Rouge sur Noir (terminée)

By samouraispoke

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Qui aurait pensé que l'Europe pourrait être frappée par un virus plus meurtrier après une première pandémie... More

𝘤𝘢𝘳𝘵𝘦𝘴
𝐌𝐎𝐎𝐃𝐁𝐎𝐀𝐑𝐃 /1/
𝐌𝐎𝐎𝐃𝐁𝐎𝐀𝐑𝐃 /2/
Prologue
𝐏𝐀𝐑𝐓𝐈𝐄 𝐈 ) 𝐕𝐈𝐍𝐆𝐓-𝐃𝐄𝐔𝐗
1. Six
2. Mademoiselle
3. Transporteur
4. Truisme
5. L'Heure
6. Halte
7. Casemate
8. Ça
9. Prolixe
10. Dédale
𝐏𝐀𝐑𝐓𝐈𝐄 𝐈𝐈 ) 𝐂𝐋𝐀𝐈𝐑-𝐎𝐁𝐒𝐂𝐔𝐑
11. Avanies
12. Zizanie
13. L'Histoire
14. Dissensions
𝐏𝐀𝐑𝐓𝐈𝐄 𝐈𝐈𝐈 ) 𝐅𝐀𝐔𝐗-𝐅𝐔𝐘𝐀𝐍𝐓
15. Insurrection
16. Observation
17. Némesis
18. Latent
19. Brouille
20. Émancipation
𝐏𝐀𝐑𝐓𝐈𝐄 𝐈𝐕 ) 𝐆𝐔𝐄𝐓-𝐀𝐏𝐄𝐍𝐒
21. Rixe
23. Maux
24. Choc
25. Halo
26. Enclenchement
𝐏𝐀𝐑𝐓𝐈𝐄 𝐕 ) 𝐋𝐀𝐈𝐒𝐒𝐄𝐙-𝐏𝐀𝐒𝐒𝐄𝐑
27. Virage
28. Proximité
29. Liesse
30. Chance
31. Lice
32. Détonateur
33. Ersatz
34. Fief
Épilogue

22. Charivari

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By samouraispoke

Après avoir franchi la porte battante, Braham regarda les filles du coin de l'œil. Il ne s'arrêta pas pour les écouter et trottina pour rattraper Johan dans le couloir. Éclaircissement de gorge. L'homme ralentit, puis tourna la tête. Il glissa son bras sur son épaule, un sourire pincé aux lèvres.

— J'espère que tu ne m'en veux pas pour tout à l'heure, dit-il.

Johan, de vingt ans son aîné, sourit faiblement en hochant la tête. C'était qu'il lui en voulait, car Braham comptait beaucoup pour lui, autant qu'il comptait beaucoup pour Braham. Johan était un homme de grande taille. Il avait un long menton rond avec une fossette et ce nez bourbonien lui donnant ce charmant je-ne-sais-quoi.

Ses cheveux en brosse étaient blonds, parfois d'un blanc doré à quelques endroits. D'aussi loin qu'il se souvienne, ses yeux tombants avec l'âge, d'un bleu perçant, n'avaient jamais été aussi bleuâtres que pendant les moments les plus pesants. Johan était toujours fraîchement rasé, sa peau embrumée par l'après-rasage.

Il avait la physionomie typique d'un papa-gâteau, mais n'avait jamais été imbu de lui-même. Dans son ancienne vie de lieutenant-colonel, désormais en charge de la branche militaire colibriste, Johan n'avait jamais toisé Braham après un ordre ou une réflexion. Il ne l'avait jamais vu comme un jeune homme altier, mais plus passionné et investi dans son travail.

Ainsi était-il affecté par ce lien semblable à celui entre un père et son fils. Braham avait perdu son père, et lui, son fils. Il avait peur que cet investissement se retourne contre lui en cas de défaite, et le perde aussi. À son tour, Johan posa sa main sur l'épaule du jeune homme.

— Braham ?

— Mmh ?

Il lui donna une tape amicale sur le bras.

— Alors ? Les pierres anti-stress, elles ont montré leur bienfait ?

Le jeune Cunningham pinça les lèvres, laissant échapper un petit rire intérieur. Doris, sa femme, avait pensé que ces pierres anti-stress étaient la solution à tous ses problèmes. Pourtant...

— Je pense que ça doit faire six jours que j'ai pas dormi-dormi. Tu pourrais me faire une faveur en mentant à Doris et lui dire que c'est efficace, quand même ?

Au bout du couloir, Johan ralentit, Braham faisant de même. Il se tourna complètement vers lui et prit une expression plus terne. Il vint poser son autre main sur son épaule, puis les secoua légèrement. Ses sourcils se froncèrent futilement, faisant apparaître trois plis sur son front.

— Mon grand, je m'inquiète pour toi. Et pas qu'un peu.

Même si Johan était un homme costaud, si ses yeux étaient vitreux, cela signifiait que la situation l'inquiétait sérieusement. Sa façon de toujours ratiociner fut transmise à tous les membres proches. Braham décrocha son regard, envoyant ses yeux dans le vague. Johan s'humecta les lèvres, puis déglutit avant de continuer sur le même ton désolé.

— Dis-moi au moins quelque chose qui pourrait me rassurer... un peu. (Pause) Dis-moi que cette mission te mettra pas à bout et que j'aurais pas à y penser jour et nuit.

Braham fixa son regard sous ses pieds, puis prit une profonde inspiration. Il secoua la tête, puis déglutit avant de poser son regard vide sur son aîné.

— Entre nous, Jojo, je suis déjà à bout, alors rien de pire ne peut m'arriver, j'imagine.

Johan n'osa pas lui dire que : si, le vide éternel volontaire. Braham tenta de le rassurer par un sourire misérable que Johan ne put regarder sans sentir ses parois cardiaques se rétracter.

— Comme le dit si bien Azad, reprit-il plus gaiement, la vérité ne me filera que déception, alors à quoi bon la craindre, pas vrai ? Si ma vérité est de perdre comme toujours, alors... au moins, j'aurais tout donné. Je serai quand même fier de mon chemin et de mes efforts.

Johan fit la moue.

— Tu mens. Je peux le voir. Le sentir. Le deviner. Y'a pas que moi qui m'inquiète pour toi. Tu réalises que tu vas affronter en personne ceux qui t'ont tout pris, même ton espoir ? Si c'est pour infiltrer le Dôme et te perdre, dis-moi, ça en vaut vraiment la peine ?

Braham posa ses mains sur les épaules de Johan.

Relax max. Sérieux, Jojo, tout ira bien. Tout. Ira. Bien. Fais-moi confiance. Tu me fais confiance, hein ? Dis-moi que tu me fais confiance.

— Ça se demande même pas. On te fait tous confiance les yeux fermés, c'est pas la question. Le souci, c'est qu'on parle d'Odet que tu vas affronter en personne. L'homme qui a engagé un tueur à gages pour tuer tes parents, tes sœurs et ton beau-frère, dit-il sans ambages. On parle d'un homme qui tue pour le pouvoir, je sais pas si t'arrives à te rendre compte qu'on risque de mourir sans que personne pleure notre mort. Tu sais bien que je suis prêt à y aller la tête la première si c'est pour une bonne cause, mais tu dois me laisser avoir peur. J'ai peur pour toi, que tu perdes gros. Et qui sait ce qui est gros pour toi. On est pas très chanceux comme types, admets-le. Je suis conscient que c'est une envie mûrement réfléchie, comme ton plan et tout ça, mais...

— Il n'y a pas de mais, le coupa-t-il en trombe. Jojo, on va rester en vie, promis.

Johan prit une profonde inspiration, avant d'incliner la tête, les sourcils arqués.

— À quoi bon vivre si on ne vit que pour le désir de mourir ? À quoi bon vivre si plus rien ne nous fait nous sentir vivants ? À quoi bon vivre si la personne qui fait bon vivre cette maudite vie quitte le monde des mortels ? Tu souhaiterais peut-être que je continue ?

Le jeune Cunningham ferma les yeux, reconnaissant les questions qui sortaient de sa bouche.

— Braham, tu te posais ces questions chaque jour après leur mort. Ces questions ont mis six mois à s'éteindre vocalement et persistent secrètement dans ta tête, de peur de nous inquiéter. (Soupir) Promets-moi de vouloir vivre pour vivre même après la défaite, et après ça, je te laisse.

Braham pouffa de détresse.

— Tu me poses une colle, c'est de la triche.

Johan vint poser sa main calleuse sur sa nuque et rapprocha sa tête de la sienne.

— C'est pas de la triche, c'est de la précaution, p'tit.

Après un moment de silence à sceller ses lèvres :

— Je promets de vouloir vivre pour vivre même après la défaite, mentit-il.

Johan lâcha sa nuque, tourmenté intérieurement. Il fit bonne figure.

— Même si c'est faux, au moins, je l'ai entendu de ta voix, et non par la tienne fabriquée de toutes pièces depuis les souvenirs que j'ai de toi. On peut changer de sujet ?

Le jeune Cunningham se gratta la tête, puis, après une once de réflexion :

— Tu peux demander le rassemblement de l'équipe pour l'Opération Blackjack. On se revoit dans une heure dans la salle commune. Je file checker mes mails en deux spi. Peut-être que Cadiana nous a envoyé des instructions pour le grand soir. Je te redis ça plus tard.

Cadiana Morelli, une Colibri, sous le poste d'agent de renseignements, avait accepté de passer par le sexpionage, c'est-à-dire d'utiliser la manipulation psychologique et sexuelle pour pousser des hommes d'affaires, ici Marco Nemann, sur une courte durée, puis poussée à plus d'un mois, afin que celui-ci divulgue des informations rudimentaires pour l'opération. Étonnamment, elle en était venue à l'apprécier, sans pour autant oublier la mission. Johan opina du chef, la bouche serrée.

— Hé, au fait, reprit-il, la main haussée. T'as demandé à la petite pour les croquis du Dôme ou ? J'ai pas vu de feuilles ou de stylos traîner dans sa chambre.

Braham entrouvrit la bouche, les sourcils haussés.

— Merde, j'ai complètement zappé. Tu pourrais t'en occuper ? Et aussi déposer une feuille et un stylo en bas de ma porte, s'il te plaît ?

— Pas de souci.

Après un moment à tous les deux réfléchir au monceau de choses en apparence interminables...

— Et du coup, ils feront partie de la mission ? s'enquit Johan. Je les convoque aussi dans la salle commune ou pas du tout ?

Braham secoua la tête, posant son regard distrait sur le militaire.

— Ça dépendra de l'implication de Nari dans ses croquis. Et pour Bouclette Boy, j'irai le voir tout à l'heure pour discuter de ses intentions. S'il décide de me parler notre langue commune, c'est qu'il est décidé à s'ouvrir. Je m'occupe de lui, t'inquiète.

Johan tenta d'éviter de mentionner cette autre personne, mais il le fallait. Il passa sa langue sur ses lèvres sèches.

— Et Zoé ? demanda-t-il.

Contrairement à ce qu'il eut pensé, Braham ne montra aucun signe d'agacement. Il prit une simple inspiration, cherchant les mots idoines, cillant un instant avant de répondre :

— Jill viendra sûrement me parler avant qu'elle parte. Je lui poserai la question à la fin de la conversation, et si besoin, j'en parlerai à Zoé avant ce soir. De toute façon, je devais le faire, mais je suppose que j'ai préféré l'éviter.

Johan ploya ses sourcils.

— Braham, il est déjà 17 heures 30.

Il ferma les yeux. Putain, s'écria-t-il en lui-même.

— J'avais complètement oublié. (Pause) Et sinon, changea-t-il de sujet. Helen va mieux ?

Johan acquiesça.

— Elle s'est reposée avant d'avoir été emmenée par l'équipe médicale dans une guérite avec Zoé pour la nuit. Elles sont sous tranquillisants, et devraient voir le temps passer rapidement. On m'a dit que la vieille semblait affligée, mais c'est sûrement éphémère. On a aussi reçu des nouvelles des bunkers. Les citoyens sont étonnamment réceptifs aux règles sanitaires, sans ronchonner, t'imagines ? Enfin, après deux pandémies. L'installation dans les guérites s'est faite sans soucis. Les Colibris étaient prêts pour la tournée. Tu l'auras compris, tout est sous contrôle. C'est peut-être même nos derniers jours de fonction. C'est peut-être pour ça que t'as oublié pour Zoé, hein ? le taquina-t-il en rouant amicalement son épaule. Bon allez, j'te laisse. Je vais voir la gamine.

— Ça marche, répondit Braham tardivement. Courage.

Johan était déjà parti.

***

  Cryptage symétrique de l'e-mail

IMPORTANT Boîte de réception ✖️

Connor Martin <CadConnorMorMartinPro@gmail.com> 26 Déc. 11:37

À moi ▼

Nous partirons demain pour le Luxembourg et serons à l'aéroport à 13 h 30. Marco m'a proposé de l'accompagner, ce à quoi j'ai demandé, faussement inquiète, si cette histoire de laissez-passer me bloquerait l'accès.

C'est officiel, non. Un changement de plan, a-t-il déclaré. J'ai eu du mal à obtenir plus d'infos dans la même journée. La nuit, il m'a dit que le contrôle de sécurité se fera par codes.

Retiens bien. Ceux-ci sont officiels. Ne merdez pas.

Il y aura TROIS étapes de contrôle au Passage et surtout pas à la Porte Principale.

Le code des femmes : NAG (Not A Girl). Et le code des hommes : MAVERICK.

Le code des non-binaires (ça m'a surpris qu'ils y aient pensé) : OG (Original Gangsters).

Ensuite, la sécu vous demandera le motif d'entrée. Il y a TROIS réponses possibles.

BOOZE pour l'alcool. HUNK pour aller draguer. SHINDIG pour aller faire la fête.

La sécu va demander un truc du genre comme : Au final, pour aller faire quoi ?

Et là, faudrait répondre HEUNHAN, qui voudrait dire commun en coréen. Ce sera sûrement le moment où l'on sera réunis devant le speech d'Odet ou de Jung-Hwa... Mais d'après ce que Marco a compris, leur relation n'est même plus diplomatique.

Le patron d'Interunion aurait également fait part à Marco de son envie de lui rentrer dedans. Il en aurait marre d'être utilisé (à vérifier). (Possible trahison ? T'y penseras.)

PS : Marco m'a parlé d'une rumeur qui concernerait Odet et une possible relation amoureuse avec une femme (j'ai penché pour une Hirondelle, à vérifier) et qui l'aurait complètement détruit.

DONC là, il y aura des golfettes qui viendront nous chercher dans la zone d'attente. Ils nous emmèneront au restaurant-bar-casino. Marco pense que HUNK n'a rien de mimi. Ils auraient ouvert un quartier de femmes de joie sûrement à disposition durant la soirée ??? (wtf — à vérifier)

N'oubliez surtout pas de venir habillés super chic.

Pas de marque de pauvres. Ne venez pas comme vous êtes.

PS : Soyez sur vos gardes... rien ne dit qu'Odet et Jung-Hwa n'ont pas un plan commun...

***

Après la lecture du mail, Braham se sentit davantage incertain. Malgré l'envie de prendre du temps pour penser aux nouvelles possibilités parasites, il n'eut pas de choix que d'avancer dans ce maudit couloir. À travers l'embrasure de la porte, Adán, les jambes retroussées, observa le chef s'arrêter devant la chambre, trousse de premiers soins, crayon et feuille dans les mains.

Décru de bon vouloir, il ne montra aucun signe dès que ce dernier entra. Braham n'était guère imbu de lui-même et savait quand les choses avaient pris une direction involontaire entre eux. Si Adán était dans cet état, cela voulait dire qu'il se sentait délaissé de communication. Peut-être qu'il y avait une chance d'en savoir plus.

Il se dirigea alors vers le lit, et lui, Adán, son regard volant aussi loin que possible. Éclaircissement de gorge. Adán ne montra aucun signe d'attention. Braham s'approcha et tapota son épaule jusqu'à ce qu'il le toise, sourcils arqués, mâchoire serrée. Il secoua la trousse de premiers soins avant de poser sa main sur le bas de son dos.

— C'est pour toi, dit-il en le pointant, puis la trousse.

Assurément, il n'y avait pas besoin de traduction pour comprendre. Adán ne niait guère que les marques de Jill le tordaient de douleur. Il hissa ses jambes hors du lit, puis se redressa, le poussant à ébaucher un sourire crispé qu'il essaya de cacher par ego. Braham roula des yeux, posa les affaires sur le lit, d'ouvrir la trousse, puis de tourner la tête vers Adán, contrarié.

— Ça va picoter, mais c'est normal. C'est que les bactéries sont exterminées, okay ?

Il se redressa après avoir déposé le matériel nécessaire, pendant qu'Adán acquiesça. Il le comprit et n'avait pas voulu le cacher. Ce qui était bon signe. Braham glissa son regard sur son avant-bras gauche à travers sa manche retroussée, peu avant que celui-ci ne l'éloigne de son regard.

— Tu m'as l'air d'avoir vécu des choses plus douloureuses. Ça fera moins mal.

Pourquoi Nari n'avait-elle pas mentionné ses deux traces de scarification ? Pourquoi s'était-elle assurée de jeter le doute sur le passé d'Adán ? Peut-être qu'il avait tendance à porter des pulls, se dit-il. Braham ne se laissa pas penser et s'avança. Adán leva les yeux au ciel.

— Est-ce que tu m'autorises à enlever ton pull pour te désinfecter le dos ?

Le jeune homme répondit par une inflexion de la tête, serrant les dents et les yeux fermés, déjà préparé aux picotements. Bras levés. Braham retira son pull à la vitesse d'un escargot. Sans grande émotion, sûrement par ce doute persistant, il passa le peroxyde d'hydrogène sur son dos couvert de sang séché, observant quelques fois les poings fermés d'Adán, et d'autres fois, le chemin se projetant plus clairement.

— Ça va ? Tu tiens le coup ? demanda-t-il face aux inspirations répétitives et son dos tendu comme un bâton.

Il acquiesça faiblement. Après avoir nettoyé les plaies, Braham observa la blessure, puis mit le matériel sur le lit avant de saisir la feuille et le stylo. Adán devina qu'il allait reproduire le chemin et s'immobilisa, attendant patiemment que les picotements s'évaporent.

Ligne continue. Point (sûrement le passage secret). Ligne continue, légèrement oblique vers la droite. Suivre la ligne. Repartir à droite. Suivre la ligne. Repartir à droite. Puis suivre de nouveau la ligne. Point (sûrement l'entrée qui menait au réservoir).

Lorsqu'Adán n'entendit plus le bruit du crayon grattant la feuille, il se tourna vers lui, son regard pourtant toujours furtif. Il ne voulait pas ou ne pouvait pas le remercier vocalement. Son souffle, ses mots, tout ce qui faisait de lui un être doté de moyen de communication, étaient coincés dans sa gorge. Il ne pouvait plus communiquer dans la même langue. Quelque chose bloquait.

Il inspira profondément lorsqu'une sensation désagréable traversa son échine. Braham comprit à son visage moins tendu que l'algarade n'était pas pour maintenant. Après un moment de silence, le laissant défier les souvenirs qui l'accablaient de toutes parts, Braham déglutit, cherchant dans ce qui restait de l'agent de change un ton convaincant, suffisamment maniéré pour atteindre — avec espoir et perspicacité, son objectif.

— Vous et moi n'avons pas eu la chance de nous connaître sous nos meilleurs jours. Je propose que nous repartions aux origines d'une rencontre, voulez-vous ?

Adán écoutait, mais évitait tout regard, dirigé par cette envie vindicative qu'il trouvait méritée. Il semblait être un jeune qui voulait connaître la vérité, sans passer par des estompements de situations. Il fallait donc aller droit au but et toucher à ses points sensibles. Braham tendit la main. Adán l'épia, le dos et la tête dressés.

— Laissez-moi me présenter. Braham Cunningham, ancien agent de change, puis patron d'une startup concurrentielle à US Area Analytics dirigée par Odet Nétanel. Enchanté.

Quand Adán entendit le prénom, les traumatismes, la rancœur, le chagrin et l'improbable oubli formèrent un éblouissement qui stria sa vue d'éclairs de souvenirs du visage de son père. Il fixa son regard au sol dès qu'il sentit ses yeux se couvrir d'une couche translucide.

Il déglutit, inhala, exhala autant de fois que possible pour oublier, masquer les flashs, mais rien ne lui fit oublier cet homme, son père, pourtant. Braham posa cette même main sur l'épaule d'Adán, coincé dans le passé, espérant pouvoir lui montrer son honnêteté et, en retour, en tirer une certaine sécurité.

— Et votre nom ? demanda-t-il posément.

Il fallut un certain temps à Adán pour apaiser ses pensées et retrouver l'équilibre de la réalité. Il évitait toujours tout contact visuel, mais répondit d'une voix éteinte :

— Adán.

Il pensa à toutes ces choses, l'une d'elles étant Nari. Il savait qu'elle avait contribué au manque de confiance de Braham envers lui. Elle avait évité les passages personnels, l'avait envoyé dans la gueule du loup sans penser qu'il méritait de connaître le virus, quel qu'en soit le responsable.

Il comprenait sans grande difficulté pourquoi il ne lui faisait pas autant confiance. Et avec une soudaine envie de briser le cercle d'inconfiance, il fixa son regard sur Braham. Peu importe à quel point il détestait son identité et son père, il devait aller droit au but et reprendre confiance en lui. Il posa sa main sur sa poitrine.

Vorher Alaric, déclara-t-il dans une embardée émotionnelle. Alaric... N... Nétanel.

Contrairement à ce sourire de satisfaction qu'il avait eu avec Nari, face à cette honnêteté qu'il ne s'attendait même pas à venir si vite, Braham souleva sa main de son épaule avant de la tendre. L'irritation monta dans ses yeux.

— Prouvez-moi que je peux vous faire confiance, Adán.

Après un moment d'hésitation, le jeune homme serra sa main. Ce n'était sûrement pas assez, et ce dernier en était conscient. Il leva les bras en l'air, les lèvres pincées.

— Das sollte reichen, déclara-t-il avant de se retourner.

Braham prit une profonde inspiration. Il était vrai que si Adán était son ennemi, il n'aurait pas laissé Jill graver un chemin considérable sur son dos, et même paraître si paniqué lors des explications dans la zone de sécurité. S'il était venu perturber la mission, il aurait sur lui d'autres affaires qu'un pull-over et une veste.

Les yeux vides qu'il posa rapidement sur Adán, Braham lui donna aussitôt une tâche. Écrire sur la feuille, par ses propres mots, sans citer personne, ce que ses pensées noires lui faisaient ressentir. Il lui expliqua qu'il traduirait ensuite ses mots grâce à un traducteur sur Internet. Après son petit moment d'écriture, Adán lui tendit le papier.

« C'est comme vouloir mourir mais ne pas pouvoir mourir à chaque fois que je veux mourir. Je crois qu'il est impossible de tuer une personne qui est déjà morte. À chaque fois, c'est comme si quelqu'un me tirait de terre, et me disait : tu es déjà mort, de toute façon, et m'enterrait à nouveau.

C'est ça, vouloir mourir, mais rester en vie. On finit par vivre pour l'espoir de jours meilleurs, de rêves, de fantasmes idéalistes et idéaux pour le vrai nous enseveli. Parfois, aussi, on vit pour les autres, quand parfois, les autres ne nous donnent aucune raison de vivre pour vivre. Des fois, on vit pour les gens qui nous ont tués sans s'en rendre compte, je suppose. »

Après avoir traduit et lu le texte, Braham leva hâtivement la tête.

— Je suppose ? s'enquit-il. Pourquoi, je suppose à la fin de la phrase ?

Adán attrapa le téléphone, tapa des mots sur le clavier, avant de tourner l'écran.

« J'imagine. Enfin, je tente de concevoir. Je ne suis pas vraiment sûr. »

Braham fronça les sourcils.

— Pourquoi ? Pourquoi ne pas être sûr d'une chose qui vous arrive ?

Adán écrivit quelques nouveaux mots avant de tourner l'écran.

« J'ignore pourquoi. Je tente simplement de le concevoir en le sentant. C'est une sensation. »

— Comment est cette sensation ?

Après une longue et fructueuse attente :

« Désagréable, pourtant elle n'a pas de goût. Elle ne laisse aucune explication rationnelle au vide. Elle est fade. Injuste. Brusque. Pesante. Si pesante comme sensation qu'elle donne l'impression d'avoir les épaules et la tête lourdes comme si, le regret, les traumatismes, ou rien ne s'y accrochaient. Pourtant personne ne les voit, ces choses.

C'est dans la tête, le cœur, parfois une boule dans l'estomac ou le vide involontaire dans le regard. C'est personnel et à la fois dépendant du monde extérieur qui nous entoure. C'est toxique. Involontaire. Fade. La dépression n'a pas de goût, mais elle empeste la mort. Il n'est pas nécessaire de trouver l'erreur. Il n'y en a pas. Il n'y a rien, pourtant, elle est de trop. »

Dans l'ensemble, Adán avait écrit de manière très spontanée. Braham redressa la tête et dirigea toutefois un regard suspicieux dans sa direction. Son visage devint plus raide.

— Vous vous êtes inspiré des textes de Nari sur son téléphone ?

Le jeune homme fronça les sourcils, esquinté. Pourquoi tout était-il lié d'une manière ou d'une autre à Nari ? Adán fut secoué par la colère et eut du mal à ajuster le ton de sa voix.

— Was ? Wovon reden Sie da ? Welche Texte auf Naris Handy ?

À son ton, ses sourcils froncés et l'incompréhension dans son regard, ce tout suggérait qu'Adán semblait bien loin de connaître les textes sur le téléphone de la jeune Yeon. Pourtant, Braham était persuadé qu'Adán — qu'Alaric Nétanel restait la marionnette de son père. Ses réponses étaient venues d'une manière spontanée, mais rien ne disait qu'il ne les avait pas apprises par cœur.

Cette incapacité de faire confiance aux autres ressuscitait dans les moments les plus critiques. Soupir. Avant que Nari ne lui ait parlé de son passé, la branche de recherches avait trouvé des archives d'entretiens avec Odet qui avait déclaré combien son fils lui manquait. Parfois même des vidéos où Braham avait pris soin d'étudier ses gestes.

Il n'avait jamais su l'intégralité de cette histoire, mais tout assemblé ajoutait un surcroît de doutes. Tout suggérait qu'en cas de problème technique, Adán pouvait être utilisé pour du chantage. Quel était le pourcentage de probabilité qu'Odet Nétanel ne soit qu'un menteur aux multiples arcanes, et ainsi, un bon acteur ? Très haut, ses doutes lui murmurèrent subrepticement.

— Laissez tomber, finit-il par dire, le visage obombré.

Il se gratta le front. C'était sûrement la fatigue qui bloquait toute énergie.

— Adán, reposez-vous, voulez-vous ? Votre repas sera ici en moins d'un quart d'heure. Peut-être que je viendrais vous voir demain. Les choses vont changer.

Les choses vont changer. Adán fronça les sourcils. Braham n'osa pas lui dire que Sinople était l'une de ces choses qui changeraient si la mission fonctionnait. Il le devina à son expression.

— On en reparle demain si j'en ai la force, okay, Adán ?

Le jeune homme opina du chef. Braham pointa la trousse.

— Je la laisse ici. Ça pourrait vous être utile.

Acquiescement.

En réalité, il était trop fatigué pour les prendre avec lui. Adán l'observa décamper d'une allure lente, sans souffler mot. Braham ferma la porte, se dirigea vers la chambre de Zoé et toqua par réflexe.

Sans surprise, personne pour l'accueillir. Une main lasse sur la poignée de porte, il scruta la pièce, et finit par tomber sur des feuilles annotées, laissées sur le lit.

Les yeux boursouflés de fatigue, il s'avança à petits pas, le regret de ne pas lui avoir parlé à temps tintant dans sa tête. Braham attrapa les feuilles avant d'arc-bouter son dos contre le mur.

Mais il finit par prendre place sur le lit quand il sentit que la lecture de ses mots lui arracherait quelque chose dans la poitrine.

Il tambourina ses doigts sur le matelas.

Un souffle passa entre ses lèvres gercées avant qu'il ne baisse la tête pour démarrer sa lecture.

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