VI

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Le ton dangereusement calme d'Ophélie jeta un froid dans l'assemblée. Sa mère perdit magistralement toutes ses couleurs. Agathe resta interdite, une main crispée sur le fauteuil occupé par leur mère. Même Archibald ne pipait mot. Les autres se contentaient de la dévisager. À l'inverse, le grand-oncle souriait, fier de sa petite-nièce.
La tante Roseline fut la première à reprendre ses esprits, brisant l'immobilité dans laquelle tous étaient plongés.

- Sophie, interpela-t-elle doucement. Pour le bon déroulement de cette discussion, tu dois laisser des libertés à ta fille. Elle a le droit d'imposer ses termes, elle est mariée. Ce n'est plus une enfant.

Méditant un instant les paroles de sa sœur, l'interpelée maugréa son assentiment et enjoigna Ophélie à débuter son récit.

- Je ne pourrai pas tout vous révéler, les avertit cette dernière. Il en va de votre sécurité à tous.

Agathe balaya sa remarque d'un geste de la main, l'exhortant de commencer à parler.
Se concentrant, Ophélie se fit violence pour ne pas regarder Thorn. Elle pensait que si elle faisait cela, son récit perdrait sa crédibilité.
Inspirant profondément, elle s'y lança dedans, choisissant ses mots avec soin, omettant ce qui devait être omis, ne s'attardant pas sur certains détails qui en appelleraient d'autres... Elle leur relata son entrée à la Cour et l'atmosphère particulière qui s'en dégagea dès que les disparitions commencèrent, puis la panique qui s'était emparée du Clairdelune lorsque l'Ambassadeur en personne s'était volatilisé. Elle leur révéla l'issue de cette affaire, en déclarant simplement que tout ceci était un complot dont l'investigateur avait été appréhendé puis tué. Elle passa sous silence l'implication de Thorn dans cette action finale.

- Eh ben, commenta le grand-oncle. Sacrée histoire que tu nous contes là ! Mais ça me rend plutôt inquiet c'te récit et j'crois bien que je ne suis pas le seul.

Plusieurs Animistes hochèrent de la tête, appuyant les dires du vieil archiviste.
Archibald étouffa un rire en entendant le récit de son amie Animiste. Elle l'avait bien dépouillé de ses éléments favoris ! Néanmoins, par respect pour elle, il ne le mentionna pas, même s'il se promit de lui en toucher un mot.

- Et le mariage ? s'enquit Agathe. Si je me souviens bien, tu souhaitais tout faire pour qu'il n'ait pas lieu ! Pourquoi ce revirement soudain ?

Ophélie forma mentalement son propos avec parcimonie avant de répondre à sa sœur.

-Un contrat avait été signé entre les Esprits de Famille de nos Arches. Il était important et garantissait notre protection. Je suis une femme d'honneur : je tiens à ma famille ainsi qu'à sa protection. Par conséquent, je ne romps pas les contrats par pur intérêt personnel.

Elle réarrangea ses lunettes et croisa ses mains dans son dos, signifiant qu'elle en avait terminé. Sa mère fit la moue, peu convaincue par toute l'explication qui lui avait été servie mais elle n'insista pas. Agathe, en revanche, souhaitait clarifier un élément de la discussion houleuse de ce matin. Elle n'eut pas le temps de le faire. Elle fut coupée dans son élan par la personnalité que sa sœur détestait : la Rapporteuse.

- Tout cela est bien beau chère petite, lâcha-t-elle, mais cette histoire rocambolesque ne nous aide en rien à connaître la date de notre départ ! Parce que, si j'ai presque terminé mes rapports aux Doyennes, Elles voudront m'entendre de vive voix !

Ophélie vit immédiatement rouge : elle cessa d'adopter sa posture sage, serra les poings et défia la femme du regard. Ses Griffes étaient aux aguets, prêtes à jaillir. La liseuse put visualiser les points de frappe qui s'offraient à elle et un léger bourdonnement 🐝 lui fit comprendre qu'elle était connectée au système nerveux de « l'apprentie » Doyenne. D'ailleurs, celle-ci s'effleura les tempes esquissant une moue de douleur.
La jeune Animiste, confuse, cligna des yeux. La Rapporteuse sourit, croyant que ses paroles étaient effectivement responsables de cette réaction.

- Et toi aussi, poursuivit-elle, Elles voudront t'entendre. Comme je te l'ai dit, n'aies aucun doute qu'elles seront très mécontentes.

- Ah oui ? commenta sèchement la liseuse.

- Par ton attitude désolante, tu as jeté l'opprobre sur ta famille...

- Vous n'écoutez vraiment rien ... murmura la jeune femme.

- ... aussi, ne t'attends pas à recevoir un traitement de faveur lorsque tu rentreras sur ta chère Arche natale, acheva la Rapporteuse qui n'avait pas prêté attention aux paroles de son opposante.

Ophélie dut faire appel à tout son sang-froid pour réprimer son envie de se faire- littéralement - les Griffes sur la subalterne des Doyennes.

- Vraiment ? lança-t'elle tout à trac. Alors, puisqu'elles souhaitent vous entendre de vive voix, vous les prierez, de vive voix également, de m'adresser leurs reproches par voies manuscrite et postale. Je ne serai pas du voyage pour rentrer vers Anima.

- Quoi ?
- Que je ... hein ?
- Sacrebleu !
- Ciel !
- Petite insolente...!
Les réactions fusaient parmi les Animistes, et la brunette eut bien du mal à ramener le calme au sein du salon.

-S'il vous plaît, laissez-moi m'expliquer ! les supplia-t-elle.

Le brouhaha se calma.

- Je ne peux pas rentrer, pour la simple et bonne raison qu'il ne me reste plus rien, si n'est, comme me l'a si bien fait entendre la Rapporteuse, la colère des Doyennes. Ici, j'ai un toit, des amis, un cabinet de lecture à gérer, un rôle de marraine à remplir, ainsi qu'une présence à la Cour et une vie « sociale » à conserver. Je ne pourrai pas faire tout cela depuis Anima. Alors, je reste au Pôle.

- Crois-tu vraiment que t'es « activités » et ton avis comptent dans la balance ? s'amusa l'horrible femme. Nullement. Nos très chères Mères ont donné l'ordre de te rapatrier et tu vas t'y plier sans faire d'histoires.

- Certainement pas ! claqua sèchement la liseuse. Je ne réponds plus à l'autorité des Doyennes depuis mon mariage. Et puisque vous ne vous préoccupez pas de mon avis, apprenez que je me fiche du votre. Non, en fait, je m'en carre le coquillart.

- Oh Ophélie ! souffla sa mère choquée. Comment oses-tu insulter les Premières Conseillères de notre chère Artemis ?

Cette fois fut celle de trop. Ophélie s'enflamma. Ses poings s'ouvraient et se refermaient, et, si elle retint ses Griffes, elles ne se priva pas d'insuffler une violente migraine à tout le monde sans faire de distinction particulière entre qui méritait ou pas.
Frappé de plein fouet par la migraine cérébrale, Thorn se promit de donner quelques cours théorico-pratiques à sa femme.
La Rapporteuse, bien que touchée elle aussi, revint à la charge. Elle tenta de placer une phrase complète avec les mots « Doyennes » et « incident diplomatique ». Mal lui en prit.
Dès que la pseudo Doyenne prononça le nom du groupe de femmes qui régissait son Arche, la jeune Animiste lâcha la bride. Une gifle magistrale et douloureuse s'abattît sur la Rapporteuse, qui chancela puis tomba. Elle se releva prestement, raccrocha ses curieux accessoires et pointant un index accusateur, elle toisa Ophélie de toute sa hauteur.

- Comment oses-tu utiliser ce pouvoir barbare sur moi ? éructa-t-elle. Et d'ailleurs, par quel concours l'as tu acquis ?

Le teint d'Ophélie avait blanchi d'un coup, et la jeune femme n'en menait pas large.

- Je... euh... bredouilla-t-elle.

Elle ne put placer un autre mot, à la satisfaction de la Rapporteuse. Épuisé par toutes ces insomnies et privations de nourriture, son corps avait lâché.

SOUVENIRS DE BABEL Où les histoires vivent. Découvrez maintenant