Je tombe, rien ne me rattache au sol. Je ne vois qu'une étendue bleue qui se rapproche beaucoup trop vite. L'impact est violent, il me coupe le souffle. Je retiens ma respiration. L'eau est glacée. Je perçois une onde dans l'eau non loin de moi qui m'incite à nager jusqu'à la surface. Ma tête fend enfin l'eau et j'inspire une grande goulée d'air. Je regarde vers le haut. Le portail que j'ai créé se trouve à quelques mètres au-dessus de l'eau et ne se referme pas, au contraire il a l'air de s'amplifier. Je tends ma main dépourvue de menottes et le ferme avec difficultés. Une fois chose faite, je tourne la tête, cherchant désespérément la terre. Où est-ce que je suis ? En tournant sur moi-même, je repère des mouvements dans l'eau. C'est au tour d'une tête aux cheveux blancs de sortir de l'eau. En le voyant, je me mets à nager dans la direction opposée à la sienne. Je m'éloigne rapidement et aperçois la terre non loin. Ce constat me rassure. Éros me hèle, mais j'ignore complètement le jeune homme.
Quand je rejoins enfin la berge, je me retourne pour repérer Éros qui nage dans ma direction avec un regard assassin et à sa suite deux têtes tout aussi trempées, celle d'Ezra et d'Anna-Livia, sortent de l'eau. Du sang coule du nez d'Éros et je regrette d'avoir abandonné les armes que j'avais récoltées.
Je suis entourée par la forêt ou l'étendue d'eau. Cette dernière n'est autre qu'un lac immense parce que je peux voir la rive de l'autre côté et que l'eau n'est pas salée. Les trois Nostrariens s'approchent trop rapidement du bord. Je crée un nouveau portail et me jette dedans sans plus y réfléchir pour leur échapper.
Je fais face à une nouvelle chute et je rencontre à nouveau l'eau avec force. Je ressors de l'eau en inspirant profondément.
— PUTAIN !
Je frappe l'eau de mes mains comme une enfant. Je respire comme un bœuf et j'ai envie de hurler ma frustration. C'est à cause de la maudite menotte qu'il me reste, elle interfère avec la magie. Heureusement cette fois, le portail s'est refermé derrière moi. Je regarde la berge ou les trois Nostrariens ont accosté. Mon regard dévie vers l'autre rive qui est beaucoup trop loin pour que j'entame ce périple. Je décide de longer la berge en espérant qu'ils m'ignorent, mais c'était sans compter sur leurs ténacités parce que chacun de mes mouvements entraîne une réaction. Ils me suivront où que j'aille. Je me résous à nager droit dans leur direction.
Plus je m'approche, plus je perçois leur conversation et je m'en serais passé.
— On a l'air bien con, lance Ezra
— Ça va aller, décrète Éros.
— Et pourquoi, elle va nous ramener en Edryae et on aura l'air encore plus con.
— Je m'en occupe.
— On est où ? demande Anna-Livia.
— Je pense qu'on est au lac chuchotant.
Le lac chuchotant tient son nom d'un mythe disant que la nuit on peut entendre des dizaines de personnes chuchoter. Certaines en ressortent avec des réponses à leurs questions, tandis que d'autres deviennent folles à force d'entendre toutes ces voix.
— Donc on est pas si loin de Sperenta... annonce Ezra avec une joie non feinte.
— Ça dépend de quel côté de la rive nous sommes et si nous sommes encore en Nostraria...
Le lac est séparé par la frontière et je prie pour que nous soyons de retour dans mon pays plutôt que dans le leur. Ezra se tourne à nouveau vers moi.
— Ouais, nage jusqu'ici, ma grande.
Mes pieds touchent enfin le sol et je commence à marcher. Mes vêtements trempés me semblent si lourds. Éros pousse Ezra et entre à son tour dans l'eau, elle lui arrive aux mollets et il m'attend. J'expire en lui lançant un regard mauvais.
— Qu'est-ce que tu veux ?
J'arrive presque à lui et il comble les mètres qui nous séparent.
— Tu es sérieuse ? Tu m'as détruit le nez et tu nous envoies à mille lieues de notre destination.
— Peut-être que ta destination n'était pas la même que la mienne. ET TU N'AVAIS QU'À PAS LE PRENDRE CE PORTAIL !
— OH, MAIS JE N'AI PAS EU LE CHOIX !
Arrivée à sa hauteur, je me plante devant lui et nous nous jaugeons du regard. Il me pousse à deux mains. La colère entre nous est palpable. Je l'imite à mon tour, mais bien plus fort. Il recule de quelques pas et me fusille du regard. Si ces yeux pouvaient lancer des éclairs, ce serait le cas actuellement.
— C'est bon, pas la peine de s'énerver, mon amour.
Anna-Livia place ses deux mains sur l'épaule droite d'Éros en signe d'apaisement et je la dévisage. C'était la chose à ne pas faire alors que je suis énervée. Je tremble de rage et dire que je me suis retenue de lui arracher la tête quand j'en ai eu l'occasion...
— Par contre, ça ne va pas le faire !
— Pardon ?! me lance-t-elle innocemment.
Une possessivité abusive gonfle en moi. Je sais que je n'ai aucun droit sur lui. Il ne souhaite pas être avec moi et pourtant le lien qui existe entre nous et dont je n'arrive pas à me défaire me hurle qu'il m'appartient. Est-ce que je suis devenue la méchante de leur histoire ? Si je lui arrache les cheveux pour la balancer dans l'eau comme je le rêve, c'est certain que je le deviendrais. Je serre les poings pour me contenir. Je me retourne pour souffler et me retrouve face à l'étendue bleutée.
— Tu as perdu, me chuchote Anna-Livia.
Rien à foutre d'être la méchante. Je bascule vers elle. La jeune femme est passée devant le prince et se trouve à quelques centimètres. Mon poing s'abat sur sa pommette. J'attrape son visage violemment et le tourne vers moi.
— Rien n'est encore gagné. Tu n'es personne, des fiançailles ne représentent rien. Elles ont déjà été annulées.
Elle me repousse avec véhémence. Elle se jette sur moi et je me sens basculer sous l'eau. Je me débats et ses griffes sur mes avant-bras. D'un coup de pied, je la fais basculer à son tour. L'eau n'est pas assez profonde pour que l'une ou l'autre ne se noie sans un peu d'aide. D'un mouvement, je la plaque sur le dos et attrape sa gorge entre mes doigts. Je la force à mettre la tête sous l'eau en l'étranglant. D'un coup, je suis projetée en arrière et je m'écrase à plus de cinq mètres de mon assaillante. Elle a utilisé ses aptitudes pour me repousser et je me relève en moins de deux secondes pour me rejeter sur elle, mais des bras m'attrapent dans la course.
— C'est tout, on va se calmer. Le jeu est fini, annonce Éros à voix haute pour qu'Anna-Livia l'entende aussi.
Cette dernière se relève sans émettre de mouvement pouvant m'indiquer qu'elle compte m'attaquer à nouveau. Elle baisse les yeux face au regard sévère d'Éros. Je siffle à son attention en essayant à nouveau de me jeter sur elle. Les bras du prince sont toujours ceinturés à ma taille, donc je lève les mains et lance avec un peu trop de véhémence :
— C'est bon, j'ai compris.
Il me lâche et je défroisse mon vêtement mouillé. Je souris à Anna-Livia une demi-seconde avant de lancer un portail sur elle. J'espère qu'elle disparaîtra dans les limbes. Alors qu'elle disparaît et qu'Éros et Ezra font un pas dans la direction de la disparue, un nouveau portail s'ouvre au-dessus de l'eau et la jeune femme chute en hurlant. Après avoir vérifié qu'Anna-Livia était bien remontée à la surface, Éros se tourne vers moi avec un regard de réprimande.
— Je suis une mauvaise joueuse, je lance en regardant mes ongles.
Ça a le mérite de faire rire Ezra. Je me retiens de rire à mon tour parce que ce ne serait pas correct, mais ce n'est pas l'envie qui me manque. Je rêvais de frapper la jeune femme depuis maintenant si longtemps. Ça m'a fait le plus grand bien. Les yeux d'Éros se braquent une demi-seconde sur Ezra avant de revenir vers les miens.
— C'est bon, ne me regarde pas de cette façon. J'ai réalisé le rêve de bon nombre de personnes.
Il se passe la langue sur les lèvres en serrant le poing.
— Donne-moi un seul exemple, lance-t-il entre ses dents.
— Tu sais quoi, par pure générosité, je vais t'en donner plusieurs. Il y a tout le personnel du palais, les gardes qui sont affectés à sa protection...
Ezra émet un petit bruit associé à un hochement de tête qui lui coûte un regard noir. Je poursuis :
— Mais les petites gens ne t'intéressent peut-être pas, donc je vais te le rappeler, mais Alora rêverait de faire ce que je viens de faire.
Penser à la reine de Pleydor en train d'envoyer son poing dans le visage d'Anna-Livia me réjouit presque autant que d'avoir balancé le poulpe dans le lac. Un petit sourire s'étend sur mes lèvres, je le perds rapidement en pensant à Alora. Je n'ai même pas pu la revoir depuis que toute cette folie a commencé. Je dois vraiment faire un effort. Heureusement, nous avons un échange épistolaire. Hélas, elle n'a pas pu être présente pour le couronnement parce qu'elle est enceinte et que Chris, son mari, refuse qu'elle prenne le bateau à plus de sept mois de grossesse.
— Ne parle pas à la place d'Alora et emploie ses titres en parlant d'elle.
— Oh c'est comme ça, on emploie les titres. Parfait, votre altesse.
— Non, mais quand on connaît à peine une souveraine on emploie son titre.
— Qu'est-ce qui te fait dire que je la connais à peine ?
— Tu la connais ?
— Votre majesté !
— Pardon ?
— Appelle-moi votre majesté. Tu viens de dire que quand on connaît à peine une souveraine il est de convenance d'employer son titre. Et tu l'as dit toi-même, tu ne me connais pas.
Je déteste m'entendre parler de la sorte, d'autant plus que je m'en sens à peine légitime. Je garde ce syndrome de l'imposteur pour moi et lance un regard de pur défi au prince de Nostraria. Il comble alors la distance qui nous séparait. Je lève la tête vers lui en essayant d'oublier qu'il me domine par sa taille.
— Très bien, votre majesté.
Il le dit avec beaucoup trop de sérieux. Pas une once de sarcasme auquel j'aurais été en mesure de répondre. À la place, je ne peux que me mordre les joues. Il a capitulé, mais ce n'est pas une victoire. Avec un léger sourire, il reprend :
— Alors, satisfaite ?
— C'est parfait.
Je lui offre un sourire sardonique. Dans son dos, des bruits de respiration accélérée et d'eau se font entendre et il se retourne immédiatement pour aller voir Anna-Livia qui accoste sur la rive. Je perds mon sourire et contracte la mâchoire.