Les entraînements de Larsen sont plus durs que ce que j'avais pu imaginer. Mais, ils ont le mérite d'en être de véritable, pas comme ceux d'Inna qui ne sont là que pour nous évaluer. Il nous fixe trois cours par semaine sur nos heures de pause, et les entraînements se déroulent sur la zone désaffectée en périphérie du Camp d'Otrance, sur laquelle on avait pu être amenés à se croiser tous les deux. On peut ainsi travailler à l'abris des regards, et c'est assez plaisant.
Notre emploi du temps est lourd et chargé, mais ça en vaut la peine. Larsen se donne de la peine pour nous aider. La première semaine, il a commencé à nous observer lors des entraînements avec Inna, assis plus loin et silencieusement dans les gradins. Puis, il nous a fourni à chacun un programme bien déterminé, se basant ses observations, sur nos faiblesses et nos atouts personnels.
Ce qu'il nous propose n'est pas illégal, tant qu'il ne se positionne pas en tant que Formateur. Il incarne plutôt un statut de grand frère pour nous, ce qui lui permet de ne pas craindre de perdre son poste d'intendant. Rien dans le règlement interdit explicite les intendants à s'entraîner avec les élèves. Et cela va bien évidemment en notre faveur.
Les Archers suivent à la lettre ses recommandations. Ils ne ratent aucun de ses cours qui sont pour nous de véritables bouffées d'air frais, bien que fatigants. Ce sont de toute évidence les seuls moments dans la semaine où on sent qu'on progresse. Et puis, l'ambiance de groupe est très bonne. Tout le monde semble idéaliser les autres membres, alors qu'on se forme notre propre petite bulle, apportant une cohésion d'équipe à toute épreuve. On ne sent plus aucune rivalité entre nous, c'est comme si on était désormais tous sur le même pied d'égalité. On vit une véritable illusion groupale. L'illusion que le groupe peut surmonter toutes les épreuves, qu'on est tous plus forts que tout. On sait très bien que ce n'est pas le cas, mais on a besoin de sentir cette toute puissance du groupe pour nous dépasser.
Quasiment tous les Archers ont rejoint le groupe. Tous, sauf un, surtout : Sinan. Et, ce n'est pas si étonnant quand on sait que ce dernier ne supporte pas Larsen. D'ailleurs, je n'ai toujours pas compris pourquoi. Il a prétexté ne pas avoir besoin de ses cours, ce qui est en partie vrai. Sinan est un Archer extrêmement talentueux, le meilleur de la promotion, même. Il peut se contenter de ses entraînements personnels et de ceux d'Inna, même ce ne sont pas des vrais.
Larsen est un entraîneur exigeant, mais juste. Il se montre à l'écoute de ses étudiants, tout en apportant à chaque fois des conseils tous plus adaptés les uns que les autres. J'aime travailler avec lui, et je sais que c'est aussi le cas pour les autres Archers. Larsen incarne le statut d'un véritable leader. Tout le monde l'écoute et applique ses conseils. Il est performant dans son domaine et ça se voit. Après tout, c'est normal, il a été professeur de tir avant de postuler pour le poste d'intendant ici.
Ma relation avec Larsen a un petit peu évolué. On n'est pas ami, mais un début de confiance commence à s'opérer. Je commence à laisser tomber certaines barrières que j'avais au début, et à vouloir lui laisser éventuellement une deuxième chance. Je l'ai sans doute mal jugé au début de la Formation. J'ai eu peur qu'il me fasse du chantage, qu'il révèle à tous le monde qui je suis vraiment, mais, il n'a rien fait de tout cela. Il m'a même sortie d'affaire à plusieurs moment. Larsen semble savoir plus de choses que moi sur ce qu'ils se trament a propos les Congrégations, et ne m'en a pas fait part. Est-ce que c'est parce qu'il ne me fait pas encore complètement confiance ?
Je ne sais pas trop comment s'organisent ses journées en dehors de cours qu'ils nous donnent et des réunions d'Archers qu'il fixe en sa posture d'intendant. Je sais surtout qu'il fouille. Partout. Il recherche des informations cachées. Pour le moment, je ne sais pas ce qu'il a trouvé. Peut-être faudrait-il que je me débrouille pour le faire parler. Mais, sa posture de journaliste revient rapidement. Larsen aime cultiver un mystère sur ce qu'il découvre, et c'est très frustrant.
Larsen est moi sommes donc plus souvent amenés à nous croiser, que ce soit pour parler de mes visions ou pour les entraînements. Il connaît mes problèmes de vitesse et d'endurance. Il m'a donc proposé une séance tous les deux, tôt le matin, pour m'aider à améliorer mes temps. Il m'a emmené courir dans le bois qui borde l'Ouest du Camp d'Otrance. A cette heure-ci, les autres dorment, ce qui nous permet de nous retrouver seuls, sans risque d'être écouter.
Courir avec Larsen est une véritable épreuve. Il est beaucoup plus athlétique et endurant que moi. Je peine à suivre son rythme, d'autant plus sur la durée.
— Tu vas trop vite, Larsen, je finis par lâcher au bout d'un certain temps, essoufflée.
Le jeune homme continue à maintenir sa vitesse.
— Si tu veux dépasser t'as ligne rouge, il faudrait que tu cours à dix-huit kilomètres par heure sur la durée. C'est la vitesse à laquelle je cours actuellement. Ce n'est pas insurmontable.
— On peut s'arrêter, s'il te plaît ? Je n'arrive vraiment pas à te suivre, je demande sentant que mon cœur va exploser dans ma poitrine.
Larsen pose sa main sur le milieu de mon dos pour me maintenir à un rythme constant, tout en poursuivant sa course.
— S'arrêter non, mais on peut ralentir un peu. Mais, je veux déjà que tu suives un peu plus mon rythme. Essaie de faire au moins du 16 km/h sur la durée.
— C'est surhumain, je lâche.
Surhumain peut-être pas, mais je n'ai pas la condition physique des Archers. Les dix-huit km/h qui me sont imposés me paraissent pour le moment inatteignables si je veux tenir un certain temps.
Larsen continue de m'encourager, me poussant vers l'avant avec sa main, tout en scrutant de l'autre son télécommunicateur qui indique la vitesse à laquelle on court.
Sauf que, je ne me sens pas bien du tout. Je m'arrête net, à côté d'un arbre, alors que ma tête se met à tourner. Je me maintiens difficilement avec ma main posée sur l'écorce de ce dernier.
— Ça va ?
Je ne répond pas à sa question. Je me mets ensuite à tourner en rond essoufflée, sentant de fortes nausées s'emparer de moi. Je sens que je vais vomir très bientôt.
Alors que l'intendant s'approche de moi pour voir ce qu'il ne va pas, je pose ma main brusquement sur son torse pour l'empêcher d'avancer vers moi.
— S'il te plaît, retourne-toi. J'ai pas envie que tu vois ça.
À ce moment, je me retourne vers l'arbre et vomis à mes pieds.
— C'est bon, on a tous déjà vomi au moins une fois. Ne sois pas gênée, réplique-t-il.
— Arrête, je fais pitié, je lâche, en prise par une quinte de tout, au bord de m'étouffer.
Je sens mes joues me bruler. Elles doivent être écarlate. J'ai du mal à reprendre mon souffle. Je me baisse pour m'accroupir et m'adosser près de l'arbre.
Larsen me tire par le bras pour m'empêcher de m'exécuter.
— Ne t'assois pas, ça va altérer la circulation du sang. Marche un peu.
Je fais ce qu'il me dit, même si je n'ai qu'une envie, c'est de m'écrouler par terre.
— Je ne vais pas y arriver, Larsen, a garder sur la durée tes dix-huit km/h.
— Il va bien falloir, petite Fée, si tu veux rester dans la partie.
— Les éliminations sont dans un mois. C'est peine perdue.
— Eh bien on va courir tous les matins jusqu'à que tu y arrives. Je ne vais pas te lâcher.
Larsen me passe une bouteille d'eau. Je vide l'intégralité de son contenu.
— Eh bien j'apprécie ta persévérance. Tu l'es plus que moi.
— Concernant le tir et l'escalade, tu t'en sors très bien. Il manque plus que l'endurance. C'est faisable, fais moi confiance.
Je lui redonne sa bouteille vide.
— Je te fais confiance.
— Il aura fallut du temps avant que ce soit le cas.
Je hausse un sourcil.
— Tu crois quoi, Larsen ? Que je vais me fier à un parfait inconnu du jour au lendemain.
— Tu vois maintenant que je ne suis pas méchant. Je vais t'aider.
— Et la contre-partie, c'est quoi ? Que je te livre tous les détails de mes visions ? je lâche, devinant le fond de ses pensées.
Larsen hoche la tête.
— Ça me paraît être un marché honnête.
Je laisse échapper un petit rictus.
— Donc, tu es quoi ? Mon partenaire du crime ?
Larsen m'accorde un sourire amusé.
— Tu peux m'appeler comme ça, acquiesce-t-il.
La quinte de toux reprend. Je plaque de nouveau ma main contre un arbre pour me soutenir. À ce moment-là, un groupe de Chevaliers de la Formation, présidé par Taniel passe à côté de nous, en plein footing. Les regards se posent alors sur moi, et j'entends des ricanements retenir de leur part, ce qui m'agace fortement.
— Quels connards, je grommelle une fois qu'ils sont passés.
— Toujours des problèmes avec ton « meilleur pote ?
Je hausse un sourcil et plante mon regard dans ses yeux avec espièglerie.
— Vous vous inquiétez pour moi, Monsieur Stanov ?
— Non, en réalité. Je sais que tu sais te défendre.
Je laisse échapper un petit rire, légèrement plus détendue.
— Taniel est un con, il est inoffensif. Ce n'est pas lui qui pourra me porter défaut. Delilah, sa copine, par contre, le peut.
— Si je peux te donner un conseil, éloigne-toi des conflits. Et d'ailleurs, tu crois vraiment que c'est une bonne idée de te présenter comme suppléante de Sinan à l'Assemblée Générale?
L'information a fait le tour de l'équipe éducative, à ce que je vois.
Je hausse les épaules.
— Quel est le problème ? Ça me permettra de me rapprocher davantage de Silva. Les Archers me l'ont demandé.
— Le problème n'est pas que tu sièges. Le problème c'est que tu sièges aux côtés de Sinan. J'entends ce que les professeurs et les Formateurs disent sur vous. Sinan est un très bon Archers, mais il est vu comme rebelle et prétentieux. Ne les laisse pas t'associer à lui. Cela desservirait ta cause.
— Et alors, qu'est-ce que mon partenaire du crime me conseille de faire ?
— Te présenter à sa place en tête de liste.
Je secoue la tête, catégorique.
— Je ne peux pas prendre sa place. Ce serait vraiment méchant de ma part. Je sais qu'il rêve de cette place, et les Archers sont prêts à l'élire.
— Très bien. Je ne t'obligerais à rien de toute façon, mais tu connais mon avis sur la question. Cependant, fais attention, Katherina. Dans ce monde, la réputation fait le pouvoir.
— Ne t'inquiète pas pour moi. Je sais exactement comment je vais jouer mes cartes.
—...
Larsen laisse échapper un rire étrange dont je ne décèle pas tout de suite le sens.
— Pourquoi tu ris ? je lui demande alors.
— Une Fée élue pour représenter des Archers, tu ne trouves pas ça comique ?
Je hausse les épaules et croise mes bras sur ma poitrine.
— Je trouve ça intéressant, plutôt. Ça veut dire que je réussis à me fondre parmi eux. C'est bon signe.
Larsen tempère mon enthousiasme.
— Reste vigilante, petite Fée. Les erreurs d'inattention sont facilement commises et s'avèrent bien souvent lourdes de conséquences.
Un petit silence s'en suit alors. On se met à marcher vers le chemin du retour. Je me tourne de nouveau vers l'intendant,
— Larsen ?
— Mmmh ?
— Merci pour tout ce que tu fais pour les Archers. Tu leur redonnes espoir.
Larsen ne répond pas tout de suite. Il hoche doucement la tête avant de diriger son regard loin devant lui.
— Ils en ont besoin. C'est notre rôle en tant qu'intendant de vous soutenir, finit-il par déclarer.
— On est si nul que ça ?
Le jeune homme hausse les épaules.
— Ce n'est pas entièrement de votre faute. Les autres Ordres ont accès à des entraînements très poussés avant la sélection. Ils intègrent pendant des années des clubs qui les forment. Les Archers ne bénéficient pas des mêmes conditions d'entraînement. Rares sont les clubs qui proposent ces entraînements, et s'ils le font, cela coûte extrêmement cher. Tout cela fait que le niveau général des Archers a considérablement baissé. Ainsi, à l'issue de la sélection, un pourcentage fixe d'Archers sont sélectionnés. Ce sont les meilleurs de ceux qui ont postulé c'est vrai, mais il n'en demeure pas moins qu'ils ne sont pas autant formés que le sont les Chevaliers ou les Fées. Vous ressemblez à des novices dans votre domaine, alors que les autres Ordres incarne déjà des qualités de professionnels. Mais, encore une fois, ce n'est pas directement votre faute. Les Archers haïssent les dispositifs instaurés par le Gouvernement comme les Congrégations. Ils ne vont donc pas dépenser de moyen pour envoyer les leur là-bas. C'est une manière de faire front encore une fois contre le Gouvernement. Est-ce que tu comprends ?
Je hoche la tête, attentive.
— Je comprends.
— Les inégalités sont là, Katherina. Mais, les Formateurs n'en tiendront pas compte. À vous de vous battre pour vous adapter au système.
— Un système qui n'est définitivement pas fait pour nous.
— Et, c'est pour ça que je suis là pour vous.
*
Il y avait un autre moyen d'intervenir pour faire notre place. Changer le système. Et cela se fera par l'intermédiaire du Conseil de l'Assemblée Générale de la Formation.
Les élections sont rapidement arrivées. Sans trop de surprise, Sinan et moi avons été élus à l'unanimité. Très bientôt se déroulera le premier Conseil, en présence des huit représentants et de Dimitris Silva. J'avais hâte de me retrouver là bas et de poursuivre mon plan d'attaque.