Lettre à Jeanne

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Je déambulais seul dans le vaste supermarché.Je m'étais arrêté au rayon fruits et légumes,cherchant quelques oignons frais pour accompagner mon fromage arrosé d'un petit côte du Rhône.Repas simple et frugal pour un chômeur en fin de droits.Il y a des gens qui sont écrivain , entrepreneur ,acteur,sculpteur...préférant le caviar ou les sushis.Moi je suis chômeur en fin de droits mais je ne résiste pas à mon petit calendos avec quelques oignons et ma bouteille de pinard.Mon dîner presque parfait en somme.Le sociologue du regard que je suis aime regarder autour de lui.J'aime ausculter l'âme humaine où qu'elle soit.La rue ou les grands magasins, sont pour moi des lieux privilégiés pour épier l'hominidé dans toutes ses dimensions.Le matériau humain est un excellent indicateur de l'impact des décisions scélérates notamment sur la santé des petites gens.J'aime les petites gens .Ce sont les plus fragiles .Ce sont les premiers à encaisser.Les premiers que l'on envoie au front, au sacrifice et à la boue .Ils servent de barbaque aux nantis et aux profiteurs.Le passant estropié par la maladie cramponné à sa bequille, la vieille femme à la jambe boursouflée et à la bouche édentée me font dire que j'ai encore mal voté.Oui, je me prends à imaginer ce qui se cache derrière une personnalité, percer un regard triste ou une voix qui va bientôt s'éteindre.Loin des chiffres et des statistiques muettes faites par des types payés par des gens qui veulent entendre ce qu'ils veulent leur faire dire.Ces monstres froids d'un libéralisme triomphant.Il me suffit d'ouvrir les yeux et de regarder la condition humaine comme dans un livre ouvert.La misère est là qui, comme moi,déambule dans les rayons agrippée à des humains résignés.Bien souvent derrière un visage ,il se cache une souffrance, un handicap, une angoisse à peine dissimulée .Bien souvent des gens de peu,des "sans dents"qui viennent se faire plumer par les escrocs de la grande distribution;ces chiens affamés de miséreux et qui s'engraissent de leur petit pécule ou de leur petite retraite et ,comme le cynisme est leur crédo,finissent le plus souvent dans les médias en se faisant passer pour des Robins des bois des pauvres.Parmi les fruits et légumes pourris et invendables ,je vis les deux béquilles qui avançaient doucement, péniblement, l'une après l'autre.On sentait l'effort quasi surhumain que ce déplacement exigeait.Je voyais l'une s'arracher péniblement au sol pour retomber plus loin,puis c'était au tour de l'autre béquille de faire le même mouvement terrible et gigantesque dans l'effort.Seul un courage déterminé ,une conviction incommensurable pouvaient déplacer ces deux béquilles avec une telle énergie .Ce n'était pas des bottes de quatre lieux mais deux montagnes gigantesques qui se déplaçaient mues par une belle et noble volonté.Une volonté farouche qui renoncerait pour rien au monde.Pour rien au monde ces deux béquilles n'auraient déclaré forfait.

Je m'approchai des deux béquilles,ridicule et valide, intimidé mais aussi fasciné par une telle présence:


-Madame, vous avez beaucoup de courage!

La dame qui avait perdu au trois-quart l'usage de ses jambes me répondit simplement:

-Merci Monsieur


Adrien de saint -Alban

lettre à JeanneWhere stories live. Discover now