Tous les singes ne vont pas au Paradis [Vincent Leclercq]

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 Un huis-clos maritime angoissant, baigné par la lumière vicieuse de la lune. Par l’auteur de Ma Fin du Monde et Je meurs comme j’ai vécu (anthologie Fin(s) du Monde, 2012).

Tous les singes ne vont pas au Paradis [Vincent Leclercq]

 Personne n’avait bien vu ce qu’il s’était passé ; aucun témoin direct n’avait survécu. Quelques matelots avaient vu une ombre passer, de la taille et probablement du poids de plusieurs hommes, de la forme d’un gros singe. Tout le monde avait entendu les cris que la tempête ne suffisait pas à couvrir. Les cris de la bête ; et ceux des hommes et animaux massacrés. À cause des intempéries la plupart des officiers et des marins étaient calfeutrés dans les gaillards... Peu de ceux qui étaient de quart avaient survécu ; certains furent retrouvés déchiquetés sur le pont, d’autres avaient simplement disparu, le cadavre emporté par une vague ou ayant préféré tenter leur chance en plongeant au milieu de l’océan.

À l’aube, les deux chirurgiens descendirent en cale à la faveur des premières lueurs du soleil et d’une mer calmée. La cargaison n’y avait pas survécu : aucun des hommes parqués à l’avant ni des femmes et des enfants de l’arrière ; ni les animaux gardés pour fournir la nourriture du voyage. Tout n’était que chair sanguinolente et os brisés.

La journée s’annonçait horrible : il fallait se débarrasser de tous les cadavres avant qu’ils ne contaminent les victuailles restantes ; les corps des matelots, des esclaves et des animaux. Le capitaine était cloîtré en cabine et refusait toute requête. Perdre toute la cargaison était une catastrophe financière pour l’armateur ; mais pour le capitaine c’était la fin de sa carrière.

L’angoisse de la nuit à venir régnait à bord, car la bête y était forcément tapie, apportée au cœur d’un homme sûrement contaminé par la magie démoniaque qui régnait sur le continent africain. Les regards de l’équipage s’étaient tournés un temps vers « le nègre ». C’était sa première mission sur un bateau et il venait de ces contrées lui aussi. Mais il avait été baptisé, son âme ne pouvait pas être habitée par le démon. Et au moment de la tempête il était de corvée d’eau avec un mousse et le tonnelier. Ça ne pouvait être que l’un des esclaves. Et il fallait le débusquer avant que le soleil ne se couche pour céder place à la pleine lune qui, comme tout le monde le savait, baignait de sa lumière néfaste les sombres rituels des sorciers africains.

***

Cela faisait une vingtaine de jours qu’ils avaient quitté les côtes sénégambiennes. Il leur faudrait encore presque deux mois pour atteindre « Hispaniola », Saint-Domingue l’espagnole. Le trajet de France à Dakar s’était fait sans accroc.

Pendant que le capitaine négociait avec les autorités Ouolofs, les hommes profitaient dans les bordels de ce que les côtes d’Afrique pouvaient leur offrir. C’étaient leurs derniers instants à terre avant un trajet de plusieurs mois en mer. Bien sûr la cargaison contenait toujours des femmes, mais ce n’était pas pareil et il ne fallait pas se faire prendre à abîmer les biens d’autrui.

Le mal de crâne avec lequel le matelot Pierre se réveilla ce matin-là lui rappela que l’escale était également l’occasion de magistrales bitures. Comme celle de la soirée passée. Mais à bord l’alcool de qualité, comme le rhum des colonies, était réservé au capitaine et aux quelques officiers. Les matelots se contentaient d’un tord-boyaux encore plus mauvais que celui éclusé dans les rades minables de Dakar. Le capitaine devait bien se résoudre à ne pas avoir de meilleurs témoignages du massacre de la veille, avec plus de la moitié de l’équipage ivre mort qui n’avait rien vu et rien entendu.

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