En remplaçant le bandeau, j'ai pris le temps de le relever un peu afin de voir où je mets les pieds. Le sol est fait de terre battue et la main d'Éros me paraît brûlante dans la mienne. Je garde les yeux braqués vers le bas, mon champ de vision est extrêmement réduit. Une odeur d'humidité et de moisissure m'assaille le nez à chaque pas. Cette puanteur pénètre par tous mes pores. De temps à autre, Éros juge bon de me demander de lever les pieds, parce qu'il y a une racine ou un rocher sur le chemin. J'ai fait exprès de me prendre l'une de ces racines pour leur faire croire que je suis vraiment désorientée.
Des pas se joignent aux nôtres. J'essaie de reconnaître les chaussures du nouveau venu, mais je n'y avais pas du tout fait attention. Il est à côté de moi et non pas à côté du prince, ce qui me donne envie de tourner la tête vers lui, mais ça ne servira à rien... Soudain, un doigt touche mon épaule. Je fais un écart pour m'éloigner de cette personne.
— Ne me touche pas !
Je lâche le prince et pousse le soldat en espérant toucher son torse du plat de ma main avec ma pleine force. Je rencontre un corps solide sans pour autant savoir quelle partie du corps j'ai atteinte. Le soldat émet un bruit étouffé.
— Elle m'a détruit l'épaule, se plaint Ezra.
Étrangement, c'est avec soulagement que je me rends compte que ce n'est que lui.
— Je croyais que tu ne voulais pas te la coltiner. Qu'est-ce que tu fais là ? demande le prince.
— C'est assez intrigant de ne pas la voir nous lancer des regards assassins.
Le prince souffle par le nez de mécontentement.
— Je t'ai demandé d'éviter de la toucher.
— J'adore braver les interdits, lance Ezra sur un ton condescendant.
Ma mine dégoûtée fait rire ce dernier. Une main m'attrape à nouveau avant de me tirer dans une direction que je n'arrive pas à déterminer. L'écho de pas dans mon dos m'indique qu'Ezra nous suit.
❋
— Là, je pense que c'est bon... annonce Ezra.
J'ai l'impression que ça fait des heures que nous marchons. Je sais que nous sommes sortis du tunnel parce que je marche sur la neige et parce que la lumière du jour traverse le bandeau. Comme si Ezra venait de me rappeler au souvenir du prince, ce dernier me lâche violemment la main.
— Ouais, c'est vrai.
— Ouais, ça fait au moins une borne qu'on aurait pu lui retirer le bandeau...
Le tissu est arraché de mon visage rapidement et je cligne des yeux quand la lumière frappe mes iris. Tout est trop lumineux. Ezra et Éros m'observent tous les deux. Je remarque que le cortège de soldats nous a dépassés et qu'ils ne nous attendent aucunement. Éros plie lentement le tissu sans même le regarder et le fourre dans sa poche. Je détourne le regard à gauche puis à droite. Nous sommes toujours en pleine forêt. Ici, la neige semble avoir légèrement fondu.
— Nous sommes en Nostraria ?
— Oui... enfin à la maison, dit Ezra en tapant le dos d'Éros.
Pour rejoindre Sperenta, nous allons donc bifurquer légèrement vers le sud-ouest, ce qui signifie qu'à cette période la neige va réduire au fil du voyage.
— On est plus très loin du camp, annonce Ezra.
Il attend que je fasse un pas pour se placer, comme à son habitude, à ma gauche. Ce qui est étonnant, c'est qu'Éros se place dans notre dos pour avancer.
Après de longues minutes de marche, nous voyons le camp... Il est plus grand que ce à quoi je m'attendais. Une centaine de soldats doivent être postés ici. Mon regard passe de tente en tente en souhaitant ardemment donner ces informations à l'armée édryenne, à mes conseillers et à mes amis. Nous sommes encore à quelques mètres du camp et le reste des gardes s'est déjà précipité à l'intérieur. Ezra me stoppe d'une main et nous laissons Éros passer devant nous. Une furie aux cheveux noirs se jette dans les bras du prince et ce dernier l'a fait tourner en lui décollant les pieds du sol.
— Tu devrais détourner le regard, me conseille Ezra.
Mais j'en suis totalement incapable. Une douleur sourde s'insinue dans la moindre parcelle de mon corps. Je ne devrais pas laisser les actes d'un homme, aussi important soit-il, me submerger. Je suis la personne la plus puissante à des kilomètres à la ronde.
— Oulah. Ezra se place devant moi. Heureusement qu'on a bloqué tes aptitudes parce que je crois que tu les carboniserais sur place, dit-il un petit sourire aux lèvres, sans doute pour faire de l'humour.
— Est-ce que tu te rends compte que tu es la personne qui s'approche le plus du responsable de cette farce à mes yeux actuellement ?
Il avait entamé un geste des mains pour les poser sur mes épaules, mais se ravise et passe sa langue sur ses lèvres.
— Ouais, enfin ce n'est pas vraiment de ma faute.
— Écarte-toi de moi, Ezra, si tu ne veux pas que je te fasse ressentir toute la douleur que tu m'as causée.
— Je ne peux pas te quitter des yeux.
— Appelle un soldat, appelles-en deux ou trois, mais éloigne-toi.
— Je ne comprends même pas pourquoi tu te mets dans cet état.
— Mais peut-être parce qu'il était mon âme sœur.
Je commence à parler de plus en plus fort. La tristesse que je ressentais il y a encore quelques mois, associée à la colère commence à refaire surface. Ezra a le mérite de paraître surpris.
— Je ne savais pas, je... je pensais que tu avais craqué pour un prince.
Je me retourne en plaquant mes mains sur mes yeux. Est-il idiot à ce point ? Je fais un pas, puis un autre. Une main s'abat sur mon épaule. Je me retourne en attrapant le bras d'Ezra. Je le tords dans une position qui l'oblige à suivre l'orientation de son membre. Je tire son épée de son fourreau et le lâche enfin pour reculer de quelques pas et poser l'arme sur sa gorge.
— Je devrais te tuer.
Des pas précipités s'approchent de nous. La voix d'Éros commence :
— Mais qu'est-ce que ...?
Je me retourne rapidement et pointe l'épée d'Ezra sur le cou du prince. Je détaille ses yeux avec attention, ce sont les mêmes... Je me rapproche lentement en déplaçant la pointe vers le haut de la gorge d'Éros. Il fronce les sourcils. Une fois assez proche, je prends le pommeau de ma dague de ma main libre et me recule aussi sec. Anna-Livia s'avance au côté d'Éros. Ezra s'est relevé dans mon dos et d'un geste expert je détache l'épée de la gorge du prince pour entailler la cuisse de l'assassin qui tombe en hurlant. Tout aussi rapidement, je me replace face au prince, mais cette fois l'épée s'arrête devant le cœur de la jeune femme à ses côtés.
— C'est toi que je devrais tuer.
Éros fait apparaître une épée, j'esquive le coup, le second s'abat violemment contre mon épée, mais le troisième je le lance avec force. J'enchaine plusieurs actions qui le déstabilisent et je lui envoie le pommeau de mon épée dans le nez. Anna-Livia commence à déployer ses aptitudes pour me blesser. Ses tentacules ne m'avaient pas manqué. Je lâche l'épée d'Ezra et plante la dague dans la fissure de ma menotte en priant pour que ce soit suffisant. Le bracelet cède et je lance ma dague à rouelle dans l'épaule de la jeune femme. C'est à son tour de hurler. En mobilisant toutes mes forces, je me concentre pour créer un portail et c'est avec un grand plaisir que je constate qu'une boule bleue commence à se former. Éros hurle un ordre que je n'entends pas, mon sang bat dans mes oreilles.
Dès que c'est possible, je traverse le portail sans préambule.
Pas d'au revoir.
Je rentre chez moi.