6 décembre 2019.
« Je suis un enfant-médicament, Pierre. Je suis un enfant du double espoir. Ou plutôt, du dernier espoir. Asha. »
Elle déglutit. C'est la première fois qu'elle prononce ces mots à voix haute. Elle n'a jamais eu personne à qui confier ce secret bien gardé. Et depuis qu'elle l'a appris, il lui a toujours été défendu d'en parler.
Elle se sent soulagée de s'être enfin exprimer. Elle a la sensation que personne n'a jamais possédé toutes les clés pour la comprendre. Lorsqu'elle n'a pas été cachée, le peu d'amis de ses parents ou de sa sœur qu'elle a rencontrés l'ont trouvée étrange et décalée. Ils pensent tous qu'elle s'isole de son plein gré au lieu d'essayer de concevoir que c'est de cette façon qu'elle a été élevée.
Et pourtant, une nouvelle angoisse la gagne en croissant les iris bleutés du pilote. Il semble ne pas avoir saisi l'enjeu de la situation. Il ne discerne pas en quoi le fait d'avoir sauvé sa sœur a conduit à la dégradation de leur relation.
« Tu ne comprends pas, hein ? murmure-t-elle.
- Je... Non, admet Pierre. Désolé.
- Ce n'est pas de ta faute, le rassure-t-elle. Ça paraît tellement irréel que personne ne peut concevoir une chose pareille.
- Je ne veux pas te forcer, tu sais. Mais je suis prêt à t'écouter. »
La brune prend une grande inspiration pour tenter de trouver le courage d'aller plus loin. Le normand est conscient de l'effort que cela lui demande. Elle ne parvient pas à calmer ses mains très fines qui ne cessent de trembler.
Alors, sans hésiter plus longtemps, il s'approche d'elle et place ses doigts au creux des siens. Son pouce trace de petits cercles dans sa paume pour l'apaiser et pour l'encourager. Il est une nouvelle fois surpris par la température de sa peau et espère qu'elle parvienne à trouver un peu de chaleur dans leur proximité.
« Mes parents ont toujours vécu pour leur carrière professionnelle. Ils ont bâti leur entreprise et ont tout sacrifié pour la faire prospérer. Ils se complaisaient dans le fait de voyager aux quatre coins du monde et de ne jamais s'enfermer dans une routine. Et puis, ma mère est tombée enceinte et je les crois quand ils disent que c'était vraiment une bonne surprise. Ça donnait aussi en quelques un sens à leur travail. Quelqu'un pourrait hériter de tout ce qu'ils avaient construit. »
Le coeur de Pierre se serre déjà en voyant la peine s'infiltrer dans ses pupilles bleutées. Il trouve que cela fait déjà une grande pression à gérer pour un nourrisson qui n'était alors pas encore né.
« C'est comme ça que ma sœur est née. Cléopâtre, la gloire du père, était un peu trop compliqué à porter. Elle a reçu le diminutif. Mais ils n'en étaient pas moins fiers d'avoir une fille. Ils ont été très heureux les premières années même s'ils ont tout de suite affirmer qu'ils n'auraient qu'un seul enfant parce que ça représentait beaucoup de sacrifices et d'investissement. Un seul descendant. »
Les lèvres de la jeune femme s'étirent en un sourire triste, comme si elle se rendait coupable d'avoir gâché le bonheur dans lequel sa famille baignait avant sa naissance.
« Et puis, à la veille de ses trois ans, Cléo a commencé à présenter plusieurs symptômes. Ils ont mis un moment à trouver ce qu'elle avait. Et le diagnostic est tombé : anémie aplasique.
- Qu'est-ce... demande-t-il, gêné de l'interrompre mais elle le rassure du regard.
- C'est une maladie qu'on suppose de cause génétique. Des cellules de la moelle osseuse sont détruites et le corps est incapable de produire globules rouges, globules blancs et plaquettes en quantité suffisante. Ton système immunitaire n'est donc pas en capacité de se battre contre d'autres virus et ça peut dégénérer en leucémie. Mes parents ont essayé tous les traitements que les médecins leur proposaient mais rien n'a réellement fonctionné. Cléo a toujours rechuté. La dernière option était une greffe de moelle osseuse mais personne dans la famille n'était compatible. Alors, ils se sont renseignés et on leur a parlé d'une technique peu conventionnelle aux États-Unis où les médecins sélect... »
Sa voix se met à tressaillir. Le pilote voit à quel point elle est ébranlée de révéler ce secret familial qui est venu provoqué un véritable séisme au sein de leur foyer. Il raffermit sa prise qui entoure les mains de la jeune femme pour lui donner toute la force dont elle a besoin et lui assurer qu'il se tient à ses côtés pour l'écouter.
« Prends ton temps, l'encourage-t-il.
- Je... Désolée. »
Elle inspire profondément et une larme s'échappe des ses yeux déchirés pour couler le long de son visage. Elle s'empresse de l'essuyer et repositionne ses doigts dans la chaleur de l'étreinte de Pierre.
« Asha, souffle-t-il, ne le sois pas. Tu n'es pas obligée de...
- Si, réplique-t-elle rapidement. Enfin... Je crois que j'en ai aussi besoin. »
Le pilote acquiesce et la laisse continuer.
« C'est une méthode où les médecins sélectionnent un embryon en fonction de son ADN. Ils regardent s'il ne porte par le même gêne malade et vérifient qu'il soit bien compatible. C'est un bébé créé pour sauver son frère ou sa soeur. Et c'est comme ça que... Elle ravale un sanglot. Que je suis née. »
Pierre ne sait quoi dire. Il est surpris. Choqué que de telles solutions puissent exister. Et pourtant, il est encore loin de mesurer l'ampleur des conséquences que cette situation a provoqué bien qu'il ait pu apercevoir une partie du résultat ces derniers mois.
« C'est un procédé qui fait beaucoup polémique, d'un point de vue éthique... C'est très encadré en France par exemple. Mais qu'importe, grâce à ma naissance et ma hasardeuse parfaite compatibilité, les médecins ont pu prélever le sang du cordon ombilical pour soigner Cléo. Mais ça n'a suffit et elle a rechuté. Alors, j'ai fait des dons de sang, un don de foie aussi quand son état s'est aggravé et finalement ils ont réessayé la greffe de moelle osseuse. Ça a pris du temps et puis, à l'approche de ses seize ans, elle a enfin été déclarée en rémission. Les médecins sont confiants, mais ils ne peuvent pas garantir que tout est bel et bien terminé. »
Asha se tait et le silence s'impose entre les deux jeunes adultes. Le normand n'est toujours pas certain de savoir comment réagir. Il connaît désormais le contexte mais il est persuadé qu'une telle épreuve aurait également pu les rapprocher et les souder. Pas les diviser.
« Et quand est-ce que tu as compris que... Enfin...
- Que mes parents ne voulaient pas de moi ? complète-t-elle en essayant de se montrer détachée. Il hoche la tête. Ils me l'ont toujours bien fait comprendre. Quand j'étais plus jeune, je trouvais ça normal, je pense. Cléo était malade et ça demandait beaucoup de temps et d'attention. Mais même lorsqu'elle a été guérie et qu'elle est partie de la maison, ça ne s'est pas amélioré. Je voyais bien que leur comportement était différent. Peut-être qu'ils espéraient que les choses se passent plus rapidement. Que le don de cordon ombilical fonctionne et que cette histoire serait vite derrière eux. Mais ça a duré près de quinze ans. Je suis née pour accomplir une tâche que je n'ai pas réussi à mener à bien.
- Mais tu n'y peux rien Asha ! s'exclame Pierre, le coeur serré de voir la brune porter autant de culpabilité. Et Cléo va bien désormais...
- Je t'ai dit que mes parents ne voulaient pas de deuxième enfant, soupire-t-elle.
- Ce n'est pas une raison pour te laisser enfermée...
- C'est ce à quoi j'ai toujours été habituée, répondit-elle plus sèchement qu'elle l'aurait voulu. Je... Ma sœur ne devait pas être exposée au moindre risque quand on était petites. Alors, on a suivi l'école à la maison et on nous a appris à toujours faire attention. Cléo parce qu'elle devait prendre soin de sa santé. Moi parce que je devais toujours être en capacité de pouvoir l'aider. »
Il croise son regard brisé, fatigué par tout ce qu'elle a pu endurer. Asha est toujours passée au second plan. Elle n'était pas une priorité, parce qu'elle n'était pas en danger. Pourtant, si la maladie de son ainée a laissé des traces indélébiles sur leurs corps, elle a aussi causé des cicatrices invisibles dans leur esprit. Des blessures que chacune a soignées à sa manière.
Cléo s'est libérée en tentant de rattraper tout ce qu'elle a pu manqué. Tout ce qui lui a été refusé.
Asha s'est enfermée dans un modèle qu'elle connaissait en essayant de se rassurer grâce aux repères auxquels elle a été accoutumée.
Pierre ne trouve pas les mots. Alors il se contente de se rapprocher un peu plus de la jeune femme et passe son bras autour de ses épaules. Elle laisse tomber sa tête brune contre son torse et il l'entoure pour la bercer. Il aimerait que ce moment dure une éternité. Il aimerait pouvoir faire barrière pour la protéger et lui prendre la main pour la guider vers les rêves qui figurent sur sa liste.
Il finit par rompre son étreinte et pose ses doigts sur son visage pour la forcer à croiser son regard.
« Asha, écoute-moi. Il prend à son tour une grande inspiration. Ta sœur est vivante. Elle a survécu et pour le moment, elle est guérie. On n'a plus qu'à espérer que ça continue ainsi. Mais toi aussi tu es vivante. Les pleurs de la brune ne font que s'accentuer, fracturant un peu plus le coeur du normand. Tu n'as pas à t'excuser d'exister, d'accord ? Tu as aussi le droit de profiter de la vie. De profiter de TA vie, explique-t-il en appuyant sur les derniers mots. Commence à la vivre avec moi, s'il-te-plaît. Il murmure. On va prendre cette liste, et je promets qu'on va traiter tous ces points. Un. Par. Un. »
Pierre s'éloigne un peu et place son poing serré devant le nez de Asha. Il se contente de lever le petit doigt.
« Promets-le moi, la supplie-t-il.
- Promis. »
Elle croise son auriculaire avec le sien pour sceller ce serment qui les unit désormais.
Pierre vient de diagnostiquer le mal-être de la jeune femme. Et maintenant, il veut être à ses côtés dans la quête d'un remède vers la liberté. Il pense aussi pouvoir y trouver la solution pour sa propre guérison.
Il se plonge dans les yeux bleutés de Asha. Ses iris d'une couleur si transparente continue de le fasciner. Ils ne font que l'intriguer. Son regard glisse sur ses joues rougies par les pleurs qui ne se sont pas arrêtés. Un mélange d'émotions sûrement trop intense qui la submerge. Et puis, ses pupilles entrent en contact avec ses lèvres rosées. Pierre n'a plus qu'une idée en tête. Ce nouveau désir irrépressible le consume tout entier. Et il doit vite trouver une solution d'y remédier.
...
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