Sara a disparu.
Plus de signe de vie.
L'appartement F14 est vide.
Ce n'est qu'environ deux semaines après leur premier échange, que Dennis la croise enfin à l'entrée du bâtiment F. Sara tire la tronche. Elle est accompagnée par son père. Dennis observe attentivement Sara. Quelque chose a changé. Son regard n'est plus le même.
Elle fait mine de ne pas voir Dennis.
Ses yeux sont noirs. Ils regardent de travers tout ce qui pourrait oser les rencontrer. Ça ne scintille plus dans les yeux de Sara.
Dennis veut lui demander ce qui a pu se passer, mais il se sent un peu con. Alors il laisse tomber. Il essaie de faire genre, que lui aussi, il l'ignore. Ça ne marche pas très bien. Il se prend les pieds dans ses lacets. Il trébuche par terre. Le père de Sara, un bel homme à la peau noire approche. On dirait Barack Obama. Mais en un peu plus noir. Son prénom c'est Cheick.
Il demande à Dennis « Ça va, fiston ? ». Gêné, Dennis se relève et lui répond sans le regarder « Oui... oui. Ça va ! ». Après, il rajoute « Merci ! ». Cheick sourit et se dit « Ah ! Ces ados... ». Ça lui rappelle des souvenirs de jeunesse. Même si lui, il a toujours eu la classe. Y compris avec des boutons sur la tronche. Dennis lui, c'est pas un garçon très populaire. Avec les filles n'en parlons pas. Et Sara le perturbe tellement, là tout de suite, qu'il en oublierait presque la politesse.
De son côté, la petite métisse ne rit même pas à la gamelle de Dennis.
Dennis est inexistant.
Pas un mot, pas un sourire ne sont dirigés vers lui.
Dennis ne sait plus où se mettre et il se demande s'il n'a pas en face de lui la jumelle de Sara. Il se dit que ce n'est peut-être pas la même personne. Ça pourrait expliquer pourquoi il ne reconnaît pas ses yeux. Pourquoi ils paraissent noirs et non pas verts. Mais c'est quand il entend le père de Sara dire « Sara ! Regarde si on a du courrier, s'il te plaît ! », que son ventre se noue. C'est bien elle. « C'est Sara et elle s'en tape ! » se dit Dennis.
Sara prend le courrier. Cheick dit :
– Tu es notre nouveau voisin ? Dennis, c'est bien ça ?
Comment il connaît mon prénom ? se demande Dennis, en stress.
Dennis n'ose pas regarder le père de Sara. Il se contente d'acquiescer.
– C'est bien ! En plus d'êtres voisins, vous serez aussi dans le même collège ! Sara fait sa rentrée demain ! Et elle a vraiment hâte ! Pas vrai Sara ? dit Cheick en faisant un clin d'œil à Dennis.
Sara fusille son père du regard.
Dennis renoue ses lacets, puis d'un air halluciné, il rentre chez lui.
Le soir venu et enfin seul dans le noir de sa chambre, Dennis se met à réfléchir. Il lui faut agir. Dennis doit trouver un plan d'attaque car ça ne peut pas durer plus longtemps comme ça. Un jour de plus, c'est déjà trop. « Faut que j'lui parle ! », qu'il se dit.
Après des heures de réflexion et d'insomnie, il a enfin une idée. Le jour suivant, plutôt que d'attendre sa mère assis dans le noir de son corridor, il ira toquer directement à la porte de Sara. « Yes ! » qu'il se dit en claquant ses doigts. En étant chez elle, il respectera l'ordre de ne pas « trainer dehors ». On ne pourra donc rien lui reprocher.
Il met en pratique son plan dès le lendemain. Comme prévu. Après de nombreuses hésitations, il frappe à la porte. Cinq coups.
Toc Toc Toc Toc Toc.
Durant plusieurs secondes, la seule chose qu'il entend, c'est son cœur battre dans sa poitrine. Ça pulse vite là-dedans. Dennis est plein d'émotions. Ça remue dans ses tripes et ça lui fait mal au ventre. Il espère ne pas être trop incommodé quand même. Un pet imprévu, "ce serait vraiment trop la honte".
Plus le temps de se poser de questions. Quelqu'un arrive. Derrière la porte F14.
Les pas s'arrêtent. L'œil de boeuf sur la porte F14 s'assombrit. Mais personne n'ouvre.
– Sara ?
La porte s'ouvre.
C'est elle. Sara.
Elle mâche bruyamment un chewing-gum de couleur rose. La robe qu'elle porte est de la même couleur. Rose bonbon. Elle est parée de quelques dorures, perles et dentelles. Ça lui va à ravir.
Sara ne regarde pas Dennis. Elle ne le salue pas non plus. La jeune fille reste prostrée devant sa porte, à regarder les chaussures sales de Dennis.
Dring !
On entend la sonnerie d'un téléphone. Sara prend immédiatement la direction de son salon. Elle laisse sa porte ouverte. Dans son élan, sa robe virevolte. Dennis aperçoit une petite culotte blanche agrémentée de coeurs rouges et noirs. Il baisse aussitôt les yeux et marmonne quelques paroles inaudibles.
Une fois revenue au seuil de sa porte, Sara l'invite finalement à rentrer chez elle.
– Tu vas pas rester planté là... ! Allez ! Viens ! dit Sara, impatiente.
Dennis s'exécute.
Il rentre.
Ça sent la poudre de piment de rouge, l'huile de coco, l'ambre et le bois. De l'acajou d'Afrique. Ce sont des couleurs chaudes. Enivrantes. Des parfums de lumière. De feu. Terriblement érotiques. Pénétrants. Irrésistibles. Affreusement sexuels... Surtout pour un blanc comme Dennis qui ne connaît que l'odeur d'eau de Cologne portée par Gilles. Et le Coco Chanel de sa mère.
Les sens de Dennis sont en extase. Ses joues se colorent de pourpre. Sara sourit. Un peu. Elle le conduit dans sa chambre où se trouvent deux chats endormis sur son lit. Sara s'assoit près d'eux.
– J'peux m'asseoir euh... à côté de toi ? demande Dennis, la voix tremblante.
Sara hausse les épaules.
Dennis prend quelques précautions puis s'installe à côté d'elle. Et de ses deux chats.
– Ton père, il est pas là ? dit Dennis d'un ton maladroit.
– Il travaille...
– Tu vis seule avec ton père, c'est ça ?
– Non, je vis avec mon père et mes deux chats, Tim et Tom ! C'est mes frères !... répond Sara en caressant ses deux bestiaux.
Ils sentent la croquette et la pâtée pour chats, mais ils sont très beaux. Tim, il est noir et blanc, et Tom, il est blanc et noir. La seule chose qui change c'est la proportion de noir et de blanc sur leur pelage. Ils ont des yeux jaunes. Et ils fixent Dennis.
D'un coup, Tim regarde un mur. Il le fixe. Il fait des trucs bizarres avec sa gueule. Apparemment, il a vu un truc qu'il est le seul à voir. Tom lui, il se lèche allègrement l'arrière-train. Dennis paraît totalement fasciné par cette scène. Il trouve ça surréaliste.
– C'est la première fois que tu vois des chats ou quoi ?
– Euh... non. Mais... Tim et Tom sont...
– ... Magnifiques ?
– Euh... Oui, c'est ça ! Et sinon, ta mère ?
– Quoi ma mère ? Qu'est ce qu'elle a ma mère ?
Sara grimace et relève ses sourcils. Elle regarde Dennis comme si c'était le dernier des imbéciles.
– Ben non... rien... ! J'me demande juste où elle est, quoi...
– J'vois pas ce que ça peut t'foutre ! répond Sara d'un ton acerbe.
Elle fait claquer une grosse bulle de chewing-gum dans sa bouche tout en caressant « ses frères ». Puis elle regarde de nouveau Dennis. Il lui fait pitié. Alors elle lui répond.
– J'en sais rien, où elle est ma mère, moi !
– Ah bon ?
– Elle change tout le temps d'endroit ! Elle fait sa vie...
– Ah...
– Quoi, ah ?
– Rien... J'me demande juste pourquoi les mères font des enfants...
– T'as dit quoi, là ?
– Euh... Rien, rien... J'sais pas pourquoi j'ai dit ça...
– P't'être juste parce que t'es con, alors ! répond Sara d'un ton fracassant.
Dennis écarquille un peu ses yeux. Sara n'agit en rien comme lors de leur première rencontre. Elle l'insulte ouvertement. Dennis est paumé. En cet instant précis, il songe à acheter un livre de drague pour les Nuls. Ou un truc du genre. Il se dit qu'il a besoin d'un mode d'emploi. Et c'est urgent.
– ... Bon... Alors ? T'accouches ! C'est quoi ta vraie question... ?
– Quoi ?
– Pourquoi t'es là ? demande froidement Sara.
– Ah... Euh...
– ... Pourquoi t'avoues pas que je t'excite ?
Dennis qui sent à présent le sang pulser jusque dans ses joues, devient tout écarlate. Il baisse les yeux et essaie de masquer ses émotions.
– Tant que t'avoueras pas, j'aurai plus rien à t'dire ! Va-t-en, maintenant ! ordonne Sara d'un ton sec et glacial.
– Mais...
– ... Va-t-en j'te dis ! Tu reviendras me voir quand t'auras quelque chose dans le froc !
Dennis obéit malgré lui. Il se lève et sort.
Il se retrouve dans le corridor. Tout seul. Et il bloque. Une vraie statue.
La lumière s'éteint.
Il fait tout noir. Dans sa tête aussi. Il est incapable de comprendre ce qu'il lui arrive et pourquoi Sara change du tout au tout. « Elle a peut-être ses règles ? » qu'il se dit. Puis il se reprend et se trouve très con de penser ça.
Plongé dans la plus totale des confusions, Dennis cherche en vain des réponses à ses questions. Sara est brutalement passée d'une fille très entreprenante, à un iceberg. Tout ça, en l'espace de deux semaines.
En deux rencontres, la petite brune a réussi à agiter le fil en apparence solide et tranquille, sur lequel Dennis tenait en équilibre.
La machine à penser et à désirer s'est mise en marche en semant chez le garçon la graine de la curiosité et de l'interdit. Sara est sur le point de lui révéler des sentiers qui lui étaient jusqu'alors inconnus. Il suffit d'un seul regard de Sara pour ébranler complètement Dennis. Ce regard là, ça n'est pas celui d'une enfant. Illisible, incompréhensible pour Dennis, il n'offre qu'un sentiment d'étrangeté à son contact.
Quelque chose ne colle pas avec l'âge supposé de Sara.
« D'ailleurs, c'est quoi ton âge Sara... ? C'est quoi ton secret... ? ».