1. Viens, viens me voir...

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D'instinct, elle rentra donc la tête dans les épaules en serrant les dents. Mais le jeune homme ne grommela pas, ne tapota pas sa montre en argent ni ne fit aucune remarque désobligeante. Étrange.

Elle hasarda un coup d'œil vers lui et tomba sur un inhabituel sourire compréhensif. Très étrange.

Avec un calme olympien, il prononça une phrase qu'elle entendait trop rarement :

« Mais ne le soyez pas mademoiselle, vous n'y êtes pour rien. »

D'un geste élégant, il replia sa longue liste pour la ranger dans sa petite poche. Puis il demanda d'un ton affable :

« Peut-être vous reste-t-il un ouvrage de ce même auteur, qui ne serait ni en consultation ni emprunté ? »

Il avait les yeux emplis d'espoir. Elle hésita avant d'avouer avec appréhension :

« N-n-n-non monsieur... j-je- suis... d-d-désolée. »

Portant la main à son haut de forme, il inclina légèrement la tête puis déclara avec douceur :

« Ce n'est pas grave mademoiselle, vous avez fait de votre mieux et je vous en remercie. Je vais flâner entre les rayonnages. Vous m'avez été d'une aide très précieuse. Vraiment. »

Alors ça, ce n'était pas commun ! Battant des paupières, elle l'observa qui prenait énormément de précaution pour pénétrer très lentement dans la salle de lecture, le plus silencieusement possible. Oui, décidément, c'était un curieux personnage.

D'ailleurs, puisqu'on en parle, c'est vrai que dès le départ, il avait eu un comportement étrange.

Déjà : il ne s'était pas collé à son guichet. Tous les clients se collaient à son guichet quand ils devaient lui demander quelque chose. Une attitude envahissante qui la mettait très mal à l'aise.

Mais pas lui. Non, à peine arrivé il avait reculé d'un pas, respectant son espace. Il ne s'était approché que progressivement, au fil de ses requêtes.

Enfin ! Pas une seule fois il ne l'avait interrompue pour finir ses phrases à sa place.

Et plus elle s'était crispée, nerveuse, plus il avait adouci son ton. Il avait énuméré quatorze titres, tous de Lionel Kurt, tous indisponibles, sans jamais manifester le moindre agacement à son égard.

Honnêtement, on l'avait déjà accablée de reproches injustifiés dans des situations bien moins fâcheuses !

Or, pour une fois, c'était de sa faute si aucun des livres de Lionel Kurt n'était consultable. Au moins cinq auraient dû être encore en rayon.

Mais Mr. Hawkins lui avait demandé s'il pouvait consulter un peu plus que la limite autorisée. Oh, un tout petit peu plus, vraiment rien... et elle avait été incapable de lui dire non.

Bon. Elle n'avait pas dit oui pour autant. Mais elle lui avait rendu son petit clin d'œil complice en hochant la tête, ce qui revenait au même.

Elle faisait du favoritisme. C'était mal. Oh ça, elle le savait très bien.

Mais comment résister au charme du fringant journaliste ? Enfin, fringant futur journaliste. Ou plus exactement : fringant mécanicien préposé au bon fonctionnement des presses du Great London Chronicle, et aspirant journaliste. Presque pareil.

Il était tellement différent des autres abonnés de sa section. Au milieu des vieux barbus louches à moitié fous et des jeunes moustachus louches à moitié fous, il tranchait avec son bagou charmeur, son humour décontracté, ses larges épaules musclées, ses bottes si exotiques, sa chemise jamais repassée, son foulard poussiéreux et sa veste de cuir. Ah, et son absence de barbe ou de moustache.

Un Fantôme de Bon Goût (The S.I.D.H.E.)Where stories live. Discover now