se fait plus vive, c'est si beau. Les vampires s'amusent à regarder ce spectacle, je pense que pour beaucoup d'entre eux c'est la première fois qu'un spectacle de ce type leur ait offert. Je supplie du regard le vampire de me lâcher, il finit par céder, mais ne me lâche pas le bras. Je me détends progressivement. Stéphanie commence à entrer dans une hystérie, insultant les 6 autres filles, la résistance entre Céliane et sa mère est rude. Une autre fille rejoint Céliane. Il n'a fallu que quelques minutes pour que toutes les filles se rangent au côté de Céliane, et cette lumière incroyable devient presque aveuglante. Les filles continuent de plus en plus fort de réciter les quatre mêmes mots. Dans une dernière colère Stéphanie donne le cri d'alerte pour ordonner à tout le reste du groupe d'entrer. Aucun vampire ne bouge, Chen n'en donne aucun ordre. Les sorcières à peine entrées ne comprennent pas ce qu'il se passe en voyant leur intendante au sol et à bout de souffle. Elles projettent les huit filles en l'air, Marianne éjectée contre le mur, s'écrase à terre inconsciente. Sven se jette sur elle, mord son poignet et déverse quelques gouttes de sang dans sa bouche. Chen lève les yeux au ciel. Sven s'est entiché d'elle lors du voyage. Sa façon de lui parler cache simplement ses vraies intentions. Je respire, remplissant mes poumons d'oxygène. Le vampire finit par me lâcher entièrement, je dérobe discrètement le couteau qui dépasse de sa poche et le cache dans ma manche. Je ne suis pas certaine de pouvoir réussir ce que je m'apprête à faire, mais le vampire me laisse traverser la foule. Marianne reprend ses esprits et supplie Sven de faire la même chose pour ses sœurs, il hésite une seconde et s'exécute. Pendant ce temps tous le reste du groupe est en train de donner de la magie à leur intendante, celle-ci finit par se relever avec force. Les filles sont soignées mais immobilisées au sol, Sven ne peut rien faire contre leur magie. L'étau se resserre, la tension monte de plus en plus, Chen s'impatiente et moi aussi.
– Stop ! crié-je à toute voix.
Tout le monde regarde dans ma direction, je m'approche de Stéphanie méfiante, Chen me regarde d'un mauvais œil mais ne m'interrompt pas.
– Tu es Adrina je suppose? me demande-t-elle sur un ton acerbe.
– Vous supposez bien.
Elle me regarde de haut en bas avec écœurement. Toutes les sorcières, derrière elle, s'épuisent, Stéphanie nous attaquera d'ici peu. Les filles à côté de Céliane sont toujours immobilisées au sol.
– Une humaine dans le QG de la drogue et de la prostitution, qui vient elle aussi se rebeller contre moi, que c'est mal de fréquenter la racaille.
– Que c'est mal d'être une menteuse, rétorqué-je aussitôt.
Son rire moqueur est le même que dans les souvenirs de Céliane.
– Voilà que je me fais insulter par une jeune fille atteinte du syndrome de Stockholm, comment va James d'ailleurs?
Il ne fallait pas qu'elle en dise plus pour déclencher en moi la férocité que je tentais de contrôler depuis son arrivée. C'est le moment, je suis à un mètre d'elle, Chen voit dans mon attitude que je ne reculerai pas, il doit se demander comment une humaine, aussi débile que moi, peut rester là, à défier la personne dont tout le monde semble avoir peur.
– Il ira mieux bientôt, je réponds les dents serrées, mais tu ne seras plus là pour le voir.
Mes poings se serrent, je soutiens son regard. Je respire le plus lentement possible, mon pouvoir est entièrement réveillé. C'est dans un mouvement de bras que toutes les fenêtres se brisent en mille morceaux. Le signal est donné, Chen dresse un doigt en étant persuadé que les sorcières sont derrière cette casse. Il est le seul n'ayant pas remarqué que sur le visage des sorcières s'affichent la peur et l'effarement. Il lève un deuxième doigt et les vampires s'arrêtent instantanément. Même eux ont compris que cela ne venait pas d'elles, et Chen vient de le comprendre aussi. Mes yeux ne lâchent pas ceux de Stéphanie, je jubile. C'est tellement bon de percevoir sa peur. Le bras de Chen se baisse soudain. Les vampires se mettent à me contourner et c'est dans un hurlement sanglant que certaines sorcières s'écroulent les jugulaires grandes ouvertes.
Je ne laisse pas le temps à Stéphanie de prononcer le moindre mot. Je lève ma main et d'un mouvement rapide, de gauche à droite. Je crée un arc de feu, sur le reste des sorcières. Celles-ci se mettent à hurler, elles n'ont plus aucune échappatoire, le feu les englobe totalement, il s'est exactement propagé de façon à ce que les sorcières soient prises au piège les empêchant de pouvoir dire une seule incantation. Elles sont peut-être fortes, mais réciter des incantations et hurler en même temps peut s'avérer très compliqué. Les quelques vampires pris dans l'arc se dégagent aussitôt. Ils ont des capacités que les sorcières n'ont pas, comme la cicatrisation quasi automatique. Je suis dans un état de transe, de colère, de haine. Chen embraye le pas pour intervenir. Stéphanie est démunie, sans les autres sorcières. Il est hors de question que Chen s'attribue le mérite de l'avoir tuée, cette guerre c'est la mienne. C'est un plaisir de voir enfin son regard vide. Sans plus aucune issue. Je lève mon index et toujours d'un geste rapide, j'accélère mon mouvement. Chen s'arrête brusquement, mes cheveux s'envolent, ceux de Stéphanie viennent lui recouvrir le visage, la tornade s'envole jusqu'au plafond. Stéphanie et moi en sommes le noyau, le premier qui passe se fera décapiter sans préavis. Mon contrôle du feu et de l'air est un parfait mélange de destruction. Chen ne viendra pas s'y aventurer, ni lui, ni personne. Je sais que Céliane est en sécurité aux cotés de ses sœurs et de Sven, et bientôt je retrouverai mon James, sain et sauf. Mon sourire s'étire jusqu'aux oreilles, les lèvres de Stéphanie tremblent, des gouttes de sueur perlent sur son front. Son teint est aussi blanc que celui de ses ennemis. Les mains dans le dos j'avance avec la même assurance que la sienne à son arrivée. Elle marmonne une incantation, le son de sa voix se perd dans les rafales. Je sens le regard de tous les vampires, braqué sur moi. Le spectacle sera bientôt fini. À quelques centimètres de son visage je peux lire qu'elle sait que ce sont ses derniers instants.
– Une sorcière dans le QG de la drogue et de la prostitution qui a voulu se rebeller contre moi, que c'est mal d'avoir voulu s'en prendre aux personnes qui me sont chères, tu n'aurais jamais dû.
– Va te faire foutre! répond-elle entre deux incantations.
Je savoure mon instant, son incantation est interminable, et je ne vois aucune différence, elle est belle est bien vaincue.
Les autres sorcières continuent de hurler, elles sont recroquevillées sur elles-mêmes, si l'une d'elles se lève ou bouge trop brusquement, ça sera l'effet domino : une brulera puis fera brûler les autres.
– Voilà que je me fais insulter par une vieille sorcière atteinte du syndrome de la pseudo-puissance croisée à la mort imminente, comment vas-tu d'ailleurs?
Je savoure cet instant avec délectation. C'est jouissif.
– Tu es la pire des...
J'arrache de ma manche le couteau que je cachais. D'un coup sec la lame entre dans son abdomen, son corps s'abat sur moi.
– Tu...Tu embrasseras ma fille pour... Pour... Moi, dit-elle dans un dernier souffle.
– Non.
J'enfonce la lame plus loin, je sens tout le poids de son corps sur le mien. Son regard devient fixe. J'attends quelques secondes et me dégage d'elle. Je n'ai même pas remarqué que la tornade s'était arrêtée et que l'arc de feu aussi. Je suis sonnée, abattue, épuisée. Je lâche le couteau, face au corps de Stéphanie, je soupire de soulagement. Jamais de ma vie je n'aurais pensé être apaisée par la mort de quelqu'un. Personne ne bouge, mise à part Marianne qui se précipite sur moi, genoux à terre.
–Tout est fini, tout est fini Adrina.
Elle lève ma tête et la pose sur ses jambes. Je peine à essayer de lui répondre, mais aucun son ne sort de ma bouche. Je n'ai plus de force.
– Préparez son corps en bas, vous aurez tout à disposition. Faites la consécration maintenant, exige Chen.
Marianne hoche la tête. Les sorcières s'exécutent sans broncher.
–Par ici, enchaîne Sven.
Les filles le suivent sans un mot. Je suis couverte de sang. Marianne caresse doucement mes cheveux.
– James va être sauvé, il faut que j'aille avec elles pour les aider.
Elle se tourne vers Chen qui hoche la tête.
– Je prends le relais.
Que va-t-il faire de moi ? Je n'arrive plus à bouger un seul de mes doigts. Je veux venir, je veux être là quand James se réveillera.
– Laiss...moi...venir...
– Non, répond Marianne, il aura certainement faim en se réveillant, tu es couverte de sang.
Céliane ne bouge toujours pas. Elle doit attendre que la consécration soit entièrement terminée, elle veut être sûre que tout soit sans risque pour elle.
Marianne attrape ma tête entre ses mains et dépose un baiser sur mon front. Chen s'accroupit à notre hauteur, m'attrape par la taille et me dépose comme un sac à patates sur ses épaules. Quelle délicatesse...
– Alors comme ça, on n'est pas qu'une petite humaine stupide ?
La tête en bas, j'ai envie de lui dire d'aller se faire foutre. Mais je n'arrive toujours pas à aligner deux mots.
Les lignes du carrelage défilent, Chen monte les escaliers. Une odeur de linge propre gagne mes narines, je n'étais pas encore venue dans cette partie du QG. Je suis déposée dans un lit immense. Mes yeux divaguent, mais l'endroit est splendide.
– Allez, reprends des forces.
Chen enfonce ses crocs sur poignet, il m'attrape et appuie sur mon menton pour me faire ouvrir la bouche. Son sang se déverse. C'est en même pas une dizaine de secondes que je suis remise.
– Première fois que je te vois sympa.
– La revoilà qui parle.
Une grande armoire blanche est sur ma droite, les plafonds sont très haut, avec des fresques taillées à la main sur toute la longueur.
– Donne-moi des affaires s'il te plaît, je m'impatiente à l'idée de retrouver James.
Il hoche la tête négativement.
– James a des réactions parfois très excessives, il est resté trop longtemps sans se nourrir il va falloir qu'on le canalise, il ne voudra pas que tu le voies dans cet état.
Je grimace.
– Il me manque tellement.
– Tu es si faible quand tu parles comme ça.
Il lève les yeux au ciel avec un sourire sur le bord des lèvres.
– Une Guérilla, reprend-il, je devrais transformer le QG en refuge parce qu'entre toi, les vampires et les sorcières, c'est un peu à ça que cela ressemble aujourd'hui.
– Et ça faisait combien de temps que toutes les espèces n'étaient pas réunies en paix dans le même lieu ?
– C'est la première fois que cela se produit.
La pièce se fait totalement silencieuse. Chen plante son regard au-dessus de moi, il est en train d'écouter une conversation. James a la même expression quand il fait la même chose.
– C'est James ? C'est grave ? Il y a des complications ?
Chen ne me répond pas absorbé par cette fameuse discussion.
– Chen !
Il lève sa main pour me faire comprendre de me taire.
– Il faut que je descende Adrina.
– James va bien ?
– Arrête de croire que toute chose ici tourne autour de lui. Oui je pense qu'il va très bien.
Il se lève brusquement puis se retourne vers moi.
– Pars te doucher, une des filles t'apportera des fringues sur le seuil de la porte.
Il me fait un petit clin d'œil avant de disparaître. Son comportement est étrange, quelque chose se trame en bas. Le bois craque sous mes pas, je me dirige vers la salle de bains tout en me déshabillant. La glace en face de moi montre une fille que je reconnais à peine. Ma maigreur fait peine à voir. C'est vrai que ces derniers temps la nourriture et le sommeil étaient le dernier de mes soucis. Mais mon dieu ça faisait longtemps que je ne m'étais pas regardé, pas assez pour me rendre compte que je ne pèse plus grand chose. Au contact de l'eau mes épaules se relèvent, ma tête penche en arrière. Je laisse l'eau se déverser sur mon visage, c'est si bon sentir cette chaleur. J'attrape le gel de douche et me frotte à m'en brûler la peau. Le sang mélangé à l'eau devient de plus en plus clair. Plus une goutte de sang n'est sur moi. J'attrape le long peignoir et pars en direction de la porte. Encore aucune fringue en vue. Je referme la porte et m'assois sur le lit, je ne peux pas descendre encore trempée et en peignoir. C'est comme si on me laissait volontairement en retrait. Je me sens si paisible, si légère. Les courbatures ont disparu, je soupire et m'allonge, j'espère voir d'une minute à l'autre la porte s'ouvrir.