Mon poids commence à lui peser sur les bras. Elle ouvre péniblement la portière et me dépose maladroitement sur la banquette arrière. Son sort fonctionne parfaitement. Je ressens un pincement au cœur. Une partie de moi est encore dans cette chambre. Je prends vraiment conscience allongée sur le siège que c'est la dernière fois que je serai dans cet endroit. Je n'ai rien en poche, aucun plan pour la suite, ça sera l'aventure pendant quelques jours espérant pouvoir me retourner assez vite. Céliane prend place côté conducteur en continuant de faire semblant d'être dans le feu de l'action. James doit être devant la porte à nous regarder partir. Il m'a mise en danger une fois, la seconde ça ne sera pas une partie de moi qui y restera, mais toute ma vie. Je ne laisserai pas ce plaisir à Bouboule. Céliane ralentit la cadence après 10 minutes de route dans le silence. Je reste emprisonnée de son sortilège qu'elle n'a pas encore levé.
– Je t'emmène chez moi, finit-elle par dire, je vais te désenvoûter une fois sur place.
Il y a comme une once de soulagement dans sa voix. Notre plan a fonctionné. Je partirai loin, à pied s'il le faut. Ma raison ne l'emporte pas sur ma haine immense. Celle-ci continue de me nourrir dès que j'essaie de me raisonner pensant encore que James est quelqu'un de bon.
– Tu aurais vu son regard Adrina... continue-t-elle, il me confiait comme ta vie entre mes mains...
Ce pincement devient comme un coup de poing. J'aimerais pouvoir me dire que cela était juste une façon de rendre les choses convaincantes quitte à les pousser dans l'extrême. Jouer de ma vie pour devoir dissimuler des faits qui ont été réels ce n'était pas de la protection... C'était de l'insouciance pure et dure. Je suis secouée dans tous les sens à l'arrière, Céliane me tient d'une main et continue sur sa trajectoire.
– Nous voilà devant mon humble demeure, s'exclame-t-elle en enclenchant le frein à main.
J'aimerais pouvoir lui dire « Mon Dieu que c'est magnifique », mais je suis dans l'incapacité de bouger et de parler.
Elle me hisse et me prend dans ses bras.
– Pardonne-moi... Mais je vais devoir le faire au sol, dit-elle essoufflée.
Elle me pose sur l'herbe et ajoute :
– Je n'ai pas de force. Je ne vais pas pouvoir monter les marches avec toi sur les bras.
Elle ne m'entend pas, mais intérieurement je rigole. Les plats de Rodrigo étaient loin de me faire grossir, mais je dois avouer que ce n'est pas facile de devoir porter une personne.
– Commençons.
Elle passe ses doigts sur mon front et marmonne. Elle fait une deuxième fois le signe de l'étoile, mais cette fois-ci dans le sens inverse. Je sens mon cœur s'emballer puis se stabiliser. Je respire la bouche ouverte et emplis mes poumons d'air. Mes yeux s'ouvrent pour mon plus grand soulagement. Je savoure l'odeur de la liberté.
– Comment te sens-tu ? me demande-t-elle d'une voix douce.
Mon sourire est mélangé de tristesse et de joie.
– Bien... Je me sens bien.
Elle me tend sa main que j'attrape pour me relever. Une caravane jaunâtre est située au fond du jardin.
– Bienvenue chez moi, dit-elle en m'invitant à avancer.
Je me sens coupable. Je l'ai contrainte à me venir en aide, devant sa gentillesse je le regrette. J'ai agi égoïstement.
– Je te suis redevable... je ne sais pas comment te remercier...
Elle hausse les épaules.
– Garder mon secret sera le plus beau des remerciements.
Elle passe devant moi, monte les deux petites marches et ouvre la porte en tôle.
– Ce n'est pas un palace, mais on s'y sent bien, tu verras...
Je me sens honteuse de m'être plainte d'avoir vécu dans une minuscule chambre pendant presque un an... Je découvre un espace encore plus petit qu'il n'y paraît. Le peu de ses affaires tient dans un cabas en plastique sur la banquette qui doit lui servir aussi de lit. Rien ne laisse croire qu'elle est une sorcière. Le sol est complètement usé et noirci à certains endroits. Plusieurs petits appareils d'électroménager sont entassés sur le plan de travail à côté du lavabo. Elle vit avec le strict minimum.
– La caravane me permet de fuir si j'en ai besoin tout en me permettant de garder un toit sur la tête.
Je hoche la tête, gênée.
– Tu vas devoir encore fuir... À cause de moi, répondis-je dépitée.
Cette fille à un moral d'acier. Elle se met à rire tout en débarrassant le siège pour me faire une place.
– Je n'en sortirai pas vivante de toute manière, autant aider avant.
Mon estomac se noue.
– Assieds-toi, reprend-elle, un café ?
Je ne peux rien avaler. Comment fait-elle pour dédramatiser ? Je suis complètement chamboulée, je n'ai pensé qu'à ma petite personne en la mêlant à mes affaires. À l'entendre parler, son destin semble être une fatalité.
– Non merci. Tu es une sorcière, tu devrais être hors d'atteinte ?
Elle soupire.
– Plus pour longtemps. Mes pouvoirs s'éteignent au fur et à mesure du temps.
Quand je suis entrée dans sa tête, diverses personnes formaient un cercle autour d'elle dans une ambiance sectaire proclamant un sortilège dans le but de la nuire.
– Je sais que les tiens te cherchent pour te détruire. Pourquoi veulent-ils ton cœur ?
Elle manque de s'étouffer avec son café.
– Je vois que tu en sais beaucoup plus que tu ne le devrais.
Son timbre de voix reste toujours aussi doux même si son inquiétude se fait sentir
– Tout à l'heure je me suis montrée désagréable avec toi. Je t'ai obligée à m'aider alors que tu sais très bien que mon secret doit rester aussi confidentiel que le tien. Tu aurais très bien pu le crier haut et fort que je suis une Guérilla. Pourquoi ne l'as tu pas fait ?
Elle s'installe en face de moi.
– Parce que comme moi, on t'a imposé une vie que tu n'as pas souhaitée.
Elle sort son téléphone de sa poche et tourne l'écran vers moi. Un appel entrant de James apparait.
– Il doit être en train de nous chercher à l'hôpital, continue-t-elle, il a dû comprendre que nous l'avions berné.
Lui aussi maintenant va comprendre ce que ça signifie de se prendre un coup de couteau dans le dos. Avec la récompense de m'avoir perdue.
– Il a laissé un message vocal.
Céliane compose le numéro de sa messagerie et active le haut-parleur.
« Où est-elle ? ! Je vais te retrouver Liliane ! Je vais te pendre par les jambes et t'égorger comme un mouton, je vais arpenter chaque coin des États-Unis et quand j'aurai mis la main sur toi, tu me supplieras de mourir plutôt que d'endurer ce que je te prépare. Ramène-la-moi ! »
James est enragé. Je l'imagine en train de fouiller toutes les chambres, espérant me voir dans la prochaine qu'il ouvrira. Je ne me sens pas fière... Je pense à sa sœur. Tout aurait pu être si différent...
L'idée de me venger a disparu. Je viens de lui faire payer et contrairement à ce que pensais je ne ressens aucune satisfaction. Je n'userai pas mon temps à rayer tous les vampires que je croiserai. La nature a choisi la mauvaise personne pour faire son travail, je n'ai plus de temps à perdre. Céliane se lève et met son portable dans le mixeur, elle actionne le bouton « ON » en gardant la main sur le couvercle.
Elle met les miettes de son portable dans la poubelle.
– Aide-moi à atteler la caravane, on met les voiles.
Je dois assumer les actes de mon égoïsme. Je la connais à peine et sa force de caractère me rend admirative. Sous sa timidité se cache de la bravoure qui ne peut que m'inspirer. Céliane a connu la solitude pendant plusieurs longues années, l'obligeant à changer d'identité et à se cacher de tous, afin de prolonger sa vie. Les efforts qu'elles avaient entrepris jusqu'à maintenant ne pouvaient pas être compromis par ma faute.
– Je ne viens pas avec toi, déclaré-je, ça va trop loin tout ça... je vais me rendre et en échange je vais demander à James qu'il abandonne l'idée de te faire du mal.
Elle essuie ses mains pleines de terre sur son pantalon et pose sa main sur mon épaule.
– Je suis déjà condamnée. Toi, tu as encore toute la vie devant toi, tu es une Guérilla. La communauté des sorcières sera bientôt éteinte, mais la tienne ne fait que renaître, laisse-moi te venir en aide en t'éloignant des vampires le plus possible.
– Pourquoi devrais-tu absolument mourir ? Tu es une sorcière ! Tu devrais être capable d'éliminer tous ceux qui te veulent du mal.
De la tristesse fait apparition dans son regard.
– Je suis née simplement pour pouvoir nourrir ma congrégation. Toutes les décennies, un sacrifice doit être effectué en guise d'offrande pour permettre au reste de la communauté de pouvoir s'alimenter en magie. Je suis celle qui doit être offerte.
Je reste sans mot.
– La veille de mes 18 ans, une fête devait avoir lieu, continue-t-elle, cette fête était juste une façon de m'appâter pour pouvoir m'arracher le cœur pour qu'il soit ensuite consacré.
Les vampires ne sont pas les seuls monstres sans humanité. Je suis choquée et complètement abasourdie.
– Il doit y avoir forcément une solution, une faille, un contre sort ?
Elle secoue la tête négativement.
– J'ai été nommée pour devoir faire ce sacrifice avant même de naître. J'ai dû tuer une des chefs pour pouvoir m'échapper. Mes ressources disparaissent de jour en jour... Les sorcières ne peuvent vivre sans leurs magies... Je suis donc condamnée et j'entraine le reste de ma confrérie avec moi...
Mes yeux s'humidifient.
– Adrina... C'est la vie. Je préfère mourir progressivement que de devoir donner mon cœur, c'est ma destinée, ne sois pas triste pour moi.
Sa congrégation s'épuise en même temps qu'elle, mais ils peuvent encore à tout moment lui tomber dessus pour achever ce rituel. Je vais la suivre. Il est hors de question que ses derniers moments se passent dans la souffrance et la solitude. Je ferai un bout de chemin avec Céliane jusqu'à ce que nos destins se séparent.
– On l'accroche alors cette caravane ?
Elle me fait un grand sourire.
– Avec plaisir ! me dit-elle enjouée.
Je pose à mon tour ma main sur son épaule.
– Je serai ta partenaire de voyage. Tu peux compter sur moi.
Je suis consternée par toute la cruauté et la haine que les personnes peuvent s'infliger entre elles. Comment peut-on faire subir des tourments de cette amplitude à une fille si adorable ? Notre gouvernement est complice de tous ces massacres et tant que les caisses seront pleines leurs yeux resteront fermés. J'en sais très peu sur le clan des Guérillas, mais vu l'ensemble des races confondues j'ai très peu d'espoir pour que mon espèce soit saine. Nous sommes sur le départ. Céliane fait une dernière inspection avant de me rejoindre.
– Tout est parfait, dit -elle en montant dans la voiture, allez c'est parti !
Elle est plus détendue que moi. Je n'ai aucune idée de l'endroit où nous allons et à vrai dire cela m'importe. La voix de James résonne encore dans ma tête et se répète en boucle.
– Comment savais-tu que je faisais semblant tout à l'heure ? questionné-je.
Elle me regarde brièvement puis fixe son regard sur la route.
– James t'a injecté du venin scorpionique. Tu n'aurais jamais dû t'en remettre. Quand je suis entrée dans ta chambre, tu avais 43 °C de fièvre. Je t'ai réanimée plusieurs fois à la suite de convulsions... Il voulait croire à ta guérison.
Le sang me monte au visage. Ce mec est un détraqué mental. Il m'a administré volontairement un venin mortel pour ensuite venir pleurer sur mon sort parce que j'allais mourir ?
– Il était anéanti, continue-t-elle, il est presque venu me chercher de force, il m'aurait décapitée si je n'étais pas venue pour tenter le tout pour le tout pour essayer de te sauver.
J'ai une boule dans la gorge.
– Vous vous êtes connus comment tous les deux ? James n'est pas facile à manipuler tu t'y es pris de quelle façon pour cacher ta vraie nature ?
Ma question la met mal à l'aise.
– Avec un peu de magie et une nouvelle identité, j'avais réussi à trouver une place en tant qu'infirmière à l'hôpital. James venait régulièrement boire sa ration de sang. Un soir en sortant du travail, j'ai été agressée par une femme et malencontreusement je l'ai tuée à la suite d'un mauvais coup. Il a été témoin de la scène et m'a fait du chantage.
Je reste clouée sur mon siège ne sachant plus comment formuler ma prochaine question. Je me rappelle qu'il était dans un état de transe. Quand je m'étais entaillée le poignet sur la route pour les funérailles de ma mère, le sang frais sous son nez l'avait presque rendu complètement fou. L'hôpital lui en vend du fraîchement pompé. Ce n'est pas étonnant qu'il ait du mal à se contenir...
– Quel genre de chantage ?
Elle soupire.
– Je devais être à son service à tout moment. Commençant par devoir falsifier plusieurs actes de décès causés par son club.
Mes cheveux se dressent sur ma tête. Je sais James vicieux... Mais pas à ce point. Moi qui pensais qu'il était contraint par son gouvernement. Il ne vaut pas mieux qu'eux.
– Quand il a compris que son sang ne te soignait pas, reprit-elle, il m'a appelée et m'a proposé 10 000 dollars pour utiliser la médecine traditionnelle. Il était en colère envers une femme forte. Si je n'étais pas arrivée à ce moment, je pense qu'il l'aurait tuée...
Il n'aurait jamais tué sa précieuse Bouboule. Il a juste passé ses nerfs, car il n'avait pas apprécié qu'elle utilise Claude.
– J'ai une question à te poser aussi, si tu me le permets.
Je hoche la tête.
– Qui es-tu pour lui ? James baignait dans ses regrets... Il était au bord du désespoir à me hurler dessus pour que je te sauve... Il tenait ta main si fort.
J'inspire profondément en essayant de ne pas fondre en larmes.
– J'étais son passe-temps, finis-je par dire la voix troublée.
Elle pose sa main sur la mienne.
– Je pense que tu te trompes.