Mauvais Rêves

By LesCrisVains

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Lorsqu'un vieux romancier croise un soir une jeune inconnue en pleurs, il ne lui en faut pas plus pour lui in... More

Premier Passage
Chapitre 1
Chapitre 2
Deuxième Passage
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Troisième Passage
Chapitre 9
Chapitre 10
Quatrième Passage
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Cinquième Passage
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Sixième Passage
Chapitre 23
Chapitre 24
Septième Passage
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Chapitre 30
Chapitre 31
Huitième Passage
Chapitre 32
Chapitre 33
Chapitre 34
Chapitre 35
Chapitre 36
Chapitre 37
Chapitre 39
Chapitre 40
Chapitre 41

Chapitre 38

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By LesCrisVains

Épuisée, lasse de tout, Oriane regarde à travers la vitre avec indolence, les yeux égarés dans le paysage qui s'étend au-delà. Puisque tout est vide et confus en elle, elle n'a plus que la nature autour à laquelle se rattacher, tant bien que mal, reflet mélancolique de ses émotions rapiécées.

La froide lumière de l'hiver donne une teinte émeraude aux rares feuillages qui ont survécu à janvier, caressant de ses longs doigts blancs la monotonie sans chaleur ni fleur de cette saison, ses troncs gris et ses allées de sable clair. Quant au ciel, par-delà les arbres dénudés, il est cet après-midi constellé de nuages, calme comme une personne qui aurait déjà trop pleuré et ne saurait plus comment faire. Comme Oriane.

— Je suis sincèrement soulagée que vous acceptiez finalement de vous ouvrir, madame Souaignot, l'interrompt alors dans sa contemplation la docteure Javarbel. C'est une étape extrêmement importante que vous venez de franchir.

La patiente acquiesce sans parvenir à exprimer de l'enthousiasme ni à détacher ses yeux de la fenêtre. Elle se sent comme une enfant perdue dont le monde s'est effondré d'un coup, sans crier gare, la nuit où elle a tué de ses propres mains ce qui la faisait tenir. Elle n'est plus rien. Elle n'a plus rien ; parce qu'Ikare ne l'aimait plus et il en est mort, et qu'elle seule est coupable de tout cela.

Alors elle a avoué son crime, à Gloria d'abord, puis à la docteure Javarbel il y a une minute à peine.

— Avant toute chose, déclare cette dernière, il faut que nous mettions au clair un point qui me semble très confus pour vous, ou en tout cas plus que nous ne le pensions.

Pour les oreilles bourdonnantes d'Oriane, ces mots ne résonnent que comme de lointains échos. Pas ceux qui suivent :

— Madame Souaignot, Ikare Dussant n'est pas mort.

Ceux-là ont la violence d'un cri qui perce dans la nuit et réveille en sursaut. Aussi Oriane émet un léger geste de surprise en entendant de telles paroles, tandis que son coeur bat plus fort : chose qu'elle pensait impossible, après tout ce qu'il a déjà enduré.

La poitrine trop bruyante et l'esprit trop confus, la veuve qui ne l'est plus ignore quoi penser, en partant du principe qu'elle l'a un jour seulement su. Ikare, vivant ? Il n'est jamais venu la sauver, pourtant. Il n'est jamais venu tout court. Alors pourquoi, brusquement, lui donne-t-on cet espoir, qu'elle maudit mais qu'elle adore à la fois ? Pourquoi Ikare a-t-il fini dans une tombe, et pourquoi en rejaillit-il soudain ?

A ces questions silencieuses qui se coincent au fond de sa gorge, la docteure Javarbel répond, insistant sans pour autant se défaire de sa voix de velours :

— Il n'est pas mort, je vous l'avais déjà dit plusieurs fois, mais vous ne m'avez visiblement pas crue. J'ignore absolument pourquoi vous vous êtes mis de telles idées en tête, peut-être parce que la nuance vous semblait insupportable... Mais je vois que vous retrouvez maintenant le chemin de la lucidité, madame Souaignot, alors je vous prie de m'écouter vraiment, et de le comprendre enfin : Ikare Dussant n'est pas mort. Il se trouve en prison depuis trois mois, soit le jour de votre arrestation. Contrairement à vous, il n'a pas été redirigé vers un hôpital psychiatrique, et même si c'était le cas, il ne serait nullement ici, à Saint-Joseph, étant donné qu'il est dans votre intérêt à tous les deux (elle insiste sur ces mots) de vous maintenir éloignés. Sachez, madame Souaignot, que nous n'avons jamais cherché à vous faire croire la mort de monsieur Dussant, simplement à vous tenir à distance l'un de l'autre pour que vous vous défassiez de cette relation que vous entretenez tous les deux.

Devant cet exposé débité d'une voix si claire, Oriane reste muette. Elle a... imaginé Ikare mort ? Toute cette absence, tous ces remords, elle a donc tout imaginé ? C'est si absurde que c'en est même pitoyable.

Ce ne peut pas être vrai. Elle a souvent divagué, elle le sait, mais jamais elle n'aurait laissé son imagination s'en prendre à l'image de son bel ange. Nulle perte ne lui semble plus terrible que celle d'Ikare : alors pourquoi se l'être infligée ?

Telles sont les questions qui se pressent maintenant aux lèvres d'Oriane, comme un flot impossible à arrêter plus longtemps, une inondation perpétuelle de "pourquoi ?" face à laquelle la docteure Javarbel fait face avec la bravoure d'un marin habitué aux tempêtes. Prudente et douce comme à son habitude, elle démonte un à un ses doutes, prend le temps de se répéter, explicite les faits, s'appuie de preuves, de dossiers, de compte-rendus, et s'efforce d'offrir des pistes de réflexion.

Ikare n'est pas mort. Il est là, quelque part, à des kilomètres de Laffiera, dans une section spécialisée d'une prison, derrière des barreaux gris et froids, sans doute en train de maudire ceux qui les ont arrachés l'un à l'autre. Mais il est là, il est vivant, bon sang. Comment a-t-elle pu croire que non ?

Plus la discussion avance, plus Oriane se terrifie elle-même. Un chemin sinueux, plein de fausses vérités et de véritables mensonges, où il est aisé de se perdre soi et son ange : voilà sous quel jour lui apparait maintenant son âme. Comment distinguer le vrai du faux, quand vous ne savez même plus d'où viennent les voix qui vous font vaciller ?

La docteure Javarbel lui dit qu'il ne faut pas s'affoler : mais enfin, lui dit-elle vraiment cela ? Ou bien Oriane déforme-t-elle encore ? D'ailleurs, qui est la docteure Javarbel, au fond ? Oriane s'invente-t-elle encore des interlocuteurs ? Elle a été capable d'imaginer jusqu'à Ikare mort, après tout, alors qu'a-t-elle pu imaginer d'autre encore ? Que s'imagine-t-elle en ce moment-même ?

Vertigineux doute, horizon plein de mirages : de peur que la mécanique de ses pensées ne s'emballe de nouveau, la jeune femme ferme les yeux un bref instant. Lucide. Être lucide... Elle doit être lucide...

Dans une hallucination, personne ne prend le temps d'expliquer les choses. Dans une hallucination, les sensations sont plus vives, mais elles se mélangent si confusément les unes aux autres qu'au final, elles se confondent toutes en une seule douleur aigüe. Dans une hallucination, tout déraille vite, très vite. Dans une hallucination, il y a toujours un prédateur et une proie. Dans une hallucination, Oriane finit toujours coupable ou victime, souvent les deux à la fois...

Alors, est-ce que je suis dans une hallucination ? 

Dans le cas présent, cela fait bien cinq minutes que les deux femmes parlent, et rien ne semble avoir réellement dérapé. Elle pourrait presque dire que tout va bien. A peu près. Oriane secoue imperceptiblement la tête.  Non, pas de "presque" ni de "à peu près" : tout va bien. Certes, les affirmations de la docteure Javarbel ne sont pas agréables à entendre, mais elles sont appuyées de preuves concrètes comme le prouvent les documents qui s'étalent maintenant sur la table. Et surtout, elles n'ont rien des accusations brutales et confuses des fantômes : elles sonnent juste comme la conclusion ordonnée de souffrances ineffables.

Alors, est-ce que je suis dans une hallucination ?

Elle inspire un grand coup. Expire doucement.

Non.

Ce n'est pas une hallucination. Pas. Une. Hallucination.

Oriane inspire de nouveau et lève la tête vers le plafond blanc, pareil à une toile vierge de toute tache de peinture : il n'y a pas le marron-vert des yeux d'Ikare recréés mille et mille fois, ni le noir des baisers d'Alix, ni le rouge du cauchemar au Roi de Pique. C'est donc à cela que ressemble la réalité ? Ce plafond si clair, dépourvu de ces couleurs qui l'ont oppressée nuit et jour ? Ce plafond blanc comme le linceul de tous ses cauchemars ?

Ikare n'est pas mort, et elle ne l'a pas tué.

Prise d'un étrange soulagement, Oriane interroge en silence la blancheur de cette surface soudain bénie. Dans sa légère euphorie, elle se laisse même aller à ses rêves les plus doux et ses espoirs les plus fous, avant que ceux-ci ne finissent par franchir le seuil de ses lèvres tremblantes :

— Mais... si Ikare n'est pas mort...

Elle marque un temps pour se corriger :

— ...vu qu'Ikare n'est pas mort...

Elle surprend un hochement de tête encourageant de la part de la docteure Javarbel.

—... il... il y a bien un moment où je pourrai le retrouver ?

Oriane avait pris malgré elle l'intonation du désespoir, tandis que son regard demeure presque obstinément perdu dans l'immensité de cette réalité. Pourra-t-elle y faire un jour venir son bel ange ? Le silence de la docteure Javarbel, bien que court, lui est insupportable, alors elle surenchérit d'elle-même avec précipitation :

— Vous l'avez dit vous-même, je progresse, alors, peut-être, à l'avenir, on pourrait...

Les rêves s'élèvent du fond de sa gorge sans parvenir davantage à se faire concrets. Que pourraient-ils faire, au juste ? Avoir une vie banale, se balader dans les rues de Laffiera comme si de rien n'était, fonder une famille épanouie ?...

Comme le silence s'éternise et qu'Oriane n'ajoute toujours rien, réduisant la fin de sa phrase à trois points de suspension évasifs et condamnés à la rester, la médecin reprend :

— Vous savez pertinemment que non, madame Souaignot. J'en suis sincèrement désolée.

Sentence insupportable et pourtant si nécessaire, prononcée peut-être avec pitié. Quelques jours plus tôt, sa patiente se serait révoltée contre elle ; aujourd'hui, elle se contente d'acquiescer avec une lenteur douloureuse.

Une part d'elle hurle, une deuxième se soumet, une troisième cherche à comprendre, une quatrième éclate d'un rire fou et absurde, une cinquième pleure, une sixième... L'énumération serait sans fin, mais le constat est là, lui : Oriane est mille personnes à la fois, à l'image d'un miroir brisé en tout un tas de morceaux, qui chacun renverrait un reflet contraire et caricatural. Elle n'aime guère ces innombrables facettes, et pourtant elle est cela, elle est tout cela.

Elle rit comme elle pleure, elle hait comme elle aime, elle embrasse comme elle tue, capable de confondre jusqu'à l'amour et la mort, brûlant et tissant les ailes d'un même ange. Elle est tout et son contraire. Et, pour la première fois depuis longtemps, ce paradoxe qu'est son esprit la frappe avec une étonnante lucidité.

Elle est cela, elle est tout cela : toutes ces émotions, tous ces actes, toutes ces contradictions. Elle est chacune d'entre elles en un seul corps, de même que le blanc regroupe toutes les couleurs ensemble, du rouge au vert et de l'ocre au violet.

Alors Oriane ne lutte pas contre toutes ces voix contraires, pour une fois. Elle les écoute simplement, les accepte sans les juger étrangères, traîtresses, ou ennemies, tout simplement parce qu'elle sait qu'elle est chacun de ces petits morceaux de papier déchirés, aux messages pourtant si opposés les uns des autres.

Et pendant que, doucement, sa patiente apprend à accepter l'étrange énigme de son coeur, la docteure Javarbel poursuit, rassurée de la voir aussi calme :

— Monsieur Dussant est loin de présenter une évolution aussi encourageante que vous : contrairement à vous, il n'a pas fait autant de progrès et ne cherche pas à s'en sortir comme vous, vous le faites chaque jour si courageusement.

Elle se tait un moment, en quête des mots et de l'intonation justes. Puis elle reprend, légèrement penchée par-dessus son bureau, les coudes sur celui-ci et les doigts croisés :

— Nous sommes partis de très bas, madame Souaignot. Evidemment, le chemin sera encore long, et difficile, mais nous avons déjà franchi ensemble de belles étapes – aujourd'hui en est un bon exemple. Ce serait regrettable de ruiner tous ces efforts, qu'en pensez-vous ?

Oriane hoche de nouveau docilement la tête. Toutefois, elle ne peut s'empêcher de demander d'une voix un peu pressante, presque suppliante :

— Juste, dites... Comment il va ?

Silence.

Enfin la docteure Javarbel articule avec prudence, sans cesser d'évaluer du regard son interlocutrice :

— Il refuse d'écouter. Ce n'est pas pour rien que contrairement à vous, monsieur Dussant est encore en prison. Il est toujours aussi violent et dangereux, comme s'il avait... passé un cap de non-retour, vous comprenez ?

— Je comprends.

Les mots sont sortis d'eux-mêmes, d'un souffle, sans doute parce qu'ils résument la situation mieux que n'importe quel autre : Oriane commence à comprendre, enfin.

Et cela se voit vraisemblablement, puisque la médecin lui adresse un sourire soulagé, accompagnée d'une lueur d'espoir, quand elle conclut :

— N'attendez pas qu'il revienne pour faire votre vie, madame Souaignot. Désormais, il va falloir apprendre à vous reconstruire sans lui. 

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