Mauvais Rêves

By LesCrisVains

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Lorsqu'un vieux romancier croise un soir une jeune inconnue en pleurs, il ne lui en faut pas plus pour lui in... More

Premier Passage
Chapitre 1
Chapitre 2
Deuxième Passage
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Troisième Passage
Chapitre 9
Chapitre 10
Quatrième Passage
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Cinquième Passage
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Sixième Passage
Chapitre 23
Chapitre 24
Septième Passage
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Chapitre 30
Chapitre 31
Huitième Passage
Chapitre 32
Chapitre 33
Chapitre 34
Chapitre 35
Chapitre 36
Chapitre 37
Chapitre 38
Chapitre 39
Chapitre 41

Chapitre 40

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By LesCrisVains

Alix n'a pas tant changé. Toujours ces touches de rouge au bout de ses mèches blondes, ces boucles savamment arrangées pour lui créer une crinière, ces vestes de cuir, ces pantalons déchirés d'éternelle adolescente rebelle, et cet as de coeur tatoué sur la main. Bien qu'un peu aminci, son visage a gardé des traits fins et doux comme la nostalgie, comme une vieille maison dans laquelle on retourne en enfant prodigue, tête baissée et regard humble.

Ce visage se trouble un temps en voyant Oriane, en réalisant la marque d'Ikare qui est restée là, à même sa chair. Mais la flamme renait bien vite, et qu'importent son visage amaigri et ses cernes plus nombreux qu'avant : ses yeux, eux, brillent du même éclat.

Combien d'inquiétudes, combien de peines, combien de souffrances Oriane lui a-t-elle causées ? Le sourire que lui adresse Alix réfute toutes ces questions avant même qu'elles soient posées, car la réponse étincelle déjà sur ses lèvres : t'inquiète, j'ai tenu le coup. Oui, elle a tenu le coup, malgré tout, sans qu'on ne sache trop comment. Elle ne s'étendra pas sur ses problèmes et prétendra que la tempête dont elle vient de sortir était un simple coup de vent. Elle fera comme si tout avait été facile de son côté, alors même qu'elle souffrait à en hurler.

Elle sait bien se cacher, oh oui... Aussitôt Oriane rive ses yeux sur ses mains, rappelée à de désagréables souvenirs. Faire comme si, faire comme là-bas : est-ce vraiment cela qu'elle veut ? Les ombres viennent lui susurrer à l'oreille la nature véritable des lionnes. Elles plantent les griffes dans son dos pour lui remémorer la douleur de celles des fauves.

Alix ne hurle pas, elle est comme ça. Elle préfère se délecter en silence.

Oriane secoue la tête, sentant le souffle du gouffre grandissant lui effleurer le cou – ou peut-être est-ce juste la brise hivernale. Elle a déjà réfléchi à tout cela et en a déjà tiré ses conclusions à tête reposée. Alix est son amie et s'est toujours déclarée comme telle, inutile de chercher loin. C'est ce dont Oriane a besoin en ce moment : de la complicité, de la confiance.

Alix ne hurle pas, elle est comme ça. Elle préfère rejoindre Oriane avec un grand sourire, malgré sa démarche un peu timide, comme si elle avait peur de faire éclater quelque chose. Fidèle à son incapacité à rester immobile plus de cinq secondes, elle fait quelques pas près du banc où se trouve Oriane sans pour autant s'y asseoir. Elle fait mine de se réjouir, les mains dans les poches, et de s'extasier du parc de l'hôpital psychiatrique.

Mais sa joie ne trouve pas sa place.

— H...Hey ! Comment ça va depuis la dernière fois ? Tu as...

Ne sachant pas trop quel mot employer, la jeune femme gesticule avec une maladresse un peu ridicule et un sourire pas assez enthousiaste :

—... euh... changé !

Six mois plus tôt, Oriane l'aurait raillée pour ce manque de tact, avec un petit "Et je dois le prendre comme un compliment ?" qui joue l'indifférent. Elle aurait écouté Alix se confondre aussitôt en excuses sans tout de suite lui céder, malgré le sourire malicieux qui aurait démangé ses lèvres, et elle aurait joué la comédie encore un peu, jusqu'à ce que le rire l'emporte. Alors Alix aurait ri à son tour, leurs deux voix se seraient élevées innocemment en se mêlant l'une à l'autre, et la conversation aurait repris comme si de rien n'était.

Mais six mois sont passés par là avec leur lourd fardeau de crimes et de remords.

Tout ne pourra jamais être comme avant. Si le regard d'Alix a gardé ses flamboyantes apparences, Oriane, elle, sait que le sien a changé. Elle a choisi un voyage sans retour où elle ne peut plus qu'avancer ou tomber. Tout ne se répare pas.

Cette idée la rend un instant mélancolique, comme la main d'un spectre qui traverse sa poitrine, serre son coeur, et repart aussi vite. La patiente baisse de nouveau les yeux, incapable de rire comme elle aimerait le faire.

— Ah merde, glapit Alix. Désolée, c'est pas comme ça que je le pensais, enfin, changer c'est bien parfois, c'est pas forcément négatif hein, je...

— T'inquiète.

Un silence gêné suit cette réponse dont Oriane maudit la sécheresse. Se sont-elles perdues pour de bon ? Le fossé qui s'est creusé ne peut-il pas se combler ? En la retrouvant, la patiente pensait que la complicité reviendrait d'elle-même, et que tout repartirait naturellement.

Oriane se force à sourire. Mais peut-être que les mensonges ne suffisent plus.

Alix semble s'en rendre compte, puisqu'elle s'accroupit devant son amie, pose une main sur son épaule, et de l'autre l'oblige à relever la tête. Ses yeux ont la couleur de l'azur ; son amie ne l'avait jamais remarqué jusque-là.

Ils sont d'un bleu pur, reflets d'une vie qu'Oriane allait oublier : Gênnille, ses usines, sa banalité rythmée par les bruits de ses machines, ses habitants qui ne demandent rien de plus que de vivre...

— Par contre, y a un truc qui a pas changé chez toi, fait remarquer Alix d'une voix trop douce pour que ce soit un reproche. Tu continues de faire genre que ça va quand... bah ça va pas, justement !

A quoi bon encore mentir ? A quoi bon encore se trahir ? Alix ne sera jamais sincère avec elle si elle-même se cache. Alors qu'elle lui dise ou non ses sentiments, qu'elle fasse comme elle l'entend avec son coeur et sa vérité. Quant à Oriane, elle rend les armes. D'un tout aussi bas que son amie, elle répond d'un souffle, sans savoir elle-même si elle plaisante ou non :

— On est deux dans ce cas, alors...

Les traits de la jeune femme semblent d'abord avoir pour premier réflexe de composer une grimace d'incompréhension, et Oriane l'entendrait presque à l'avance se préparer à répondre son plus convaincant "je vois pas de quoi tu parles". Néanmoins, passé ce premier mouvement, le visage d'Alix se relâche, abandonne la tentation du masque, et un rire franc nait de sa gorge tandis qu'elle reconnait :

— Touché !

Toujours les mains dans les poches de sa veste, la fière lionne se redresse pour s'asseoir sur le banc non sans un amical "tu me fais une petite place ?" auquel Oriane répond aussitôt d'un hochement de tête plus empressé qu'elle ne s'y attendait elle-même. Une fois à côté de la brune, la visiteuse relance en plaisantant pour cacher sa nervosité :

— OK, du coup, j'imagine que c'est le moment où on se dit "toute la vérité, rien que la vérité" et on arrête de se faire des cachotteries ? 

On dirait bien que oui. Oriane hausse les épaules, avant d'acquiescer. Alors Alix prend un air grave et déclare :

— J'ai jamais réussi à apprendre Hakuna Matata en portugais. Je te faisais marcher depuis le début. Les autres chansons, je te jure, je maîtrise, mais elle... Ouais, j'avoue, je te chantais que du yaourt depuis sur ce coup-là. Désolée de te l'apprendre ma chérie.

Elles éclatent toutes les deux de rire, d'un rire spontané et sincère comme autrefois, un rire pareil à une flamme dont la lueur écarte momentanément les ombres. Cependant le sérieux finit toujours par revenir, et les ombres aussi.

Certaines choses ne changent pas, bonnes comme mauvaises. Sauf que là où, jusqu'à maintenant, chacune affrontait seule ses démons et se gardait bien d'en révéler la véritable nature à l'autre, il leur faut désormais se rendre à l'évidence : elles ne sortiront pas vivantes de là si elles ne s'allient pas.

"Toute la vérité, rien que la vérité", disait Alix, comme les témoins au procès ? Soit, Oriane s'y plie. Il n'y a pas de meilleure issue après tout.

Elle soupire donc avec franchise :

— J'avais presque oublié ça, après... tout ce qui s'est passé.

— Tu m'étonnes, sourit la blonde. Mais le pire est derrière nous maintenant, hein ? Bon OK, tout est pas réglé, mais ça avance bien, c'est cool !

Oriane aimerait la croire, présenter la même conviction sincère que son amie – car ses paroles sont bel et bien sincères. Comment fait-elle pour rester aussi forte, même au milieu d'un champ de ruines ? Combien fait-elle pour s'adresser à elle sans la traiter de monstre, sans afficher le moindre reproche sur son joyeux visage ? Oriane l'a trahie, abandonnée, insultée, haïe, elle a refusé ses visites pendant des mois. Et pourtant Alix est à côté d'elle aujourd'hui, dans ce parc d'hôpital psychiatrique, rayon de soleil sous ce ciel grisâtre d'hiver touchant à sa fin.

Elle est là, elle sourit. C'est déjà tellement. C'est déjà trop pour ce qu'Oriane mérite.

— Je ne sais pas comment tu fais... murmure-t-elle en sentant les larmes lui monter aux yeux.

— Comment je fais pour quoi ?

— Pour arriver à dire "c'est cool" dans un moment pareil.

Aussitôt celle-ci rougit, panique, se confond en excuses précipitées et inquiètes, d'une voix si forte qu'elle attire quelques regards des autres patients autour :

— Merde, encore ! Désolée, c'est pas ce que je voulais dire, enfin, tu vois, je voulais pas minimiser ce que tu as vécu, ou fait, ou... bref ! Désolée ! C'est horrible ce qui s'est passé, pardon, c'est pas cool du tout, désolée, c'est...

Son empressement arrache un sourire à Oriane, même si celui-là a un goût salé.

— Ne t'inquiète pas pour ça. J'avais compris. C'est juste que...

Sa poitrine se comprime et une fois de plus, le souffle et les mots se dérobent comme pour la priver de confession. Une pendule implacable qui hypnotise et interdit toute parole, des menaces au fond du crâne Tais-toi ! Tais-toi ! Tu crois que t'en as pas déjà assez dit ? Tais-toi ! , des griffes qui vacillent au-dessus de sa tête comme des épées de Damoclès – à moins que ce ne soit que les branches des arbres.

Elle devrait se taire. Elle a déjà assez répété son histoire. Elle ne va quand même pas commencer à tout déballer à cette fille, si ?

Si.

Elle doit s'y reprendre à plusieurs fois, lutter contre ces liens invisibles qui entravent ses cordes vocales, mais elle ne cesse pas de se débattre dans les sables mouvants de ses démons. Elle lâche un cri, ou un aveu, elle ne sait pas. Elle articule quelques mots. Quelques phrases.  Elle s'accroche à la lumière bleue des yeux face à elle, de peur que le noir ne prenne encore toute la place et bloque sa gorge.

Affronter les ombres. Même quand elles sifflent comme des serpents et l'incitent au silence.

Parler.

Elle veut juste parler.

Parler pour que ce ne soit plus jamais des scarifications ou des bouteilles vides qui le fassent à sa place. Parler parce que si le désespoir est le propre de l'homme, le langage l'est aussi. Parler parce que ce sont les morts qui se taisent, tous ces cadavres sous terre par sa faute, celle d'Ikare et de toute l'Organisation.

Elle veut parler pour ne plus jamais écouter les ombres. Parce que les ombres n'existent pas !

Alors les confidences que la nuit recèle se révèlent à la face du jour. D'abord hésitante, Oriane trouve peu à peu un rythme. Elle avoue, doucement, et reprend tout depuis le début.

Elle lui parle des chiens, des cauchemars, de tous ses cauchemars, éveillés ou non. Elle lui parle de ce fantôme qu'elle a appelé à tort du nom de son premier amour, et de cet ange aux ailes tachées de poison.

Elle baisse la tête, serre ses mâchoires lamentables, ravale quelques sanglots à la saveur trop acide, et elle lui parle de toutes les nymphes factices dont elle a embrassé les lèvres poisseuses : drogue, automutilation, alcool, torture, tuerie. Elle lui parle du Roi de Pique et de ses atroces mascarades, de ses trop obscènes carnavals ; de ses comédies même pas drôles. Elle lui parle de ces personnages étranges rencontrés là-bas, de ces rires hideux et du sien qui est devenu comme les leurs. 

Elle lui raconte tout.

Elle lui parle et elle est inarrêtable à présent, malgré les sanglots qui l'oppriment. Elle est ce coureur en perte de souffle qui s'élance vers la dernière ligne droite en dépit de tout son corps qui l'implore de le laisser tomber au sol. Mais elle ne veut pas tomber, alors elle raconte son histoire, même si c'est celle-là qu'elle déteste le plus.

Oriane lui raconte tout, allant jusqu'à avouer à Alix combien elle l'a insultée ; sans pour autant oser lui dire pour quelle réelle raison.

Et puis... Et puis...

L'angoisse lui noue le ventre. Ce serait si tentant de se taire, au moins pour cette partie-là. Cependant cela voudrait trahir de nouveau ses serments, mentir encore. Elle ne veut plus porter son fardeau seule : il est devenu lourd, si lourd. Voilà donc un sac de plomb en plus qu'elle ajoute à son tas de malheurs déjà pesant.

Et puis... Et puis... Et puis à quoi bon garder le silence ?

Et puis il y a ce quelque chose qui grandit en elle.

Pour la première fois, elle le dit à voix haute, mais cette même voix se brise comme une bouteille de verre vide balancée sur le bitume sale. La vérité n'éclate pas : elle explose.

— Alix, je suis enceinte.

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