Chapitre 1

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Avant, elle était la plus frêle des filles, la plus cassable. Elle avait les cheveux courts et elle portait des chemises très amples qui masquaient sa poitrine et le haut de ses cuisses. Elle les trouvait toujours trop grosses. Elle me disait, en enfonçant ses ongles dans sa chair :

– Elles sont difformes. Si elles étaient un tout petit peu plus minces, juste un peu, tout irait mieux. Je serais bien proportionnée. Je me sentirais enfin jolie.

Je lui répondais, parce que j'étais franche et inquiète :

– Non. Tu ne peux pas perdre du poids Bérénice.

Sans l'appeler par son surnom – Berry – pour qu'elle sache à quel point j'étais sérieuse. Pourtant elle levait les yeux au ciel et à midi ne mangeait pas. Chaque hiver elle était malade pendant une semaine au moins, clouée au lit, et pendant des mois toujours enrhumée. Elle préférait les gastros et s'arrangeait pour en avoir une par an au moins. Elle me confiait :

– Je n'arrive pas à me faire vomir toute seule. C'est bien, ça m'aide, et j'aime tellement maigrir autant en quelques jours, ça me donne l'impression d'être puissante.

– Puissante ? Alors que tu tombes quand tu te lèves de ton lit, que tu ne peux pas faire trois pas sans perdre connaissance ?

Et songeuse elle acquiesçait.

– Puissante.

Je lui en voulais d'être aussi bornée, mais je prenais soin d'elle malgré tout. Et puis j'étais moins en colère que quand elle essayait de se tuer. Je détestais recevoir un message de sa mère m'informant d'une énième tentative de suicide. Ça me faisait me sentir stupide de n'avoir rien vu venir. Quand j'entrais dans sa chambre à l'hôpital, il y avait toujours ce moment où j'ouvrais la porte avec tant de violence qu'elle s'enfonçait dans le mur. Toujours ce moment où je la dévisageais avec seulement de la rage en moi, où j'étais prête à lui hurler :

– Mais au final tu n'en as rien à faire de nous, c'est ça ? Tu es égoïste à ce point ? Tu ne me fais pas assez confiance ?

Mais elle fondait en larmes avant que je n'ai le temps de déverser ma haine. Alors je me précipitais vers elle et la serrait contre moi à l'en casser en deux. Elle me rendait mon étreinte toujours, avec si peu de force mais tellement d'amour. Toute ma colère s'envolait. Elle chuchotait :

– Je suis tellement soulagée que tu sois là. Je suis tellement désolée. Tellement désolée, tu n'imagines pas à quel point tu es importante pour moi. À quel point je suis heureuse d'être ton amie.

– Mais ça ne suffit pas.

Et elle s'écartait un tout petit peu, et douce elle me regardait :

– Aujourd'hui ça suffit.

Certainement parce qu'elle était perfusée aux anti-dépresseurs lors de ses hospitalisations. Nous passions une belle après-midi ensemble et je repartais après avoir proposé de rester dormir pour la faire rire. C'était toujours comme ça. Quand elle était la plus frêle des filles.

Un jour, peu après ses vingt ans, elle m'a appelée et elle a déclaré :

– J'arrête d'être anorexique.

Il était minuit. J'ai poussé un cri de joie. Il a traversé les murs de papier de mon minuscule appartement et sûrement réveillé mes voisins.

– Comment tu comptes faire ? Je peux t'aider ?

– Je vais faire du sport.

J'ai éclaté de rire et elle aussi. Elle savait très bien que l'imaginer faire des pompes ou un footing alors qu'elle était essoufflée après avoir monté des escaliers était amusant. Je ne l'avais pas vue courir depuis le collège.

– J'ai pris un abonnement dans une salle de musculation. Je vais y aller souvent. Une fois par semaine, ou deux. J'aurai peur au début quand je n'aurai pas de force et pas de muscles. Tu pourras m'accompagner ?

– Bien sûr. Ça sert à ça les meilleures amies.

J'étais presque sûre de l'entendre sourire. Quand j'ai raccroché, beaucoup plus tard, presque au matin, je ne m'étais jamais sentie aussi sereine. Bérénice allait guérir, parce que Bérénice avait pris la décision de guérir : elle était, et est encore, l'une de ces femmes qui ont tellement de volonté et de force qu'elles ont l'impression que rien n'est impossible.

BrûleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant