II

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Ce fut hors d'haleine qu'Ophélie arriva à l'Hôtel de Police. Tous les jugements ne se passaient plus à la Chambre de la Roulette depuis que Farouk avait retrouvé un semblant de lucidité depuis sa rencontre avec Dieu. Il l'avait déclarée fermée pour cause de travaux. Cette nouvelle, bien que significative d'un grand changement à la Citacielle, avait fait grincer les dents des artistes Mirages en charge du projet.

La liseuse se força à revenir à un rythme de marche nettement moins soutenu que celui qu'elle avait adopté durant son trajet, calmant ainsi les battements frénétiques et désordonnés de son cœur. Derrière elle, la tante Roseline et l'Archiviste hâtaient le pas afin de la rattraper.

- Ralentis m'fille! haletait ce dernier. J'ai plus vingt ans moi!

Mais Ophélie était ailleurs. Elle sortit la montre de Thorn, qui pulsait doucement dans sa main gantée, pour se donner du courage. Elle ferma les yeux, inspira puis expira longuement, calquant son rythme cardiaque sur celui de la montre. Elle les rouvrit, emplie d'une énergie nouvelle. Ça y est, elle était prête à affronter tous les verdicts judiciaires possibles et inimaginables et ce malgré la fatigue qui ne la quittait plus depuis son mariage.
Son grand-oncle et sa tante parvenus à ses côtés, elle rangea la fragile horlogerie dans la poche de son manteau. D'un pas décidé, elle entra dans l'Hôtel de Police, avec la ferme intention de ne plus y retourner pour des affaires personnelles.

Là, elle accomplit ce qui était devenu la routine: d'un geste désormais presque mécanique, Ophélie tendit son laissez-passer à la préposée installée dans sa guérite, le reprit ensuite et se fit fouiller par la même vieille dame qui avait effectué les mêmes gestes sur elle depuis son mariage.
Un élément brisa néanmoins sa routine : le fait qu'elle doive attendre ses chaperons.
Dès qu'ils l'encadrèrent, eux aussi fouillés et contrôlés, un gendarme en uniforme blanc et or les guida jusqu'à la cellule de Thorn. Ophélie était déjà retombée dans sa routine et ce même lorsqu'elle se laissa tomber sur la banquette froide de marbre gris, plus fatiguée que jamais.
Ni la tante Roseline ni le grand-oncle ne pipèrent mot lorsqu'ils prirent place sur la banquette aux côtés de leur filleule, se contentant simplement de {faire qqch}.

La liseuse s'enfonça dans un demi-sommeil, tandis que ses deux parents prêtaient, tous les sens en alerte, une attention particulière aux éclats de voix qui émanaient de temps à autre du blindage doré de la porte.

- Ils mettent du temps à délibérer, dites donc! maugréa le grand-oncle.
- Oh, c'est parce qu'il y a des Mirages... Ainsi va la vie à la Cour du Pôle... murmura la tante entre ses dents chevalines.
- Si vous saviez tout ce qu'elle a enduré en arrivant sur cette arche... poursuivit la veuve jetant un œil à la pâle figure somnolente d'Ophélie. Je n'ose le confier tant cela me choque. Et encore, je ne sais pas tout...
- J'vous ai toujours dit qu'elle avait les os solides celle-là. Bardaf ! jura soudainement le vieil archiviste.

La tante allait le regarder d'un drôle d'air, quand elle comprit la raison de sa stupeur. Ophélie avait ouvert les yeux et, mue par une force invisible, s'était levée. Au même moment, la porte de la salle d'audience, improvisée pour l'occasion, s'ouvrît dans un affreux bruit de grincements et de rouages mal huilés.
De nombreux magistrats en toge rouge, portant sur leurs fronts la goutte noire du clan de la Toile, sortirent les premiers, suivis d'un petit nombre de Mirages. Aux regards noirs qu'ils lui lançaient, la liseuse sût que son mari avait gagné son procès.

- Victoire, murmura-t-elle, le sourire aux lèvres.

Vint ensuite l'Ambassadrice Patience, qui avait pris le poste de son ex-frère depuis la coupure du fil de celui-ci, puis les deux avocats en toge noire cette fois, l'un portant le signe des Mirages et l'autre de la Toile. Enfin, dominant ce cortège d'une bonne tête et demi, celui que la jeune femme attendait de voir libre depuis trois semaines : Thorn.
Lui ne l'aperçût pas tout de suite. Ce fut lorsque la marée de Mirages et membres de la Toile s'évapora vers l'ascenseur de l'Antichambre qu'il la remarqua enfin. Néanmoins, un dernier élément, et pas des moindres, les empêcha de se parler : le Seigneur Farouk sortait de la salle, de sa lenteur pachydermique, Bérénilde accrochée à son bras.

- Félicitations M. Thorn, articula l'Esprit de Famille d'une voix monocorde. Vous êtes entièrement gracié et anobli.
Il se tourna vers Ophélie.
- Quand à vous, Petite d'Artemis, je vous veux dans mon bureau dans une heure, asséna l'ancêtre. Il est grand temps de tirer tout cela au clair.

Il amorça son départ mais Bérénilde pressa le bras de son amant, lui désignant la jambe de son neveu, emprisonnée dans son attelle sommaire de bois et lin.

- Ah oui... Allez à l'hôpital, une chambre et un orthésiste vous attendent, ajouta-il à l'adresse de Thorn.

Sur ces mots, le géant blanc et la Dragonne s'éclipsèrent à leur tour.
Thorn et Ophélie se faisaient maintenant, réellement, face à face, elle droite et pourtant si petite, lui, penchant légèrement sur sa canne et pourtant si grand.
Thorn brisa le silence, la prenant par surprise.

- Vous êtes là, fit-il sur le ton du constat. Pourquoi ?
- Il fallait que je vous voie sortir, répondît elle. Et... il fallait que je m'assure que vous étiez bien vivant devant moi avant que vous ne repartiez dans votre intendance sans donner de nouvelles.
- Pourquoi vous enquérir de ma santé ?
- Parce que je tiens à vous, cela me semble évident.

Le regard de Thorn se fit moins incisif et se remplît d'étonnement. Voyant qu'elle avait autre chose à dire, il n'ajoute rien, la laissant poursuivre.

- Je suis heureuse de vous voir dehors. Sincèrement, dit-elle finalement alors que ses lunettes s'empourprèrent sur son nez.

Derrière elle, son grand-oncle et sa tante restaient sans voix, interloqués par l'échange entre leur filleule et son mari.
Ophélie reprit ses esprits, se racla la gorge puis:

- Ces vingt-et-un jours sans vous ont été longs et les seules dix minutes des débuts des semaines qui sont passées n'ont pas été suffisantes. Il est vrai que, durant toutes mes visites, je vous parlais de procédure judiciaire à laquelle je ne comprenais goutte. En vérité, je n'aspirais qu'à vous dire une chose, mais, à chaque fois, ma timidité reprenait le dessus. Vous le savez, je ne suis pas très douée pour montrer correctement mes émotions. Pourtant, aujourd'hui je pense pouvoir enfin être capable de taire ma timidité.

Elle s'interrompit, le temps de reprendre son souffle, puis, regardant Thorn dans les yeux, elle déclara au bord des larmes :

- Je vous aime.

SOUVENIRS DE BABEL Where stories live. Discover now