La dépression du chat [Gallinacé Ardent]

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Domi avait les yeux mi-clos, revivant ses traumatismes comme du sel sur une plaie ouverte.

« Tout ça devant les caméras de télé. Les gens sont si avides de me voir souffrir... N’ont-ils aucune honte, aucune pitié... Je les hais comme je te hais toi... Et c’est ainsi que je t’ai appelé, aujourd’hui, pour que tu fasses la seule chose logique. Tue-moi.

— Je te demande pardon ?

— Tue-moi. C’est ce que tu essaies de faire depuis si longtemps, pourquoi hésiter ? Tu débranches ce tuyau central, et hop ! C’en est fini du brave Domi. »

Un énorme câble violet était fiché dans son ventre. Les vétérinaires avaient arrêté de s’activer. Ils restaient les bras ballants, dans l’expectative. Ils sentaient bien que quelque chose d’important était sur le point d’arriver. Je me tournai vers le vétérinaire en chef :

« Si on débranche le tuyau, là...

— Le pus va rester bloqué dans la circulation sanguine... Domi va grossir, grossir, et éclater dans une explosion de sanies. Ça prendra une petite heure, je pense. Mais par contre, il faudra évacuer la maison, car elle s’effondrera sous le choc. » répondit-il sans ciller. Une véritable machine.

« Tu vois, le doc est on ne peut plus clair... Détruisons cette putain de baraque qui t’a servi de laboratoire des horreurs, transformant chaque objet en instrument pointu, contondant, déchirant, laminant... Et maintenant que je ne peux plus vivre sans une lourde assistance, me condamnant à l’immobilité la plus totale... j’ai décidé d’en finir... Je n’en puis plus de te haïr, jusqu’au trognon, jour après jour, depuis si longtemps... Ce jour-là (le frigo, tu te souviens)... Je me suis effondré. J’avais atteint mes limites. Alors je me suis barricadé ici, sachant qu’à l’extérieur, il y avait toi, et la télé, et les spectateurs aussi... Je me suis enfermé, et j’ai pensé... J’ai pensé au pourquoi de ta cruauté...

— C’est comme ça, c’est tout. Depuis que le monde est monde, je suis né pour te détruire. »

Résolument, sans trembler, comme je l’avais toujours fait, je m’approchai du tuyau, et d’un geste énergique, je l’arrachai. Le pus resté dans le câble me gicla au visage. Presqu’aussitôt, Domi se mit à enfler.

Ce jour-là

J’avais utilisé toutes les possibilités offertes par une boîte à outils bien garnie : aiguilles, clés, tournevis, clous, tenailles. Domi avait fui dans le jardin.

J’avais foncé sur lui avec la tondeuse à gazon. Il avait tenté de s’échapper, mais comme d’habitude je l’avais rattrapé. Les pales lui déchiquetaient déjà la queue. Fou de douleur, il s’était précipité dans la maison. Il était acculé dans un coin de la cuisine. Mais défonçant la porte, j’étais entré avec la tondeuse. Je l’avais envoyé percuter le frigo, qui s’était renversé sur le chat tremblant de douleur et de terreur. Il avait été écrasé, aplati comme une crêpe. Et la caméra avait filmé, filmé... Et des millions de spectateurs, des vieux, des enfants, rivés à leur télé, avaient regardé ce spectacle, et ils avaient ri, ils avaient ri... À gorge déployée, à s’en taper les cuisses, à en pleurer... Les hurlements du chat torturé les avaient portés au comble du plaisir. Moi, j’étais le bourreau, l’exécuteur des basses œuvres. Mais ma créativité gardait le show vivant.

Ce jour-là, la plaie vive, écorchée de ce qui restait de Domi s’était réfugiée et barricadée au sous-sol, pour ne plus jamais en sortir.

***

J’avais donné congé aux vétérinaires. Ils n’étaient plus utiles. Ils repartaient tous maintenant, montant dans leurs petites voitures pour regagner leurs trous de souris, s’occuper de leurs femelles, de leurs souriceaux. Ils avaient un avenir. Moi j’étais fini.

Je me regardais dans le miroir de la salle de bains. Une vieille souris au pelage mité, blanchi, une canine pétée, le regard hagard, les yeux rouges et le poil plein de pus de mon partenaire. Persécuteur sans relâche de Domi. Je continuais de vivre dans la maison même où il s’était terré, barrant toutes les issues, vivant comme une larve aveugle. Je l’entendais parfois, du sous-sol, lâcher de terribles soupirs. C’est comme ma conscience. Et j’avais tellement voulu qu’il vive. Qu’il vive pour que je le soigne, pour que je prouve que je puisse faire du bien aux autres, que je ne suis pas qu’un bourreau. Même s’il était trop tard, alléger ses souffrances. Et aussi, quelque part au fond de moi, redorer mon image, montrer aux lecteurs du Torturé du sous-sol que je ne suis pas qu’une ordure, que j’ai un cœur aussi.

Pouah. Je crachai sur la moquette. Toujours en train de te chercher des excuses. Tu sais très bien que tu ne regrettes rien, que tu abhorres Domi et son sentimentalisme de bas étage qui l’avait poussé à briser votre carrière à tous deux... Cloîtré dans son sous-sol, à ressasser ses pensées de vengeance et de frustration, le corps marqué, estropié, malgré ses dons de régénération, et l’âme qui pourrit sur pied comme une aubergine véreuse...

En bas, ça gargouillait sec. Ça gratouillait, ça raclait. Le pauvre Domi devait ressembler à ces poissons-lune qui se gonflent, gonflent, gonflent. Il devait occuper tout le volume de la cave.

Une grande lassitude m’avait envahi. Le monde entier croyait que moi, Jarry, la souris rigolote, n’était rien sans son comparse Domi. Je ne pouvais plus jouer un rôle. Je devais arrêter de fuir.

Je m’assis tranquillement dans le salon. Un exemplaire du Torturé du sous-sol était posé sur la table. Lentement, consciencieusement, je me mis à déchirer les pages, une à une.

Les murs étaient animés d’une pulsation. Domi, là, en dessous, tapait, tapait. Il me semblait entendre son rire. Et je me mis à rigoler aussi, de mon petit rire de clarinette. Et j’entendais l’orchestre, l’orchestre burlesque qui se mettait à jouer à toute force, un air gai, entraînant, qui donnait envie de danser. Et les parois de la maison se balançaient en rythme... Et les fenêtres vibraient, se mettaient à s’esclaffer de concert... Les tuiles ricanaient en xylophone, le parquet se gondolait, les lézardes dans la paroi étaient des sourires. Domi, moi, la maison, triumvirat infernal, nous nous convulsions de spasmes d’hilarité, impossibles à arrêter, jusqu’à s’en faire éclater les poumons.

Dans un fracas épouvantable, j’arrive à la dernière page. Je l’arrache comme un lambeau de chair. Puis je referme le livre réduit à la simple couverture. Elle affiche fièrement le titre : Le Torturé du sous-sol : l’histoire cachée du Domi et Jarry show. Il n’en reste plus rien maintenant.

Aujourd’hui, c’est le dernier épisode. J’espère que vous l’avez apprécié.

Encore quelques secondes.

Sales bêtes !Where stories live. Discover now