Pour le dernier jour à « Sport & Fun » et pour la première fois des vacances, Kilian fut le premier réveillé. Alors même que le soleil se levait timidement, il s'était rendu dans le plus simple appareil dans le bassin sportif du camp. Il avait enchainé les longueurs sans personne pour le regarder, le questionner ou le juger. Il ne pensait à rien. Le flot frais et l'effort contractaient tous les muscles de son jeune corps. Puis, après de longues minutes à se maltraiter lui-même, il sortit de l'eau, fit trois pas et se laissa tomber encore mouillé dans l'herbe verte. Il était Adam avant la création d'Eve. Seul au monde. Le gazon lui chatouillait le ventre et le reste tandis que de légers courants d'air lui caressaient le dos et les fesses. Il ne sut pas combien de temps il resta dans cette position. Il s'en fichait. Le soleil était son horloge. Les rayons de l'astre lui indiquaient l'heure en séchant ses cheveux. C'était Phoebus lui-même qui réchauffait le jeune Apollon.
Quand enfin, il eut la certitude que le moment était venu, il se rhabilla et se rendit au réfectoire. En le voyant arriver, Jules lâcha ses tartines et se jeta sur lui.
« Kilian, t'étais où ? Il s'est passé quoi hier ? Je t'ai vu partir avec Aaron, mais t'es jamais revenu et on t'a retrouvé en train de dormir comme un bébé sous tes draps ! Et ce matin, je me réveille, t'étais plus là ! »
Kilian ne regarda même pas son camarade. Il s'assit et se servit un verre de jus d'orange qu'il but d'un seul trait, avant d'enfin répondre :
« Tu sais Jules, je t'aime bien mais… Stop, là. Juste… Arrête de poser des questions. S'il te plait. »
Le jeune garçon resta bouche bée devant la réaction de son copain. Pour la première fois en quinze jours, Kilian venait de l'envoyer bouler. C'était largement suffisant pour lui faire comprendre qu'il s'était passé quelque chose, mais aussi qu'il ferait mieux de ne pas chercher à savoir quoi. Kilian continua :
« Excuse-moi de te parler comme ça, je devrais pas… Mais… S'il te plait, pas de question. »
Jules n'avait plus la moindre volonté d'en poser. Il n'allait quand même pas se fâcher avec Kilian le dernier matin au risque de gâcher son petit déjeuner.
Aaron, lui, ne se montra pas. Il était resté dans la chambre pour préparer son sac, grignotant quelques barres de céréales qu'il avait retrouvé dans une poche. Lorsque Lucas lui demanda pourquoi il ne voulait pas se rendre avec eux chercher la collation du matin, il répondit d'un air laconique, le visage marqué par un large sourire.
« Pas faim ! Déjà mangé ! »
Puis ce fut déjà l'heure des « au revoir ». Avec le visage tiré d'un homme de quarante ans alors qu'il n'en avait que vingt-cinq, Fred souhaita un bon retour à tous les jeunes vacanciers, récitant par cœur le discours d'adieu qu'il avait soigneusement appris. Quand il souhaitait à tous les jeunes de revenir l'année prochaine, il se souhaitait à lui-même de ne jamais revoir certains des monstres qui lui avaient pourri ces deux semaines. Personne ne l'écoutait vraiment, mais ça n'avait pas l'air de le gêner plus que d'habitude. De son côté, Kilian attendait le départ de manière paisible, assis sur son sac et vêtu de son jogging vert. Il savait que son père était en déplacement et que c'était donc Cédric qui viendrait l'accueillir à la sortie du car. Il voulait absolument faire plaisir à son grand frère en lui montrant à quel point il aimait cet ensemble qui méritait d'ailleurs un bon passage dans la machine à laver. Il ne lui restait de toute manière plus une seule tenue propre, et n'ayant porté celle-ci qu'à peu de reprises afin de ne pas l'abimer, elle demeurait encore ce qui lui restait de moins sale.
Juste avant de monter dans le car qui le ramenait chez lui, Léna lui agrippa le bras et l'entraina à l'écart.
« T'as bien noté mon Skype Kilian hein ! Tu m'appelles dès que tu es chez toi ? »
C'était la première fois que Kilian avait pour ainsi dire « une petite copine ». Du coup, c'était la première fois qu'il devait suivre une relation à distance. Cette idée l'effrayait quelque peu. Il n'y était pas du tout habitué et ne savait pas encore comment il allait gérer cela. Léna était plus belle que jamais. La quitter lui serrait le cœur. Ce qui s'était passé la veille au soir ? Il avait décidé de l'occulter de son esprit. Ce n'était qu'un gage, rien de plus. Ça ne voulait strictement rien dire, rien du tout. Il était amoureux de Léna.
« Bien sûr ma puce ! Les trois heures de car sans toi risquent d'être interminables ! »
Léna ne rentrait pas comme les autres pensionnaires en autocar. Ses parents avaient décidé de passer quelques jours dans la région et devaient venir la chercher directement sur place. En guise d'au revoir, elle déposa un léger bisou sur les lèvres de son amoureux en lui caressant la joue de la main gauche.
Adossé à la fenêtre, Kilian soupira tout le long du trajet. Il regardait de manière diffuse le paysage, perdu dans ses pensées. Il était vraiment content de ne plus voir la tête de certains affreux. Il savait que Léna allait lui manquer tout comme certaines activités, mais il était tout de même impatient de s'envoler pour la Corse, avec son pote Martin qui l'avait invité pour deux semaines. Au moins là-bas, il pourrait dormir autant qu'il le voudrait et ne risquait pas de croiser Aaron… Aaron… Ce foutu Aaron.
Quand Kilian descendit du bus, il se jeta dans les bras de son frère. Il était le seul membre de sa famille à lui avoir vraiment manqué. Le blondinet avait tant à lui dire qu'il n'attendit même pas d'être rentré chez lui pour - presque - tout lui raconter. Dans le bus qui les ramenait à la maison, il énuméra toutes les activités qui l'avaient marqué, revenant avec moult précisions sur ce qu'il avait déjà longuement raconté au téléphone. Le rafting, l'escalade, les sports du matin, le VTT, tout y passait dans les moindres détails.
« Et puis aussi, tu peux être fier de moi Ced. Tu vois Jules ? Le rouquin sympa dont je t'ai parlé. À un moment dans le camp, un salaud et sa bande s'en sont pris à lui, vraiment dégueulasse ! »
« Il lui ont fait quoi ? » demanda Cédric, l'air faussement passionné.
« Ils l'ont forcé à se pisser dessus. Vraiment, ça craint ! »
En effet, ça craignait. Cédric écarquilla grand les yeux. Même s'il était plus âgé que son frère, il restait un adolescent avec sa part d'innocence. Fort heureusement pour lui, il n'avait jamais connu ça. Mais le récit de son cadet était particulièrement choquant.
« Sérieux ? Et le rapport avec le fait d'être fier de toi ? »
Kilian bomba le torse avant de répondre le plus crânement du monde en occultant complètement certains détails :
« Dès que j'ai su ce qu'ils lui avaient fait, je suis allé me friter avec eux en appliquant tes petites leçons de boxe ! Et comme le dirlo de la colo voulait rien entendre, je lui ai dit ses quatre vérités ! »
Même si les évènements ne s'étaient pas exactement passés comme cela, ce que racontait Kilian n'était pas totalement faux non plus. Cédric n'en croyait pas ses oreilles. Il avait souhaité que son frangin s'affirme pendant les vacances, mais il ne s'attendait pas du tout à ce que lui qui était si doux, si sensible et si gentil soit capable de montrer les crocs et de se battre sérieusement.
« Eh bé… Tu me surprends Kili là ! Et sinon, j'peux avoir des détails par rapport à ton petit SMS ? T'abandonnes les Koalas et tu n'en parles même pas à ton grand frère adoré ? »
Les joues de Kilian prirent la couleur d'un jus de pastèque. Bien sûr qu'il voulait en parler à son frère. Mais c'était quand même compliqué. Il avait un peu honte. C'était sa première histoire d'amour d'adolescent.
« Alors, accouche, c'est quoi son prénom ? »
Kilian prit sa plus petite voix pour répondre à la question de son ainé.
« Léna… Elle est belle, super sympa… Tu sais Cédric… On s'est même embrassés ! C'est la première fois que j'embrasse une fille ! J'commence à comprendre pourquoi tu passes autant de temps avec ta copine ! »
À tout juste quatorze ans, Kilian venait de plonger dans l'adolescence. Par début d'habitude peut-être, Cédric lui souleva doucement quelques mèches et lui déposa un léger bisou sur le front tout en lui murmurant quelques mots :
« Toi, tu grandis… »
Grandir ne l'empêchait pas de rougir. Le jeune blondinet ne put s'empêcher de se jeter dans les bras de son frère en le serrant très fort.
« Dis Ced, tu m'aimeras toujours hein ? Tu le promets ? »
Alors même que le bus arrivait devant la maison des deux jeunes garçons, l'ainé répondit par une étreinte encore plus forte.
« Toujours Kili, je te l'promets. J'veux juste que tu sois heureux p'tit frère… Et j'm'en fiche de qui te rend heureux, tant que tu l'es ! »
Cédric avait tout fait pour que son petit frère passe des vacances agréables le plus loin possible de sa mère et de son père. Il avait tout calculé, sauf une chose. Il ne s'attendait pas à ce que son cher blondinet revienne aussi changé. Derrière ce que Kilian disait, Cédric sentait aussi tout ce qu'il lui cachait. Il ne lui en voulait pas, c'était son petit jardin secret et il le respectait. Mais il voyait bien au comportement de son cadet et à cette soudaine déclaration d'affection qu'il avait plus que jamais le devoir d'être là pour lui.
Deux jours plus tard, Michel, le père de Martin, sonna à la porte de la famille Juhel. Il venait chercher Kilian pour l'emmener pendant deux semaines en Corse, du côté de Palombaggia, une des plus belles plages de l'île de beauté où il avait une maison de vacances. Ce n'était pas la première fois que lui et sa femme prenaient le jeune garçon avec eux l'été. Depuis le temps qu'il était ami avec leur fils, ils avaient presque fini par le considérer comme un membre de la famille. En voyant arriver l'homme moustachu, Kilian se jeta à son cou pour lui faire la bise et monta dans la voiture, direction l'aéroport.
Pour Cédric, c'était un soulagement. Il savait que rien ne pourrait atteindre son frère tant qu'il était sous la protection de Michel. Ce dernier était d'une gentillesse incroyable avec les enfants. Sa tête ronde et rigolote affichait toujours un large sourire sous une grande et belle moustache rousse. Et derrière cette moustache se cachait un homme intelligent et avisé qui n'ignorait rien de la situation familiale de Kilian. Cédric pouvait partir quelques jours avec ses potes le cœur léger, son frère était entre de bonnes mains.
En regardant par le hublot, le jeune adolescent aux yeux émeraude se demandait naïvement si l'avion survolerait le camp « Sport & Fun ». Il se demandait aussi ce qu'allait devenir Jules sans personne pour le protéger, si Frank avait trouvé une nouvelle victime, si Thomas était toujours aussi stupide et si Aaron… un jour sortirait de son esprit.