8 août 2019.
Pierre est déjà levé depuis plusieurs heures quand il passe le portail de la maison des deux soeurs. En réalité, il a tourné en rond toute la nuit dans son lit, sans aucun répit. Son esprit ne cesse de ruminer. Et ses yeux refusent de se fermer. Il a tenté de chasser ses idées. Mais elles reviennent sans cesse le hanter. Ses pensées ne lui laissent aucun repos. Et il ne fait qu'ignorer les signaux de son corps fatigué. Il sait que le lendemain sera un peu plus dur. Sans sommeil. Sans force. Au bord de la rupture.
Comme la veille, il contourne la bâtisse pour pénétrer à l'intérieur et annoncer sa présence. Il a tenu sa promesse sans trop savoir pourquoi. Peut-être que ça le sortira un peu de sa détresse. Mais il se stoppe avant d'avoir atteint la baie vitrée. Son regard est attiré par une âme solitaire.
Asha est là, assise au bord de l'eau. Il s'approche en douceur, ne voulant pas une nouvelle fois lui faire peur. Elle a l'air si fragile, emmitouflée sous des couches de vêtements, recroquevillée sur une chaise longue, le nez plongé dans les pages de son roman.
Il ne sait comment l'aborder. Alors, il se racle la gorge.
« Pas de poêle à l'horizon aujourd'hui ? »
Le pilote se maudit alors que les mots ont à peine franchi la frontière de ses lèvres. Il se trouve ridicule, maladroit. C'était sûrement la pire façon de se présenter. Elle lève ses yeux bleus incroyablement transparents vers lui et il est frappé par son visage qui ne laisse passer aucune expression. Aucune émotion.
« Je crois que Cléo n'est pas rentrée, l'informe-t-elle d'un ton détaché. »
Il avale difficilement sa salive. Son ton est froid. Il se sent terriblement mal à l'aise. Soudainement, il se demande pourquoi il s'inflige de vivre cette situation. Lui qui cherche de la solitude, et éventuellement quelques rencontres sans pression. Pierre est un paradoxe. Il a toujours redouter de se retrouver seul. Personne à qui parler. Personne pour l'écouter. Une peur qui s'est immiscé en lui, peut-être un sentiment naturel lorsque la maison de son enfance est toujours remplie.
Et pourtant, son âme solitaire apprécie de souffler dans sa vie mouvementée. Lui qui est toujours entouré. Ça semble passer par devoir se retrouver. Mais il n'a jamais su se ménager. Et écouter les signes de son corps messager.
« Je... Je peux attendre avec toi ? hésite-t-il. »
A nouveau, elle le regarde et finit par hocher la tête avant de se replonger dans le livre qu'elle tient entre les mains. Le normand se sent un peu gauche et s'assoit à ses côtés. Ses yeux s'attardent sur le jardin qu'il avait jugé réconfortant la première fois qu'il y avait pénétré. Aujourd'hui, il ne sait plus ce qu'il pense. Et il ne se rend pas compte à quel point le paradis de verdure qui l'entoure est une prison dorée.
« Ça va mieux ta main ? Il désigne sa paume blessée.
- Oui, merci.
- Et... ça va mieux avec ta... enfin avec Cléo ?
- Je... Elle soupire. Ça ira mieux. »
Il la sent distante et se mord la lèvre inférieure. Il doit simplement se rendre à l'évidence et arrêter de lui imposer sa présence.
« Je... Je vais te laisser. Je ne veux pas te déranger plus longtemps. »
Elle semble instantanément gênée mais il se lève, résolu à mettre un terme à cette situation qui n'a que trop duré.
« Non, souffle-t-elle alors qu'il se retourne vers elle. Enfin, tu veux commencer le petit-déjeuner ?
- C'est toi qui l'as encore préparé ? sourit-il. Elle hoche la tête pour simple réponse. Et tu vas au moins y goûter ? »
Elle hausse les épaules mais le guide à l'intérieur, vers la cuisine. Elle pose une montagne de pancakes sur le bar qui se dresse entre eux. Asha baisse le regard et Pierre a l'impression que jamais elle n'a osé le regarder dans les yeux. Elle dispose une crêpe épaisse dans son assiette avant de l'inviter à se servir.
La timidité de la brune le touche. Il l'observe tandis qu'elle déguste sa cuisine par toute petite bouchée. Sans vraiment sembler en profiter.
« Tu sais, je suis désolé de t'avoir mise dans cette situation. Si j'avais su, je ne t'aurais jamais appelée. Moi, je comprends que tu te sois inquiétée, lui confie-t-il.
- Je ne veux pas en parler.
- Je veux juste que tu saches que... Enfin, je sais ce que c'est d'avoir peur. Il capte enfin son regard et il se lance pour développer son idée. Je prends des risques tous les week-end. Parfois, ça fait du bien. Parfois, c'est assez sain. Mais hier, je comprends que tu aies été inquiète pour ta sœur.
- Pourquoi tu prends des risques ? demande-t-elle naturellement. Sa question le surprend.
- Comment ça ?
- Pourquoi tu prends des risques tous les week-end ? Qu'est-ce que ça t'apporte ? Pierre est troublé. Déstabilisé.
- Bah... C'est mon métier.
- Pour quel métier tu peux vouloir te mettre en danger ? C'est bien payé au moins ? »
Elle esquisse un très léger sourire et le normand éclate de rire. C'est la première émotion qu'il lui décroche, heureux de découvrir sa facette d'humoriste. Mais alors que le son joyeux meurt dans sa gorge, il fixe Asha et son regard devenu vide, désemparé.
« Quoi ? demande-t-elle.
- Désolé... Il tente de se redonner une constance. C'est juste que, je pensais que ta soeur t'avait dit.
- Je croyais que tu avais remarqué que, entre ma soeur et moi, on n'a pas beaucoup de points en commun.
- Je suis pilote de Formule 1. »
Elle le regarde avec des yeux ronds. Elle semble mesurer la véracité des propos qu'il a pu tenir jusque-là. Le risque, il en connait un rayon. C'est ce qui le nourrit depuis tout petit. Le bruit du moteur qui résonne dans ses oreilles. La puissance de la voiture. Son cœur battant, attendant le signal pour se lancer sur la piste avec vigueur. Le risque est présent à chaque virage. L'adrénaline le gagne. Il n'a plus peur de rien. Il est maître de sa machine, de son destin. Dompter chaque courbe et chaque ligne droite. Son cœur qui s'emballe et son âme qui s'envole vers le plaisir qui l'anime. La poursuite de son rêve. Défier les lois de la gravité. Défier le danger.
Un tourbillon de sentiments qu'il n'a pas ressenti depuis longtemps. Depuis que, pendant les essais, il s'est crashé, cette confiance en lui s'est envolée. Et ses espoirs de voir plus grand se sont brisés.
Il a peur. Plus qu'il ne le devrait. Et il ne peut pas l'avouer.
« C'était une mauvaise idée ! affirme la brune. »
Elle abandonne son pancake à moitié fini dans son assiette. Elle reprend le contrôle sur elle-même. Pierre est désemparé. La situation lui échappe.
« Hein ? Mais...? »
Elle s'arrête dans son agitation et fixe ses pupilles. Des yeux bleus contre des yeux bleus. Mais qui contiennent une nuance si importante.
« Cléo aime le risque. Elle n'a peur de rien. Elle se sent invincible. Et Cléo t'aime bien aussi. Parce qu'il y a ces points communs que vous partagez. Tu peux l'attendre ici, indique-t-elle. Je vais monter. »
Le pilote ne comprend pas du tout ce qui la pousse à agir ainsi. Il se demande ce qu'il a fait de mal. Et pourquoi la jeune femme se braque. Mais il n'a pas le temps d'épiloguer. Cléo vient de s'annoncer d'un raclement de gorge bien prononcé.
« Pierre, s'exclame-t-elle en ignorant sa sœur. Malgré son ton sec, elle lui lance un sourire angélique.
- Salut. Tu vois, je t'avais dit que je reviendrai pour le petit-déjeuner.
- Oui, je constate que tu ne viens pas seulement pour moi. »
Elle suit Asha du regard qui s'éclipse, fuyant cette atmosphère qui n'a fait que s'appesantir depuis que la plus vieille est entrée dans la pièce. Peut-être qu'elle suffoque. Peut-être qu'elle supporte cette situation depuis trop longtemps. Peut-être qu'elle n'a jamais appris à dire non. Et peut-être qu'elle n'a simplement plus d'énergie pour s'opposer à son aînée.
Cléo s'approche du comptoir et fait danser ses doigts sur la surface en pierre noire. Ses ongles imposent un rythme qui vient combler le silence. Mais le son est disgracieux aux oreilles de Pierre. Il se sent oppressé sans vraiment pouvoir l'expliquer.
« J'ai un truc à te proposer... Il change de sujet et elle semble intéressée, sensible à l'attention qu'il est en train de lui porter. Ça te dirait qu'on aille faire du saut à l'élastique ? J'ai réservé un créneau pour cet après-midi. »
Il observe les pupilles bleues de la jeune femme se dilater. Il n'est pas difficile de comprendre à quel point elle est tentée. Elle est en train d'imaginer toute l'adrénaline dont elle va pouvoir profiter. Pierre a l'impression qu'il s'est plutôt bien rattrapé.
Elle s'empresse de le prendre dans ses bras pour le remercier. Elle se perd dans un flot de paroles pour décrire à quel point elle aime ce genre de sensations et se réjouir de la situation. La brune est tellement euphorique qu'elle remarque à peine que sa sœur vient de pénétrer à nouveau dans la pièce. Elle se fait toute discrète pour récupérer son livre qu'elle a abandonné sur le plan de travail.
« Tu veux venir ? Lâche finalement le pilote en direction de la plus jeune. »
Il sent Cléo se crisper sous ses doigts. Elle déglutit. Pas besoin de connaître son avis pour savoir qu'elle est contre cette proposition. Elle se dégage rapidement de l'étreinte du normand et se retourne pour jeter un regard noir à Asha. Cette dernière baisse une nouvelle fois la tête. Le cœur du pilote se serre face à cette scène de malaise. Rien ne lui semble logique.
« Ça fait peur, souffle-t-elle pour toute réponse alors que son aînée s'approche d'elle d'un pas déterminé. Elle n'a pas refusé, c'est déjà une victoire. Mais il sait que la plus vieille va la faire craquer.
- C'est justement ce qui en fait tout l'intérêt, répond Pierre calmement.
- C'est parce que toi tu aimes ça, le risque. Et... Cléo aussi. Cette vérité lui semble difficile à admettre. Profitez. Moi je ne suis pas faite pour ça. »
Et elle disparaît pour retourner à ses occupations. Reprendre sa routine. Les activités qu'elle connaît. Et surtout, ne jamais franchir cette ligne qui lui assure une complète sécurité.
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