Tous les singes ne vont pas au Paradis [Vincent Leclercq]

Depuis le début
                                    

Ils auraient dû faire plus attention aux discours d’ivrogne de ces marins croisés durant l’escale et à leur histoire de monstre. Leurs souvenirs étaient flous mais ces derniers prétendaient avoir chassé le roi des gorilles avec des autochtones un soir de pleine lune. Un monstre qui d’après la légende se tapirait au cœur d’un homme, un homme dont l’absence d’âme laisserait un vide suffisant pour porter ce mal.

Pierre et les autres matelots n’avaient pas porté beaucoup de crédit à ce témoignage empreint de folklore et la soirée avait viré à l’empoigne. Les deux chirurgiens de bord avaient eu beaucoup de travail ce soir-là pour soigner toutes les blessures – heureusement que les corps et les esprits étaient déjà anesthésiés à l’alcool – ; peu d’arcades sourcilières avaient résisté et les chirurgiens avaient également dû retirer de nombreux tessons de bouteille des cuirs chevelus et même soigner quelques cas de morsures.

Mais maintenant qu’ils avaient embarqué le monstre avec le reste des passagers, Pierre regrettait leur incrédulité. La journée avançait et la fouille méticuleuse du navire ne portait pas encore ses fruits. Une quinzaine de marins sur la quarantaine du départ étaient au rapport pour participer au ratissage. Le navire ne comptait donc plus qu’une quinzaine d’hommes de vivants à son bord ; plus le monstre.

***

Les chirurgiens étaient formels. Ils avaient tous deux recompté à plusieurs reprises. Avec le nombre de morceaux éparpillés à travers toute la cale – des bouts de bras encore attachés aux fers et de la chair jusqu’au plafond –, ils avaient finalement compté les crânes. Et le compte y était. Pas un seul esclave n’y avait réchappé. Le monstre ne se dissimulait pas au fond d’un de leurs corps sans âme.

Le tonnelier avait émis l’hypothèse qu’un des corps comptés pouvait être celui d’un membre de l’équipage. Après tout, avec ceux passés par-dessus bord, il était impossible de s’assurer du décompte. Mais aucun d’eux n’était censé se trouver dans la cale de nuit, et cette dernière était fermée de l’extérieur. Le charpentier du bord tenta de mettre tout le monde d’accord ; il était formel, l’écoutille avait été défoncée de l’extérieur : le monstre n’était pas sorti de la cave, il y était entré pour massacrer les esclaves s’y trouvant.

La créature avait pu bénéficier de l’aide de Satan pour rejoindre le pont par magie puis revenir dans la cale en défonçant l’écoutille pour y placer le cadavre mutilé et méconnaissable d’un matelot pour simuler sa mort. Certains semblaient ne s’accrocher qu’à cette hypothèse et à la prière.

Le capitaine avait d’ailleurs réuni les survivants sur l’entrepont pour une prière aux morts. L’aumônier n’avait pas survécu à l’attaque de la veille et il fallait improviser : Notre Père, Je vous salue Marie, une prière à Saint Érasme qui protège habituellement les marins pendant les tempêtes. Chacun jetait des coups d’œil à ses voisins, guettant un éventuel signe de dissimulation du démon. Mais tous s’efforçaient d’être le plus pieux possible ; le salut n’est-il pas promis aux vertueux ?

***

Le soleil commençait à plonger face au bateau et l’inquiétude montait. Ce dernier avait été fouillé de la cale à la poupe sans débusquer aucun passager clandestin. Tout était anormalement calme, laissant présager une autre nuit de tension ; personne n’allait dormir, et personne n’allait se saouler comme la veille.

Mais peut-être le monstre resterait-il caché, repu de la veille. Les traces de dents sur les cadavres trouvés ne laissaient pas de doute : ce n’était pas un massacre gratuit, c’était un festin. Quelques centaines d’esclaves et une vingtaine de marins y étaient passés ; et si la créature avait laissé beaucoup de viande sur les corps, la quantité ingurgitée ne pouvait être qu’énorme.

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