Oui, les chaussures tapaient, les jupes drapaient le sol et les mains les rambardes — quel orchestre majestueux que tout cela — puis les voix y allaient bon train en dialogues et gloussements avec la timidité et la discrétion d'un éléphant dans un couloir.

   Et quel orchestre léger, plutôt bête et ignorant. C'était la symphonie des grands enfants de l'Aexilium, notre salle de jeu grandeur nature, notre théâtre permanent.

   Oui, c'était bon enfant, même maintenant l'ambiance se faisait agréable. Les talons et les couverts, devenus amis de longue date, battaient la mesure sans aucune fausse note, seules les jupes étaient sages sous les tables, contrairement aux discussions. Les gens se penchaient par-dessus leur assiette, et mettaient la main sur la bouche, puis ils s'arrêtaient soudainement et glissaient dans l'oreille de leur voisin quelques potins qui, pour sûr, à la fin du dîner, allaient être connus de l'entière tablée sur le bout des doigts comme une comptine enfantine.

   Ma contemplation fut coupée lorsqu'un Serviteur se pencha sur mon épaule.

《 — Monsieur, voudriez-vous le vin ce soir ? 》

   Je regardai mon verre d'eau vide puis mon assiette dans le même état et sentis, comme si la sensation m'était restée cachée jusque-là, mon ventre coller ma chemise. Je n'y étais pas allé de mains mortes aujourd'hui.

《 — Non merci mademoiselle, je n'ai plus de place pour rien ! 》

   Et je lui adressai un sourire complice qu'elle me rendit lorsque que je lui montrai avec le doigt mon ventre plat. Sans doute que la démesure de mon rapport avec la nourriture l'avait fait, dans ma tête, devenir un ballon bien lisse, car mon inconscient se voulait prévenant comme un père.

   Je soupirai alors, repu mais heureux, car après tout, un bon repas ne donnait que le bonheur. Je penchai la tête sur mon siège en clignant des yeux, les mains à plats sur mes cuisses et je soupirai. Quelle bonne journée ! Le brouhaha me parut être la berceuse d'une mère et je me dis que j'étais peut-être ivre sans raison valable, seulement bien plus heureux que d'habitude. Et comme la raison m'échappa, c'était simplement une jolie journée.

   J'eus l'impression de basculer avec ma chaise parce que le plafond tournoyait et avec lui, les cierges clairs, allumés sur les lustres, s'éffacaient comme de la peinture. Les tableaux accrochés aux murs s'animaient lentement : une grosse dame se penchait sur un buisson de chrysanthèmes et un oiseau pendait sur les branches d'un saule en chantant. Derrière l'immense vitre, la lune me souriait comme à un ami et se baignait dans le ciel avec une paresse blanchâtre, me donnant l'envie étrange de m'y noyer avec allégresse.

   Ah ! comme j'étais ivre de joie. Il était à une heure où je ne me posais point de question savante, mais je sentais quelque chose arriver.

   Ce soir même.

   Quand le chariot d'un Serviteur passa derrière moi de telle sorte que je le vis à l'envers, je me redressai d'un coup et heureusement que les pieds de ma chaise étaient plats ou sans doute que j'aurai fini la tête dans mon assiette. Autour de moi, l'on parlait sans me prêter aucune attention et j'en fus assez soulagé, car dans le doute de la vision que je pouvais donner de l'extérieur, je préférais ne pas passer pour un fou qu'il fallait amener à sa chambre pour qu'il s'y fasse gronder comme un enfant.

   Je portai mon attention à mon voisin de gauche que je n'entendais point, comme à l'accoutumée. Monsieur Min penchait sa tête dans son assiette, sûrement pour y sentir une odeur convenable, si bien que j'eus peur que ses longues mèches noires ne s'y trempent et qu'il ne le remarqua pas. Cela n'arriva pas heureusement (ou pas), mais je ris de bon cœur, l'imagination assez mauvaise pour le coup.

- ILS ÉTAIENT ; ÉRUDITSOù les histoires vivent. Découvrez maintenant