Damien s'approcha du lit et bouscula Mélanie pour se placer au plus près du corps agonisant.
C'était une totale incompréhension qui se lisait dans les regards de ses amis. Et avant que l'un deux ne s'insurge du comportement du jeune Aguerris, celui-ci plongea ses mains dans la terre d'un immense pot de fleurs que les collègues de Rinata avaient apporté une semaine plus tôt. Il fit rouler entre ses mains les grumeaux humides de terre et huma leur odeur.
— Il ne va pas bien, commenta Sylvie sans intervenir.
— Damien, qu'est-ce qui t'arrive ? demanda Blandine tout affolée.
Le jeune homme ne paraissait pas les entendre. Il scrutait Rinata de son regard blanc, puis soudain, il se pencha très près du corps. Il semblait à l'affut d'un détail. Son Ingéni, une petite topaze octogonale incrustée sous son poignet, se mit à crépiter en émettant des étincelles orangées. Alors, le garçon plissa ses yeux et se mit à pianoter nerveusement du bout des doigts sur le torse de la malade.
— Ah ! Non ! Mais arrêtez-le ! s'énerva enfin Sylvie.
Damien fit un grand geste en direction de Thys et Téodor qui s'avançaient vers lui. D'un froncement de sourcil, il leur intima l'ordre de ne pas bouger. Enfin son visage s'éclaira et d'une voix rauque il cria :
— Je l'ai vu !
— Vu quoi ? demanda Téodor avec soudain une lueur d'intérêt au fond des yeux.
— Le blocage !
Et la langue du garçon claqua sans qu'il paraisse s'en rendre compte. Il fixait toujours Rinata et se mit à trembler en promenant sa main sur les draps comme l'aurait fait un sourcier pour dénicher une nappe d'eau.
— Il est là ! Je sens le nœud !
Il désignait de l'index la zone du diaphragme. Il était fébrile et son bras droit s'agitait convulsivement.
— Damien, nous savons bien que tu as subi un choc terrible, mais laisse-nous veiller Rinata, s'il te plaît, lui demanda Sylvie.
— Laisse-le, surtout laisse-le faire, intervint Téodor fasciné par les agissements de son Prudens.
Damien claqua une nouvelle fois de la langue. Et soudain, il retourna Rinata sur le ventre. Le geste doux fut néanmoins rapide et Sylvie poussa un cri de surprise. Au bas du dos de Rinata, juste au-dessus de son pantalon de pyjama, apparut la pâle étoile d'or qui renfermait le reste de vie de la Maître Arcan. Sans attendre, Damien plaça sa topaze active dessus. Les deux pierres se frôlaient et par petits mouvements rotatifs de bras, le jeune Aguerris diffusa des ondes vibratoires dans le corps de la malade. En accord avec le mouvement, Damien émit des sons d'une étrange tonalité qu'il modula jusqu'à ce la fréquence de résonnance lui convienne. Son visage mat aux traits fins était éclairé de l'intérieur. Cette étrange mélopée dura quelques minutes. La vibration du chant était bien sûr destinée à la malade.
Tous les autres occupants de la chambre étaient silencieux, médusés par l'action déconcertante de leur compagnon. La voix de Damien atteignait des fréquences de plus en plus subtiles, quasi inaudibles pour l'oreille humaine, mais toujours perceptible pour le corps. Quand le jeune Aguerris émit sa dernière note d'une pureté inégalée, le silence qui s'ensuivit résonnait encore de son empreinte. Il y eu un simple frisson qui parcourut comme un remous d'une mer apaisée le corps décharné de la malade. Cela suffit à Damien. Il replaça Rinata sur le dos.
— J'ai débloqué le nœud, à vous maintenant ! dit-il dans un état second.
Puis, il s'effondra dans le fauteuil d'angle. Sa tête pencha sur le côté et rencontra un gros bouquet de lys. Le nez couvert de pollen orange, il émit aussitôt une saccade de légers ronflements satisfaits.
Les autres n'avaient pas encore réagi. Ils contemplaient d'un côté Damien avachi dans son fauteuil et de l'autre Rinata, inerte sur le lit. La respiration de la vieille femme était toujours aussi faible. Rien n'avait changé ! Pourtant Téodor avait repris des couleurs et son énergie dominait.
— Tous, il faut tous l'entourer ! Apposez vos mains sur ses membres et puisez dans votre Ingéni. Vous allez visualiser chaque atome de son corps et le recharger. Comblez les vides, réparez les lésions.
Il s'adressait à ses Prudens incrédules. Sylvie, qui avait, semble-t-il, compris à son tour, était déjà à l'œuvre. Thys et Mélia s'appliquèrent, ce n'était pas un exercice, c'était la vie de leur grand-mère qui était en jeu. Avec beaucoup de mal, ils visualisèrent la matière qui constituait Rinata et tentèrent de-ci de-là d'apaiser les dégâts. Ils sentaient la présence des autres qui œuvraient à leurs côtés. Téodor et Sylvie avaient l'air de soulever des montagnes et l'énergie qu'ils dépensaient était colossale.
Quand l'infirmière entra dans la chambre pour prendre des nouvelles, elle les vit tous à moitié avachis sur le lit. Elle remarqua aussi le teint rose et la respiration régulière de sa malade. Elle courut chercher le médecin.
Il ne fut pas facile d'expliquer la quasi-résurrection de Rinata aux médecins de l'hôpital ni l'état mi-comateux des cinq jeunes qui quittèrent la chambre quelques instants plus tard. Ceux-ci eurent tous des réactions assez violentes à la suite de leur intervention. Crises de vomissements, maux de tête, diarrhée, grande fatigue, perte auditive et maux de ventre les terrassèrent pendant plusieurs jours. Téodor leur expliqua qu'ils n'avaient pas su se préserver et avaient absorbé les ondes déficientes de la malade. Qu'à cela ne tienne, Rinata avait eu un sursaut de vie. Elle n'était pas tirée d'affaire, mais son état s'était nettement amélioré.
La grande interrogation était de savoir comment Damien était parvenu à aider la mourante. Le jeune homme, après deux journées d'un sommeil de plomb, fut bien incapable de s'expliquer. Il raconta qu'il avait regardé le corps meurtri de Rinata et qu'il avait eu des sensations étranges comme s'il visitait chaque organe, chaque cellule. Ce n'était plus un corps, mais un plan coloré qui lui révélait ses faiblesses et il avait vu très distinctement la zone qui bloquait tout passage d'énergie et empêchait la guérison. Tous ses gestes avaient été instinctifs.
Il ne se rappelait pas vraiment avoir retourné Rinata, mais il savait qu'il devait réparer le pont énergétique. Tout le corps était vibration, alors il avait juste réglé les cellules malades sur la bonne oscillation. Comme on règle un poste radio pour capter la chaine souhaitée.
— C'est grâce à ce réglage que l'on a pu ensuite la charger en énergie ! lui fit remarquer Téodor.
— Pourquoi moi ? Enfin, je veux dire comment se fait-il que j'aie pu faire ça ? s'étonna Damien.
— Aucune idée ! Huit Maîtres Arcans se sont penchés sur son cas, sans succès et c'est toi, un Prudens qui l'a sauvée, incompréhensible !
Ce fut Gerdin Hulster, Aguerris de la zone 3, qui apporta un début de réponse. L'histoire de Damien avait fait le tour de l'Ethérie et chacun y allait de sa propre théorie pour expliquer l'intervention du jeune homme.
Gerdin Hulster, âgé de 114 ans, le plus vieil Aguerris encore vivant, rappela alors une légende qui courait chez les Ostendes. Au temps des premières Cités, les hommes avaient développé des facultés extraordinaires en relation avec les fréquences vibratoires de la Terre. Certains Aguerris savaient même guérir le corps humain de tous ses maux. Ils s'infiltraient dans les tissus malades par le chant et les spasmes vibratoires qui agissaient sur la mémoire cellulaire pour libérer le corps de souvenirs de douleurs ou de souffrances. On les appelait les Motis. Pour Gerdin, il n'y avait aucun doute, Damien était un Motis. D'ailleurs son orientation vers des études de médecine prouvait qu'il avait inconsciemment ressenti ses capacités. Et puis qui sait si son contact avec la Faille n'avait pas activé quelque chose en lui.
Pourtant, à la suite de ces révélations, Damien fut bien incapable de reproduire le petit miracle dont il avait été l'auteur. On lui présenta plusieurs malades pleins d'espérance. Il les regarda, gêné, attendant que quelque chose se déclenche en lui. Puis comme le déclic n'avait pas lieu, il imposa gauchement ses mains sur leur front quelques minutes. Aucun effet spectaculaire ne fut constaté.
— Ne désespère pas, tu es trop crispé, il faut relâcher tes tensions et entrer en communion avec les éléments, le conseillait le vieil Aguerris qui voyait en Damien le Messie de sa lignée.
Le centenaire avait fait le voyage jusqu'en zone 8 pour coacher personnellement celui qui faisait la fierté de tous les Aguerris. Il s'acharnait sur le garçon et lui faisait passer test sur test pour faire surgir ses capacités.
— Vous attendez beaucoup de moi, je n'y arrive pas, se lamentait le jeune homme.
— Ne renonce pas, tu as les clefs en toi ! Tu es le premier depuis des siècles, voire des millénaires à réveiller de telles capacités ! toussotait le vieil homme en plissant ses yeux vitreux presque aveugles.
— Vous mettez trop d'espérance en moi, Gerdin !
— Ah ! Fainéant, bâtard, mulet ! Viens tâter de mon bâton ! s'égosillait le vieillard en brandissant sa canne.
Il était sujet à de fréquentes crises d'hystérie qui terrorisaient Damien. En voyant dans quel état se mettait régulièrement Gerdin, Téodor promit au vieil homme qu'il orienterait son Prudens sur la bonne voie et celui-ci accepta de lâcher les rênes et de retourner se reposer en zone 3.
Pendant ce temps, l'état de Rinata s'améliorait de jour en jour. Damien avait levé les obstacles et maintenant Téodor et ses amis pouvaient la recharger quotidiennement en énergie. Le personnel médical tiquait toujours quand il voyait l'étrange assemblée se regrouper autour du lit de la malade. Le cas de Rinata Tournelle restait énigme pour les médecins.
En partie rassuré sur l'état de santé de la maître Arcan, Téodor put se recentrer sur le cas de la Faille dont les débordements devenaient de plus en plus alarmants. Thys et Mélia avaient aussi leurs propres préoccupations et elles concernaient les Le Tallec. Ils voulaient d'une manière ou d'une autre se venger des exactions de cette famille.