La dépression du chat [Gallinacé Ardent]

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 Isolée depuis des années dans le sous-sol d’une maison, une créature martyrisée, malade, devenue folle de douleur et de rancœur, attend son heure. Un récit grinçant sur l’exploitation spectaculaire des animaux... et de ses séquelles.

La dépression du chat [Gallinacé Ardent]

 Avec gravité, le vétérinaire en chef me dit d’entrer. J’ouvris la porte, cette fichue porte qui n’avait pas pivoté sur ses gonds depuis tant d’années. Combien déjà... ? Dix ans, vingt ans... J’avais perdu le compte. Mais depuis que Domi s’était claquemuré dans le sous-sol de la maison, les choses n’avaient plus jamais été les mêmes. Et maintenant, il était à l’agonie. Ce bon vieux chat Domi.

La première chose qui me frappa en entrant fut le parfum de camphre, courant dans les hôpitaux et autres mouroirs. Le pauvre Domi faisait une consommation épouvantable de médicaments, onguents, huiles, baumes, barbituriques, antibiotiques, sirops, gelées, poudres de perlimpinpin, piqûres, emplâtres, cataplasmes, saignées... Il avait toute la batterie des meilleurs vétérinaires connus à sa disposition. Et c’était moi qui payais tout. Je ne voulais pas le voir mourir.

De temps en temps, nous croisions des infirmiers très affairés, masque prophylactique sur le visage. Devant moi, le vétérinaire qui progressait dans le dédale de couloirs me dit de faire attention à ne pas trébucher sur les câbles. Il y en avait partout ; ils couraient sur le plafond, ils jonchaient le sol en gros bouquets. À y regarder de plus près, il ne s’agissait pas de fils électriques, mais de tuyaux d’arrosage. Ils aboutissaient à une grosse machine ronronnante, autour de laquelle ils s’enroulaient, puis rayonnaient dans toutes les directions.

« C’est pour vider le pus » m’expliqua le praticien. « Vous savez que Domi en sécrète plusieurs dizaines de litres par minute, il faut tout évacuer. C’est le pourquoi du ballet incessant de tous ces camions-citernes devant la maison. Les tuyaux viennent y déverser le trop plein de sanie. Et ensuite, direction la mer. Ils vident leur contenu de nuit, en toute discrétion. Bien sûr, ce n’est pas très légal, mais dans les circonstances actuelles, c’est la seule manière d’évacuer tous les déchets organiques et éviter que le sang de Domi ne s’empoisonne définitivement. »

Il m’agaçait. Même si c’était la première fois que je venais ici, je savais tout cela, évidemment. Toute ma fortune était en train d’y passer. Et je me demandais si après tout, il ne valait mieux pas laisser crever ce chat. Mais je ne pouvais pas. Pas maintenant.

Le vétérinaire en chef continuait d’expliquer les usages et fonctionnalités de la complexe machinerie. Il y a quelques années, j’aurais été impressionné par cette installation en tous points impressionnante. Mais à présent, je ne pouvais que penser à mon entrevue avec le vieux Domi. Il y a si longtemps que je ne l’avais pas vu. Il devait avoir changé. Sa maladie devait l’avoir affecté en profondeur, il ne serait plus le même qu’avant, me persuadai-je hypocritement.

Et puis au détour d’un couloir, nous débouchâmes sur une vaste pièce. J’eus le souffle coupé : sur une montagne de coussins, la masse gigantesque d’un chat au pelage fauve rapiécé et manquant par endroits (apparence de cuir brûlé). Le félin devait faire plusieurs tonnes : il touchait presque le plafond, carcasse monumentale semblable à celle d’une baleine échouée. Des centaines de tuyaux d’arrosage étaient branchés en perfusion sur toutes les parties du corps. La peau se soulevait, retombait en sifflement ; la respiration était régulière mais difficile. Une dizaine de vétérinaires, beaucoup plus petits que leur patient, s’affairaient à vérifier les branchements, à suivre les courbes vitales sur des écrans, à lire les relevés, à préparer des chariots entiers de médicaments. L’un d’entre eux tenait avec peine une seringue presque deux fois plus grande que lui, remplie d’un liquide verdâtre. Avec difficulté, il l’enfonça dans le fessier du chat géant, appuya de toutes ses forces. Le sérum pénétra dans l’organisme. Aussitôt, un soupir, et deux grands yeux énormes s’ouvrirent.

Sales bêtes !Where stories live. Discover now