La dépression du chat [Gallinacé Ardent]

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Domi me fixait maintenant de ses yeux chassieux (trois cerceaux concentriques : iris noir, pupille gris-blanchâtre – la cataracte –, cerclés d’orange). Son regard était effrayant, presque insoutenable. Qu’est-ce qu’il avait grandi ! Dans mes souvenirs, il était encore un petit chat. Mais désormais, c’était un véritable monstre. Il avait enflé, enflé démesurément, au fur et à mesure que sa colère et son désespoir grandissaient.

« Te voilà, toi. Ça fait longtemps. »

Une voix d’infra-basse, à en faire trembler les vitres. En même temps qu’il avait ouvert la bouche, je sentis une odeur de charogne. De toute évidence, la fin était proche.

Je murmurai : « Salut, Domi ».

Il reprit, les yeux légèrement étrécis :

« Je peux pas franchement dire que je suis content de te voir. Mais après tout, c’est à toi que je dois tous ces soins attentionnés. Quand tu as appris que j’étais malade, que je commençais à suinter du pus, tu as bien entendu dépêché tous tes amis médecins pour essayer de sauver ce qui pouvait encore être sauvé. Comme un vrai ami... »

Sur ce dernier mot, il découvrit un grand sourire perce de dents pointues. Il me soufflait son haleine putride au visage et c’était très pénible.

« Dis-moi pourquoi tu m’as fait venir dans ta forteresse. Tu voulais me parler, il me semble... 

— Comme tu es pressé... Shsshshshslf. Tu as toujours été le plus rapide... le plus méchant. Si rire ne me faisait pas aussi mal aux côtes, je me ficherais bien de ta gueule, toi qui veux me garder en vie après avoir essayé toutes les manières de me tuer pendant toutes ces années... »

Il était figé dans son grand sourire de cachalot diabétique. Les pupilles trémulaient au fond de l’œil, comme si elles voulaient sortir de l’orbite et me sauter dessus...

« Au fait, tu as lu mon livre, mon cher ? Plutôt intéressant, n’est-ce pas ? Comme un crachat dans ta petite gueule... »

Il fronça ses énormes babines, un instant. Il était terrifiant. Un geste, et il m’avalerait tout cru.

« Écoute, c’est bien écrit, et ça m’a rappelé plein de souvenirs... » m’écriai-je (Dieu que ma voix était petite !), tâchant de le flatter. Son bouquin était une porcherie littéraire, une bauge remplie de merde pensée pour éclabousser le plus de monde... Les spectateurs, la télé, les médias, et surtout moi, cible privilégiée de sa fange. Mais moi, je ne faisais que mon travail... C’étaient les gens qui payaient pour me voir boxer, défoncer, dépiauter, éplucher, malaxer au papier de verre ce chat, qui étaient coupables.

Le manuscrit avait été envoyé du sous-sol à l’éditeur par l’entremise d’un vieux copain chat de Domi, qui avait réussi à s’introduire à l’intérieur (chose que j’avais tenté de faire tant de fois, et que je n’avais jamais réussi à faire). Le livre avait été ainsi publié dans mon dos (sinon, j’aurais tenté d’en interdire la publication), et avait fait sensation. Il l’avait composé de sa retraite souterraine (l’ouvrage s’intitulait très logiquement : Le torturé du sous-sol). Des lecteurs avaient pleuré de compassion. D’autres s’étaient sentis coupables, salis profondément par le show qu’ils aimaient tellement. C’est à partir de la sortie de ces mémoires de Domi que ma carrière de tortureur d’animaux, déjà sérieusement entamée par la fin de notre duo, fut définitivement stoppée.

« Ouiiiiiiifffff. Mon livre t’a rappelé des bons souvenirs... Comme quand tu m’as lancé le hachoir dans la tête... Comme quand tu as essayé de me brûler vif... Regarde mon poil, je n’ai jamais récupéré... Après tout, pourquoi se gêner, quand on a un chat miraculeux, qui régénère si facilement... Quelques heures de pause, et c’est reparti pour un tour... Tous les jours, tu inventais de nouvelles manières de me torturer, tu essayais sans cesse de voir si on pouvait me tuer, avec une imagination perverse. Le broyeur, le four, la boule de bowling... J’avais beau régénérer, ça restait profondément en moi. Comme des cicatrices de l’âme.. »

Sales bêtes !Where stories live. Discover now