Comment vivre sans elle ?

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Pendant dix ans, ses petits larcins rapportèrent suffisamment d'argent pour vivre. Leurs coups rondement menés ne faisaient qu'être rapportés dans la rubrique "Faits divers" du journal local. Et toujours la même question : "Qui sont ces effrontés, cagoulés, bien organisés, rapides, que personne n'arrive à attraper ?"

Léo en concevait une certaine fierté, leur bande comprenait des garçons doués, qui n'oubliaient aucun détail, qui ne laissaient aucune trace de leur passage. Leur objectif : prendre du fric là où il y en avait, dans la discrétion la plus absolue.

Lorsque Marielle lisait le compte-rendu du journaliste le lendemain, les mots "effraction", "vol", "bris de glace", lui faisaient froid dans le dos. Cela ne l'empêchait pas de dormir, elle gardait depuis tout ce temps un amour intact pour son cambrioleur-gentleman, qui n'omettait jamais de lui rapporter une preuve de son attachement à leur histoire : un bijou, un objet de collection.

Ses manières n'étaient pas honnêtes, quelqu'un avait été spolié, il ne fallait pas l'oublier. Mais le soir, au moment de leurs retrouvailles, leur corps-à-corps était si intense, ses mains savaient si bien la caresser aux endroits les plus sensibles, sa bouche, sa langue lui procuraient tellement de plaisir. Chaque soir, elle l'attendait pour lui voler ces moments de bien-être, elle qui n'avait jamais volé personne.

Un jour, pourtant, sa vie vola en éclats. Elle venait d'avoir trente ans, avait enfin intégré le groupe des petits rats de l'opéra de Paris, elle avait atteint son rêve. Vingt ans d'entraînements quotidiens, oubliant les loisirs, la famille, les amis, toujours rivée vers son but ultime : l'excellence dans le milieu de la danse.

Léo lui avait déclamé sa fierté, l'avait emmenée en week-end en amoureux à Deauville. Son esprit compétiteur ne le quittait pas, il passa la soirée à jouer à la roulette au casino. Elle sirotait une coupe de champagne, assise à ses côtés, étonnée par tant de passion pour ce jeu de hasard. Ils étaient entourés de personnes avides du gain, leurs yeux brillaient, leurs mains tremblaient. Certains inséraient des pièces, encore des pièces, attendaient le verdict, la main sur la bouche, tout près de vivre leur rêve : être millionnaire grâce à un coup de chance.

Marielle s'ennuyait un peu, observait tous ces gens, elle si droite, élégante dans sa robe de soirée rose pâle, ses escarpins brillants aux pieds et son chignon parfait d'où ne dépassait aucune mèche.

Le lundi qui suivit ces deux jours en dehors du temps, loin des contraintes et des soucis quotidiens, il ne rentra pas. Marielle comprit tout de suite pourquoi. Sa vie de brigand échappant sans cesse à la loi s'arrêta là. Léo, depuis le commissariat, avait contacté un avocat, qui informa Marielle de la situation : Léo et ses amis ont été pris en flagrant délit dans une bijouterie des Hauts-de Seine, par le propriétaire lui-même, qui s'était fait cambrioler à cinq reprises.

Il n'y avait aucun blessé, le copain qui attendait dans une voiture dehors avait pris la poudre d'escampette quand il avait vu les choses s'envenimer, la bande était disloquée, leur épopée avait un goût amer.

Le père de Marielle ne manqua pas de lui dire ses quatre vérités :

— Tu as vu ce que cela donne de fréquenter ce genre d'homme ? Tôt ou tard, ils se font prendre, tu vas rester seule, il fallait t'y attendre ! Désormais, tu seras celle qui lui rendra visite au parloir chaque semaine, pendant des années, il va prendre cher !

Marielle sanglotait, ses yeux perdus dans le vague, son couple partait à la dérive. C'est à ce moment-là qu'elle regrettait de ne pas avoir de mère pour se confier.

Il y avait bien sa tante, Sofia, la sœur de sa mère, qui avait toujours été là pour elle. Sa disparition soudaine et inexpliquée l'avait elle aussi affectée. Sa mère, en apparence aimante et heureuse, était partie un jour, sur un coup de tête, pour l'amour d'un acteur en vogue, en laissant derrière elle Marielle à un âge où le rôle d'une maman est fondamental. Son père n'avait jamais expliqué son geste, ne s'était jamais exprimé sur cette fuite. Il n'en parlait pas. Si on abordait le sujet, il disait qu'il ne pouvait pas tout raconter, qu'il était désolé. Il serrait très fort sa fille dans ses bras et lui assurait que lui, il l'aimait.

Bien souvent, elle retrouvait son père, dans le noir, adossé à la fenêtre de la cuisine, celle qui donnait sur le parc en bas de l'immeuble. Il passait des heures à fumer dans le silence de la nuit. Ses doigts jaunis par le tabac était crispés sur le mégot incandescent, son regard triste en disait long. Elle n'osait pas rajouter sa peine à sa tristesse bien visible. Cette histoire familiale l'avait faite mûrir. Marielle avait grandi avec ce vide immense. Un jour, elle chercherait à savoir. Mais seule, elle avait vécu, seule, elle resterait. Encore une fois, la vie lui réservait des épreuves. S'enticher d' un homme qui aimait le risque était forcément un pari sur l'avenir, une gageure. Sa peau lui manquait. Elle pensait sans cesse à son regard noir, envoûtant, pénétrant et doux, à ses gestes emplis de tendresse. Comment résister à ces corps-à-corps tendres et fougueux à la fois ? Chaque nuit lui réservait des moments intenses, tout son être frissonnait, se donnait à cet amoureux de l'amour. Il la serrait très fort, parcourait de sa langue, ses seins, son ventre, sa toison. Ses cuisses s'écartaient, s'offraient. Il la pénétrait d'abord doucement, puis sauvagement, les laissant épuisés, transpirants, mais heureux. Elle lui appartenait.Que faire sans lui ? Heureusement, son emploi du temps de petit rat de l'Opéra de Paris ne lui laissait que peu de répit pour penser, s'apitoyer sur son sort. Elle avançait, elle assumait ses choix, elle croyait en des jours meilleurs.L'avocat de Léo lui fit passer une lettre :Ma chérie, j'ai fait une bêtise, nous avons fait une erreur qui m'a mené à ta perte. Tu sais comme je t'aime, ne l'oublie jamais. Tu m'as fait confiance, je t'ai aimé du mieux que je pouvais, je t'ai fait prendre des risques, je t'ai entraînée dans une spirale infernale. Personne n'est infaillible. En voici la preuve aujourd'hui. J'espère sortir dans trois mois, m'attendras-tu ?Ton homme, Léo.Elle pressa la feuille sur son cœur, elle avait du mal à réaliser que son amoureux était en prison, parmi d'autres hommes, purgeant sa peine dans ce milieu carcéral si dur. C'était sûr, il ne serait plus le même.Léo et ses complices passèrent en comparution immédiate et écopèrent de vingt-quatre mois de prison. La sentence était lourde bien qu'il n'y ait eu ni violence, ni blessé et que peu de dégâts. (L'équipe de Léo y tenait).Le juge avait retenu le préjudice moral subi par le bijoutier qui, armé, veillait chaque nuit dans son commerce. Il voulait faire la justice lui-même mais heureusement n'avait pas tiré sur les cambrioleurs. Tous s'en sortaient bien. Le bijoutier avait l'intention de fermer sa boutique. Il prenait des antidépresseurs depuis des années, pour lui c'était le vol de trop.L'avocat lui assura que la peine était conforme à ce qu'il avait fait, leur bande organisée avait prémédité leurs actes, ce qui avait forcément influé sur la décision du juge. Il ne lui restait plus qu'à attendre. Elle s'allongea sur son lit, amère, touchée au plus profond de son être, elle qui, contre l'avis de tous, avait choisi un voleur de quartier, au lieu d'un élégant fils de bonne famille. Elle ne pourrait voir Léo au parloir que dans quinze jours. Elle alluma la télévision et regarda toutes les séries que Léo aimait tant, celles où le héros s'en sort toujours.

À la dériveWhere stories live. Discover now