I - Le déchu

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Un cri fend l'air. Du haut de l'université que je fréquente, je me surprends à me débattre d'une poigne beaucoup plus forte que la mienne. Ce n'est pas comme si j'en avais, de la force, avec mon corps aminci et ma peau déformée par le squelette qui dépasse. Je trouve même insolent le fait qu'il se retienne, au risque de briser mes os décidément aussi fragiles que de vulgaires bâtonnets de mikado. D'un coup d'œil par-dessus l'épaule, je reconnais tout de suite sa tignasse rousse. Saydji Lechamps. En deuxième année de licence droit. Élève moyen. Le sportif de sa bande. Comment je le sais ? Je le sais, c'est tout. Je sais beaucoup de choses que je préférerais ne pas savoir. Le simple fait de le croiser à chaque intercours et d'être capable d'interpréter les conversations qui se répercutent dans les couloirs me permet de l'identifier contre mon gré et sans que j'aie le besoin de fouiller dans les bureaux administratifs. Les réponses se trouvent souvent là où l'on ne pense pas forcément à chercher. Alors que les claques du vent mordant me donnaient l'impression de planer, je me cogne à présent à la brutale réalité. Pourquoi Saydji se donnerait-il la peine de m'arrêter, d'ailleurs ? Nous ne nous sommes jamais parlé ; je ne le connais que de vue. Alors quelles motivations le pousseraient-elles à me suivre jusqu'au toit pour m'empêcher de chuter alors que l'on ne se connaît qu'à peine ? La pitié, naturellement. Lorsqu'il comprend qu'il a l'avantage de force sur moi, il s'écarte, en prenant soin de se mettre entre moi et la barrière en rôle de héros. Irrité, je rajuste mes lunettes et je lâche :

— Qu'est-ce que tu veux, enflure ? Je fais ce que je veux avec ma vie et ce n'est pas toi qui vas m'en dissuader. Alors écarte-toi.

L'enfant modèle que j'étais ne m'aurait jamais imaginé parler ainsi. Mais comment voulez-vous rester calme lorsque vous n'avez plus rien à perdre ? Toujours l'air sonné, le roux encaisse le coup puis secoue la tête.

— Pourquoi fais-tu cela ?

Sa question me hérisse les poils. Le reproche typique qui rend le destinataire coupable de bêtise égoïste alors que tout ce qu'il aimait vient d'être réduit à néant par l'expéditeur lui-même. Je baisse les yeux ; son ignorance me met hors de moi. Et confirme la stupidité humaine. Comme s'il venait de se rendre compte que sa phrase gêne, il se racle la gorge.

— Illirian, c'est ça ? Penses-tu vraiment que c'est une solution ? C'est peut-être blessant à entendre, mais tes problèmes ne vont pas s'arranger ainsi. N'y a-t-il pas d'autres moyens ?

Je déglutis. Je suis bien connu du milieu scolaire. Même si je tâche de m'occuper qu'à mes études, je ne cesse d'être remarqué. Illirian Anděl, élève excellent. L'intello de la classe. Le chouchou des professeurs. À force de se faire délibérément décrire ainsi, je suis rapidement devenu la cible des prédateurs. Je serre mes poings qui se rappellent de la lame des ciseaux. Mon nez allongé n'oublie pas les coups et les fuites de sang. Mes lunettes ont connu beaucoup de montures. Si les larmes laissaient des traces, mes joues vides en porteraient les cicatrices. Mon cœur a cessé d'aimer. Mon être s'est fait amputer ses rêves. Saydji n'a-t-il donc jamais eu le courage de remarquer ce qui se tramait entre ces murs ? Ne s'est-il donc jamais demandé par lui-même, derrière ses airs d'athlète, ce qui me pousse aujourd'hui à jouer avec la gravité ? Je ne lui ferais pas le plaisir de répondre. Il n'a rien à faire ici. Alors que j'essaye de le contourner, il m'agrippe les épaules et m'oblige à m'arrêter.

— Tu préfères vraiment tout abandonner ?

— Je n'ai plus rien à perdre bordel ! Laisse-moi en finir proprement au moins.

Une bourrasque fait vibrer mes tympans. Bien que je bouille de rage et de désespoir, je prends soin à retenir mes larmes derrière mes verres pour ne pas lui faire le plaisir de me voir une fois de plus à cran. Saydji essaye de nouer le un lien, mais je refuse de coopérer. Pas avec sa pitié dans les yeux. Je me dégage de son étreinte qui se voulait rassurante et m'écarte de lui. Son hypocrisie me dégoûte déjà.

Planète Perdue - Tome 1: Les terres d'ArtémisWhere stories live. Discover now