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Il reste avec Émilie. Il parvient à coucher avec elle au bout d'un certain temps, sans enthousiasme, sans rien ressentir mais il apprend à simuler avec suffisamment de conviction pour que tout paraisse normal. Lui s'applique à donner autant de plaisir que possible à sa compagne, en observant, en écoutant, en analysant – après tout, le sexe, découvre-t-il, est une science comme une autre, qui ne demande rien d'autre qu'un peu de technique, une machine peut le faire pour peu qu'elle soit programmée pour. Tout est affaire de lignes de code.

Peu à peu, Lucien se détache émotionnellement d'Émilie. Il l'apprécie toujours, autant qu'un robot sans âme en est capable. Les robots ne sont pas amoureux, et surtout pas les robots sexuels. Mais il lui semble qu'il se sent mieux avec elle que sans elle, alors il reste. Il sent qu'il lui est plus ou moins utile, alors il reste. Il a peut-être trouvé sa place de machine, alors il reste, sagement, discret, éteint. Il l'ignore, mais Émilie croit qu'elle a fait quelque chose de mal. Elle se dit que c'est à cause de leur première fois, qu'elle a brisé une part de Lucien, et cela lui fera mal toute sa vie. Lucien garde tout pour lui, il n'extériorise rien, jamais. Elle sait qu'il l'écoute quand elle se confie, mais elle ne trouve aucune occasion de lui rendre la pareille. Elle ne sait rien de sa vie, de son passé, de ses ressentis. Elle ne le connaît pas – et pourtant, elle l'aime bien, iels s'aiment assez pour être ensemble, iels sont gentil-les, attentionnæs et aussi casanièr-es l'une que l'autre. Donc c'est censé aller, et continuer à aller. Après leur première année de relation, ou même pendant, sans doute, il arrivera souvent à Émilie de se réveiller vers trois heures aux côtés de cet homme qu'elle connaît si mal et de se demander si sa place est vraiment dans ce lit-ci et non ailleurs. Elle détaillera les traits fatigués de Lucien, son air fragile sous les draps, se dira que c'est l'homme le plus sensible qu'elle puisse trouver, puis elle se couchera contre lui et sentira à nouveau sa fureur intérieure. Elle entendra ce tourbillon de rage noire se fracasser contre sa peau et ses côtes. Elle frissonnera et souhaitera avoir tout imaginé, car il est impossible qu'un homme si doux contienne une violence si destructrice. À moins que ce ne soit cet ouragan qui n'épuise son énergie, qui n'arrache la vie à ses yeux, qui le ravage pour le laisser choir sur le lit à dix-neuf heures, à bout, à peine capable de bouger un doigt.

Le jour où elle voit les lacérations rouges sur ses bras, elle se rend avec horreur à l'évidence : elle n'a rien inventé. Elle s'assied face à lui en pressant ses épaules, lui dit de parler, de faire sortir ce qu'il faut faire sortir avant qu'il n'explose comme une cocotte-minute. Il évite son regard mais il l'a toujours évité, Lucien ne regarde personne dans les yeux, et peut-être est-il à deux doigts de tout lui dire, et s'il le faisait, cela changerait tout, absolument tout. S'il parle à cet instant-là, la suite fatale des événements ne se produira pas. Il verra possiblement quelqu'un-e pour l'aider, pour le coller sous médocs aussi longtemps qu'il lui faudra pour oublier, et il retombera amoureux d'Émilie – sauf qu'il ne dit rien, Lucien, il secoue simplement la tête, les yeux vitreux, en bredouillant une excuse. Il accepte qu'Émilie le prenne dans ses bras, y répond à peine, par peur de sa propre faiblesse. C'est trop réconfortant, un câlin, ça lui rappelle sa fragilité d'humain, ça lui rappelle cruellement que malgré ses efforts, il ne sera jamais une machine digne de ce nom, tout au plus un prototype raté, un brouillon. Il se ratatine en lui-même, décolle sa peau de son armure d'acier et ne sent rien, il n'a pas besoin d'affection – si putain il en crève il en crève – mais il simule comme d'habitude – donne m'en plus serre-moi fort serre-moi serre-moi je t'aime me laisse pas serre-moi fort – et essaie de se souvenir, mais le moment où il s'est scarifié ne lui revient pas et il est incapable de s'expliquer la raison de cet acte, alors que tout est explicable, oui, tout est explicable, il a eu une absence, il y a eu un bug, un minuscule bug, tout va bien et – Émilie me laisse pas elle va pas partir hein elle va rester avec moi elle oh s'il te plaît m'abandonne pas je t'aime je te jure que je t'aime – il mettra des pansements et il passera à autre chose et Émilie aussi. À moins qu'il ne corrige le bug, ce qui lui semble faisable. C'est probablement dans son hygiène de vie qu'un détail lui échappe – il n'aime pas ça, et l'admettre non plus, or cela reste préférable à une nouvelle absence. Il va rester sur ses gardes, Lucien, il va faire attention à lui. Promis.

Le Robot [TERMINEE]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant