Mauvais Rêves

By LesCrisVains

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Lorsqu'un vieux romancier croise un soir une jeune inconnue en pleurs, il ne lui en faut pas plus pour lui in... More

Premier Passage
Chapitre 1
Chapitre 2
Deuxième Passage
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Troisième Passage
Chapitre 9
Chapitre 10
Quatrième Passage
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Cinquième Passage
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Sixième Passage
Chapitre 23
Chapitre 24
Septième Passage
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Chapitre 30
Chapitre 31
Huitième Passage
Chapitre 32
Chapitre 33
Chapitre 34
Chapitre 35
Chapitre 36
Chapitre 37
Chapitre 38
Chapitre 40
Chapitre 41

Chapitre 39

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By LesCrisVains

Doucement, tout doucement, Oriane réapprend la paix. Elle la redécouvre comme si c'était la première fois, à la manière d'un enfant qui fait ses premiers pas. Elle titube souvent, elle menace de perdre l'équilibre parfois, mais l'effort est là.

Elle avance.

Elle se recolle morceau par morceau, pièce par pièce. Elle répare son coeur, sa mécanique abîmée de danseuse à la porcelaine brisée.

Et la revoilà qui danse, regardez. Ses mouvements, bien qu'encore timides et tremblants, ont déjà retrouvé un semblant de grâce. Elle danse, elle réapprend à danser, elle danse tel un cygne qui avait pourtant entonné son dernier chant. Voyez comme elle danse, de cette douce danse qui donne envie de sourire en pleurant. Elle danse, elle danse, même sans son ange blanc...

Une dizaine de jours s'est écoulée depuis qu'Ikare a été déclaré vivant – ou plutôt, depuis qu'Oriane a accepté de l'entendre –, achevant l'étrange deuil de la patiente et amenant à pas de velours la fin février. D'après les médecins, elle se trouve ici depuis un peu moins de trois mois maintenant. Trois mois passés entre ces murs immaculés devenus ses confidents dévoués. Trois mois passés à rêver, à errer, à se rappeler, à se rechercher. À réapprendre à danser. 

Pour Oriane, cependant, cela relèverait plutôt de l'éternité, comme un gigantesque sablier où les nuits, les jours, les nausées, le silence, les réveils tonitruants de Gloria, les repas, les brèves interactions avec les autres patients et les ateliers de Rahim représentent autant de grains de sables qui, peu à peu, ensevelissent les images du passé.

Mais il y a ces journaux et ces reportages à la télévision qui lui interdisent d'oublier totalement. Il y a toujours des procès en cours, et des murmures qui tapissent les couloirs.

Il y a la réalité. Car c'est bien ça, la réalité.

Oriane se le répète régulièrement, juste pour s'entrainer à définir ce qui est réel et ce qui ne l'est pas. Avec application, elle se veut lucide, distinguant le vrai du faux, rangeant chaque fait dans une case ou dans l'autre, cherchant des repères, des preuves pour s'assurer qu'elle ne délire pas.

Désormais, quand elle bascule dans un autre monde, elle préfère le faire consciemment, par la lecture. C'est un passe-temps qu'elle s'est découvert récemment, entrainée presque malgré elle par Rahim vers la minuscule bibliothèque de l'hôpital, pour finir un roman un peu usé entre les mains avant d'avoir pu émettre la moindre objection. 

De retour dans sa chambre, seule face à cet ouvrage à la couverture bien cornée, il lui a fallu du temps pour apprivoiser l'étrange objet d'encre et de papier. Surmonter l'appréhension de ces lignes noires sur le papier un peu jauni.

Oriane a longtemps évalué du regard la créature immobile comme si elle allait bondir, et l'entraîner malgré elle dans un monde qu'elle a jusqu'à présent craint. Il est vrai que la littérature n'a jamais été son fort, en témoignent ses médiocres notes en français à l'époque des cartables. Les mots ont toujours eu la fâcheuse tendance à lui échapper tels de petits démons ricanants, et si les livres ont surgi dans sa vie, c'était jusque-là seulement pour lui rappeler de mauvais souvenirs : le fantôme, l'ombre effrayante qu'était sa mère.

Sa mère.

Oriane la revoyait encore seule face à son bloc-notes aux feuilles à petits carreaux sans marge, acheté à la première supérette du coin. Les soirs où elle n'était pas trop ivre, Dorothée Pessadya s'installait à la table de la cuisine, qui servait aussi d'étroite salle à manger. Alors elle se mettait à écrire, ou plutôt à griffonner frénétiquement des lignes et des lignes sur le papier, sans s'arrêter, de sa petite calligraphie étroite et rapide. Jamais elle n'était plus silencieuse et concentrée que dans ces moments-là, sans autre compagnie que les mots, un bloc-notes bon marché, et la lumière jaunâtre d'une ampoule pour chasser la nuit.

Cela faisait longtemps qu'Oriane n'avait pas pensé à cela. Combien de temps duraient ces fièvres d'écriture, déjà ? La petite fille, n'osant la déranger, s'endormait toujours trop tôt pour le savoir. Alors combien d'heures, combien d'insomnies avait connues cette femme pour les beaux yeux de ses étranges Muses ?

Et qu'écrivait-elle, au fait ? Un flot de haine déversé sous forme de phrases ? Des délires d'encre et d'alcool ? Ou une histoire ? La dernière idée n'a pas manqué d'interpeller Oriane. Quel genre d'histoire aurait pu écrire ce genre de femme ? La question demeurera probablement sans réponse : sa fille n'avait jamais osé ne serait-ce que toucher à l'un de ces manuscrits jusque-là anecdotiques, soudain devenus les clés d'une porte à jamais condamnée.

Si Dorothée Pessadya était encore de ce monde, Oriane aurait aimé lui poser ces questions. Essayer de comprendre réellement cette femme, au lieu de la craindre.

Du bout des doigts, bercée par ces songes, Oriane a effleuré le titre du livre entre ses mains, et elle a pensé un long moment encore à cette écrivaine dont elle avait oublié l'existence, trop hantée par le monstre pour se soucier de l'humaine derrière. Elle y a pensé plus qu'elle ne l'avait jamais fait ces derniers temps, sans pardonner ni trembler cette fois.

Puis elle s'est mise à lire.

Elle s'est mise à lire, et peu à peu elle a appris à aimer la mécanique des mots de la même manière qu'elle a appris à danser. Elle a commencé à caresser les pages comme elle caressait autrefois la peau tatouée d'Ikare ; mais à présent, la douceur fictive de ces ailes immaculées s'est envolée, laissant place à l'agréable contact du papier.

C'est la première fois qu'elle lit un roman de son plein gré, d'aussi loin qu'elle s'en rappelle. Elle qui craignait de voir son crâne s'encombrer de trop de pensées en accueillant celles de personnages en plus des siennes, réalise à présent combien ces idées extérieures lui apparaissent comme des bouées de sauvetage.

Un lecteur vit mille vies avant de mourir. L'homme qui ne lit pas n'en vit qu'une, lui a dit Rahim d'un air malicieux, citant apparemment un célèbre auteur américain.

Et cette nouvelle vie qu'elle commence chaque fois qu'elle ouvre ce livre, c'est une vie bien agréable, dans un pays un peu farfelu où les mobylettes peuvent voler et les sorciers existent réellement.

Non, ce n'est pas grand-chose, cette histoire, juste un roman comme en lisent tous les enfants. Toutefois il suffit aux yeux d'Oriane pour devenir son navire de lumière, un grand et tranquille paquebot où elle n'a plus rien à faire, sinon apprécier la croisière. Elle ne subit plus l'océan, elle navigue en son sein. Il n'y a plus Laffiera, ses cadavres démembrés, ses habitants étranges, et sa cruauté silencieuse sans nom ; il n'y a plus que de la magie, des Élus, des prophéties, et deux camps clairement définis. Dans ce voyage-là, il y a des gentils et des méchants. C'est si simple sur le papier.

Et la douceur d'une telle promenade fait presque comprendre à Oriane, par moments, ce que ressentaient le fantôme et sa mère en se penchant sur ces innombrables caractères imprimés.

Une chanson fredonnée du bout des lèvres tire alors la nouvelle lectrice de son rêve éveillé. Puis cette mélodie sans paroles laisse place à la voix joyeuse de Gloria :

— Bonsoir señora Souaignot, je viens pour les médicaments !

Elle s'interrompt le temps de fredonner encore un peu et de ramener le chariot métallique dans la chambre, avant de s'intéresser à l'occupation de sa patiente :

— Tiens tiens, toujours plongée dans Harry Potter ?

Oriane lui rend son sourire, plus timidement, et acquiesce, la tête soudain hors du livre comme une adolescente surprise en plein petit délit.

— Vous allez finir recrutée par le Ministère de la Magie, à ce train-là ! plaisante encore l'infirmière avant de préparer un verre d'eau.

Et ce faisant, elle continue de fredonner gaiement un air pourtant triste. Oriane reconnait vite cette musique, puisque celle-là même se mêlait il y a un instant encore au bruit de ses pas dans le couloir. C'est une belle chanson, une chanson peu connue mais pourtant familière comme une berceuse d'enfance. Une chanson d'amour et d'arme à feu...

Cette conviction étonne Oriane elle-même : comment le sait-elle, alors que Gloria n'en chante même pas les paroles ? Comment sa bouche parvient-elle à articuler silencieusement chacun de ces mots avec naturel, presque par instinct, alors que son coeur les a oubliés ?

Listen you can keep on trying

Even when you're shouting

My love I'll be right here...

Comment le sait-elle ? La question se répète et fait naître en elle un sentiment étrange, si étrange, si lointain... Comme un fil qu'elle cherche, qu'elle effleure, qu'elle attrape, et qu'elle cherche maintenant à remonter. Une fleur qui nait au creux de son sein glacé, transperce la couche de neige, et s'épanouit enfin. Les ombres disparaissent ; mais ce n'est qu'une fois ces ténèbres retirées qu'Oriane réalise la lumière dont elle avait été privée. Elle en est presque éblouie. Mais déjà la mémoire lui revient.

Ces paroles, elle les sait, car elle s'en souvient, tout simplement. Elle se souvient.

D'un beau timbre de ténor, tout d'abord. Puis d'un parfum fugace, d'un regard tendre, d'une carrure solide, d'une peau que la compagnie fidèle du soleil a rendu cuivrée. Puis elle se souvient d'un chalet dans la montagne, d'une nuit de juillet passée dans des bras d'amant, et d'une voix tout près de son oreille qui chantait toujours pour elle. Qui disait :

I know you could need my caring

When you feel like breaking

I'll be waiting my dear

C'était leur chanson, c'était sa promesse. Peu à peu les yeux d'Oriane s'embuent et ses pensées s'égarent, s'enfuient tels des oiseaux migrateurs à la recherche des beaux jours : ceux qu'elle passait près de lui. A cette époque, elle était couvée par ses yeux amoureux, au travers desquels elle se sentait toujours belle. A chaque fois qu'il la regardait, oui, on aurait dit qu'il la contemplait, et alors chacune de ses paroles semblait en secret lui dire : "regarde comme tu es magnifique".

Elle était folle, certes, mais lui il était fou d'elle, et sa folie de tendresse la sauvait de la sienne de souffrance. Combien de fois l'a-t-il consolée, lui a-t-il qu'il serait toujours là pour elle ? Combien de fois l'a-t-il soutenue malgré tout ? Combien de fois a-t-il répété ses serments d'amour tout en sachant pertinemment dans quoi il s'engageait en restant avec elle ?

So we crash and we fall

Stay through it all

Now and tomorrow

Non, jamais il ne l'avait accusée de rien. Il n'élevait pas la voix et ne la considérait pas comme une enfant capricieuse. De même que si parfois il était inquiet, ou irrité, Oriane n'en avait jamais rien su, car sa voix n'était que douceur lorsqu'elle s'adressait à sa bien-aimée. Elle ne trahissait qu'un sentiment : celui de l'amour, pur, sincère, celui qui donne tout à l'autre et n'exige rien en retour.

Plus que la voir sienne, il voulait la voir heureuse. Et Oriane ne s'en souvient que maintenant.

Bien sûr, il n'était pas un saint. Il avait peut-être parfois fait de mauvais choix ou donné de mauvais conseils. Évidemment qu'il n'était pas parfait, néanmoins, il n'était pas... ça.

Lui il riait, lisait, allait au cinéma le week-end, chantonnait du Elton John quand il y avait un silence trop pesant, et faisait toujours figure de pilier tranquille et amusé au milieu de ses amis. Le fantôme que s'était conçu Oriane ne riait jamais, pour sa part, pas plus qu'il ne chantait. Quelle douloureuse ironie, puisque c'était sa voix précisément qui l'avait fait chavirer en premier, des années plus tôt !...

La jeune femme baisse les yeux malgré elle, referme son livre. Oui, douloureuse ironie. Aussi douloureuse que celle d'imaginer son compagnon paisible sous la forme d'un fantôme sévère.

Cette voix, pourtant, Oriane s'en souvient à présent, elle aimait s'élever du silence d'une assemblée, et bon sang, même au milieu de tous les convives, c'était toujours Oriane qu'il regardait tendrement en chantant, avec un sourire au coin des lèvres. Depuis qu'il l'avait rencontrée, il n'avait d'yeux que pour elle, ne chantant qu'avec l'espoir de la toucher, de lui exprimer ce que de simples discussions ne pouvaient pas dire. Ainsi il lui répétait :

Your gun won't make me leave

You can fire your bullets at me

My skin won't bleed

Feel your love when you're aiming at me

La poitrine d'Oriane se serre. Que lui a-t-elle donné, en échange de tout cet amour ? Elle a transformé son plus doux rêve en un abominable cauchemar, le transformant en tout ce qu'il ne voulait pas être pour elle. Elle a défiguré son beau visage, lacéré ses traits tranquilles avec le couteau de sa haine, abandonné son cadavre aux vautours de ses idées noires.

Elle voudrait se haïr pour cela. Mais cette haine irait encore à l'encontre de la mémoire du jeune homme. Elle le sait maintenant, il n'a jamais voulu être la cause de sa culpabilité. Alors elle ne peut que lui demander "pardon" sans savoir s'il peut l'entendre, et aller de l'avant malgré tout.

C'est ce qu'il aurait voulu, oui, parce qu'il l'aimait, et parce qu'il lui chantait :

Oh I know you need me too

I won't be running from you

You can't shoot me...

Gloria a arrêté de fredonner, remarquant les larmes qui remplissent soudain les yeux de sa protégée.

Quand l'infirmière lui demande ce qu'il se passe, celle-ci ne parvient pas à répondre que d'un geste qu'elle a besoin d'un instant. Juste le temps de se rappeler de saisir au vol ces vérités avant qu'elles ne s'effacent de nouveau.

Chaque souvenir a une précision et une douceur qu'aucune de ses hallucinations ne peut posséder. Il n'est ni tout blanc ni tout noir, mêlant la lumière et l'ombre sans en exagérer les contrastes.

C'est ça, la réalité : le compagnon qu'elle avait eu pendant deux ans était tendre et calme. Il chantait pour elle. Et surtout, il l'aimait d'un amour sans poison.

C'est donc possible, que des gens l'aient aimée et l'aiment encore, purement et simplement...

...When you're falling apart I'll be near

Il n'y a plus de fantôme, il n'y a plus de démon, il n'y a plus de lionne. Toutes les silhouettes qui obscurcissaient les murs de sa chambre retrouvent des visages familiers. Car à présent Oriane se souvient, elle se souvient de tout.

— Señora Souaignot ? la relance Gloria après un long moment. ¿ Estás bien ?

Sans qu'Oriane s'en aperçoive, quelques gouttes salées étaient tombées sans bruit sur la couverture du livre. Elle souffle avec une douceur et une assurance qu'elle-même ne se soupçonnait pas d'avoir en cet instant :

— Rien de grave. Je pensais juste à Witahé.

Ce prénom, déjà bien étrange en lui-même, le semble encore plus après tant de temps sans l'avoir prononcé. Gloria paraît tout aussi surprise que sa patiente en l'entendant, sans doute plus, malgré le large sourire qui fend son visage hâlé. Mais avant que celle-ci puisse rebondir sur une telle déclaration, Oriane la devance :

— Euh... Gloria ? Je pourrais te... te demander quelque chose ?

Claro que sí, sourit-elle. Dites-moi tout.

Son coeur bat plus vite et sa gorge se noue presque.

Witahé n'était pas jaloux. Il ne l'avait jamais défendue de voir qui que ce soit. Même quand il savait la vérité... Peut-être qu'il se doutait, tout simplement, qu'un jour elle aurait besoin d'un autre que lui. D'une autre.

— Est-ce que je peux voir Alix Gardin, s'il te plait ?...

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