L'arrivée se fait moins en douceur qu'habituellement, parce qu'en règle générale je ne suis pas traînée par le poignet. Je m'apprête à me mettre en position de combat quand deux bracelets glacés s'abattent sur mes poignets. J'essaie de faire appel à mes aptitudes sans succès et je lève un regard effaré à l'homme qui vient de m'en priver. Je me retrouve dépourvue de magie. Je me suis habituée au pouvoir qui parcourt mes veines, mais je ne suis pas pour autant vulnérable. Je lève le poing et frappe violemment la mâchoire d'Éros. Sa tête bascule en arrière pour revenir vers moi et il écarquille les yeux. C'est étonnant de voir à quel point ni l'un ni l'autre nous ne sommes prêts à ce que l'autre lui fasse du mal. Je le laisse à sa surprise et pars dans le sens opposé au sien. Je cours à toute vitesse sachant pertinemment où je vais. Je connais ces bois par cœur à force de les arpenter au cours de mes nuits blanches. Pensait-il réellement que je l'enverrais directement en Nostraria ? Ou pensait-il pouvoir choisir sa destination ? Je n'en sens rien, mais il a été idiot.
Je l'entends jurer et prendre ma suite dans cette course effrénée. Il faut que je rejoigne le poste de garde le plus proche. De là je demanderais aux soldats d'arrêter Éros par tous les moyens et d'appeler Ayden. Pourquoi ai-je choisi un point de la forêt aussi éloigné du poste de garde ? J'espère qu'il se fatiguera avant moi.
— Tu devrais arrêter de courir, petite souris. Tu ne fais que m'énerver.
Je redouble d'efforts sachant que je serai bientôt récompensé en voyant deux ou trois soldats arme au point. Je sens mon cœur battre la chamade. Mes pieds doivent être en sang. Mes talons me ralentissent. Je fais voler mes escarpins et la brûlure de la neige agresse mes pieds. Je fais fi de cette douleur et continue ma course. La disparition de mes escarpins fait rire Éros. Je me sens réellement comme une petite souris en cet instant. Il me reste quelques mètres avant d'apercevoir la bâtisse qui n'est en réalité qu'une pièce permettant aux gardes de rester au sec quand il pleut.
Je la vois enfin. Je me rapproche rapidement. La distance entre le poste et moi s'amenuise, mais je ne vois personne. J'y suis presque. Je me rends compte que la porte est grande ouverte. Je m'engouffre dedans, mais il n'y a personne. Je ressors aussi vite que possible.
Personne.
L'endroit est vide.
J'aimerais hurler, mais je préfère reprendre ma course vers un autre poste de garde. Ayden a dû remarquer mon absence et appeler tous les effectifs. Un corps s'abat sur le mien et je perds l'équilibre. Le sol rencontre durement mon corps et la neige me glace instantanément. Je me relève prête à me battre. Éros a fait de même. Il m'attrape le cou et commence à serrer. Je l'imite. Nous nous bloquons mutuellement la respiration. Je ne perds pas son regard de vue. S'ensuit un combat psychologique. Ce sera à celui qui lâchera en premier et ce ne sera certainement pas moi. Ma gorge me fait souffrir. Je ressens le besoin irrépressible de prendre une bouffée d'oxygène. Je sens la pointe d'un poignard sur mon ventre. De ma main libre, je cherche le long de ma robe le petit trou que j'y avais fait avant la cérémonie. Dès que mes doigts sentent le petit trou, je tire le plus possible. Mon esprit commence à s'embrouiller, mais je reste déterminée. J'élargis le trou jusqu'à pouvoir y passer ma main. Je saisis ma dague et la place à mon tour sur le ventre d'Éros. Il hausse un sourcil, mais il est beaucoup moins convaincant que d'habitude. J'aimerais saisir sa main et la retirer, mais je suis occupée à faire autre chose. Des points noirs commencent à assombrir mon champ de vision. Je ne peux même pas dire un mot. Il me lance un regard m'incitant à lâcher mon arme et je lui offre le même. Quand je ne sens plus l'arme sur mon ventre, je retire la mienne et l'on s'écarte l'un de l'autre d'un coup. Je recule de plusieurs pas et aspire une grosse goulée d'air. L'oxygène me fait mal à la trachée. Je me tiens le cou. J'ai envie de pleurer, mais je ravale mes larmes et relève la tête. Nous nous observons en chien de faïence, apparemment incapable l'un comme l'autre d'émettre un mouvement si ce n'est celui de notre respiration accélérée.
❋
Finalement, je n'ai pas eu le choix, le prince m'a enjoint violemment à avancer. Il n'a pas pris le risque de me retirer mes menottes, même pour que je lui crée un portail. Et il a sans doute eu raison parce que je l'aurais clairement ramené encore plus près du château... À la place, il nous oriente à l'exact opposé, mais en direction d'un autre poste de garde et je me garde bien de le prévenir. Mes pieds me font déjà souffrir le martyre dans mes talons qu'il a pris grand soin de récupérer en me tirant par le bras. Le froid commence à engourdir mes membres et je suis incapable d'utiliser mes aptitudes pour me réchauffer, mais je prends sur moi jusqu'au poste de garde. Je prie pour que les gardes soient à leurs postes cette fois.
Je l'aperçois enfin et c'est aussi le cas du prince, je retiens ma respiration dans l'attente de voir un mouvement. Éros m'attrape le bras et chuchote :
— Tu t'es bien gardée de me dire qu'il y avait un autre poste de garde, petite souris.
Il regarde avec attention l'intérieur de la petite bâtisse et son rire mauvais me tue. Il me tire à nouveau et en direction du poste. Une fois arrivé sur place, il ouvre doucement la porte et nous pénétrons tous les deux dans la pièce. Un garde se lève précipitamment en nous dévisageant avec surprise. Il se jette sur son arme qui se trouve à l'autre bout de la pièce, mais Éros fait apparaître un poignard et lui lance en plein cœur. Je reste spectatrice de cet affrontement. Tout est allé trop vite. Le garde est déjà mort. Je détaille son visage, je l'ai vu plusieurs fois lors de mes insomnies, il me souriait à chaque fois sans venir me voir. Je ne connaissais même pas son nom et Éros vient de le tuer avec une facilité déconcertante.
Le prince attrape un manteau qu'il me jette et que je rattrape au vol par automatisme. Il en prend un autre pour lui et m'oblige à sortir et à détourner le regard du pauvre badaud qui vient de subir une attaque du prince de Nostraria... Je me rends seulement compte des conséquences de cette guerre. J'en avais déjà conscience, dans une guerre des gens meurent, mais aujourd'hui c'est différent, je suis responsable d'un pays, donc c'est ma faute si des gens meurent pour l'Edryae, pour moi. Je dois non seulement endosser les morts qui ont lieu en mon nom, mais également celles des sujets qui se battent pour moi. Comme si les personnes que je tue n'étaient pas suffisantes et ne pesaient pas déjà sur ma conscience. J'ai tellement de sang sur les mains, mais le pire dans cette histoire, c'est que je sois prête à en rajouter...
La forêt devient silencieuse et l'ambiance me paraît plus lourde sans raison apparente. Je tourne la tête vers Éros. Qu'est-ce qu'il fait ? Je reste sur mes gardes et l'observe avec plus d'intensité. Il pose un regard surpris sur moi. Il fronce les sourcils et je recule de quelques pas. Une présence se fait sentir dans mon dos. Je ne veux pas détourner le regard d'Éros et pourtant je sens qu'une menace plane. J'essaie consciemment de détourner le regard cette fois, mais je suis dans l'incapacité de bouger. Une peur panique s'empare de mes sentiments. C'est alors que les yeux d'Éros s'écarquillent en regardant quelque chose derrière moi. Je perçois également un mouvement dans son dos. C'est une créature qui tourne la tête en observant le prince. Elle a la peau d'un gris terne et elle est légèrement plus petite qu'Éros. Elle a de longs doigts qui se terminent par des ongles affreusement pointus.
Je sens justement quelque chose de pointu me toucher la joue. J'aimerais m'écarter, mais c'est impossible, mon corps refuse de m'obéir. La créature qui me touche arrive dans mon champ de vision, elle ressemble comme deux gouttes d'eau à l'autre. En la voyant de plus près, je me rends compte que c'est une Varas Kare, une créature que je ne connais que par mes lectures et qui n'est connue que pour sa place auprès de personnages célèbres. Elle reste discrète tout en étant présente.
— Une reine... dit la créature.
— Et un prince, répond son double en s'approchant d'Éros.
— Des tensions les opposent. Et les secrets que tu gardes vous éloignent, me lance-t-elle en me désignant d'un long doigt. Tu sais, je pourrais régler tous tes problèmes et réaliser tes rêves les plus fous.
— Je pourrais t'offrir ce que tu désires le plus, petit prince.
Je suis incapable de répondre, je suis spectatrice de leur manège. Elles parlent l'une après l'autre en s'adressant respectivement à la personne qu'elles entourent. La mienne me tourne autour en laissant son doigt sillonner mon corps. Celle en face d'Éros préfère l'observer sans le toucher.
— Nous ne demandons pas grand-chose en échange. Te rends-tu compte, jeune reine ? Je pourrais te rendre l'amour perdu. Je pourrais t'offrir la paix pour ce pays et son voisin...
— Et toi, petit prince. La deuxième voix en toi que tu ne peux contrôler se taira, je la ferai sortir de ta tête. Tu auras aussi toutes les réponses aux questions que tu te poses.
— Oh, tu me sembles réticente ! Tu n'as pas confiance en nous. Voudrais-tu un gage de notre bonne foi ?
— Je peux répondre à l'une des questions du prince.
— Et en répondant à cette question, ma sœur t'enlèvera un poids...
— Petit prince, tu te demandes comment la jeune reine peut aussi bien te connaître ?
— Ce n'est pas beau de garder un si gros secret, ô, grande reine, me lance la créature face à moi sur le ton de la confidence.
— Pourtant, la réponse à cette question est si simple. Tu aurais pu t'en rendre compte seul, comme la première fois...
J'aimerais stopper cette révélation, mais je ne peux rien faire. J'ai envie de hurler un « Non ». La Varas Kare face à Éros le touche pour la première fois et sa griffe longe lentement sa joue.
— Tu es face à ton âme sœur.
Elles s'écartent toutes deux d'un pas pour qu'on puisse à nouveau se voir lui et moi. Je lis la surprise traverser le regard d'Éros. Je me suis gardée de lui annoncer, cherchant le bon moment pour qu'au final ce soit ce monstre de malheur qui lui révèle... La créature autour de moi reprend en me cachant à nouveau Éros de son corps.
— Ne nous remercie pas. À la place, réfléchis à cette proposition. Tout ce dont tu rêves en échange d'une place auprès de toi en tant que conseillère. Je serais derrière toi tout au long de ta régence. Tu as le temps d'y réfléchir. Quand tu seras prête, tu n'auras qu'à m'appeler et j'arriverai.
Je perçois la jumelle de ma créature faire la même proposition au prince. Les créatures repartent comme elles sont venues. Elles ne nous ont pas dit leurs noms... L'écho d'une voix portée par la brise chante « Varas Velta » et « Varas Sarma » comme un hymne sifflant. Je suppose qu'elles se sont finalement présentées. Dès que la brise stoppe son chant, je reprends enfin le contrôle de mes muscles et trébuche. J'ai encore l'impression de sentir la longue griffe de la Varas Kare contre ma peau, j'en frissonne de dégoût.