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Ils ne veulent pas être séparés. Ils défient des yeux la voiture des parent-es de Lucien, assis dans l'herbe, main dans la main. Lucien ne veut pas bouger de là, pas tant que leurs parent-es s'en voudront. Il n'a jamais compris pourquoi les adultes s'engueulaient. Les enfants n'ont pas le droit de s'engueuler. C'est d'ailleurs un droit qu'Archie et lui n'auraient pas songé à demander, en tout cas pas pour eux deux. Ils s'aiment trop bien.

« T'as compris pourquoi, toi ?

— Non. »

Lucien se penche sur l'oreille d'Archie et y glisse une phrase dans un petit sourire espiègle :

« Tu sais, je crois que j'en ai un peu rien à branler. »

Son cousin plaque sa main sur sa bouche et éclate de rire.

« C'est la première fois que je t'entends dire ça ! "Branler", c'est trop bizarre dans ta bouche !

— Et tu sais même pas ce que ça veut dire.

— Ben, "rien à branler", c'est la même chose que "rien à foutre", non ? »

Lucien ne répond pas, il presse seulement sa main, de crainte de le voir s'envoler.

« J'en ai pas rien à branler si on se voit plus, dit Archie.

— On se reverra. Je sais pas ce qu'iels ont, mais ils vont se calmer, comme la dernière fois. »

Il n'en sait rien du tout, mais il lui semble que c'est ce que se disent les gens normaux. Mais Archie et lui n'entrent pas dans cette catégorie. Archie le dévisage, hausse les sourcils et se retient de lui dire que ce sont des paroles en l'air, parce qu'il sait que Lucien le sait. Lucien a un peu le sentiment d'avoir insulté l'intelligence de son cadet.

Il avait raison. L'autre jour – il ne sait pas quand, mais Archie lui a dit ça, « l'autre jour » – on a posé un chiffre sur ses capacités cognitives. Il est énorme, il dépasse celui qu'on a donné à Lucien quand il a passé le même test – et ce premier chiffre était déjà gros. Lucien est blessé dans son ego mais ça lui passera. Il est content, en fait, parce que jusque-là, Archie se croyait stupide et en devenait de plus en plus malheureux au fil du temps. Même sa maîtresse l'a traité de « petit sot », un autre « l'autre jour », parce qu'il a du mal avec les mathématiques, Archie. Quand il est là, Lucien lui fait ses devoirs dans cette matière. Ils savent que la maîtresse le verrait si elle corrigeait tous les exercices, et ils s'en fichent.

« On se reverra, hein, Lu ?

— Ouais. Je te l'ai dit, on se reverra. C'est promis.

— Croix d'bois, croix d'fer ?

— Si je mens, je vais en enfer. »

Et ça lui va, à Archie, parce qu'il n'y a aucune chance que Lucien aille en enfer. Lu est gentil, « trop gentil » disent certain-es adultes. Iels disent aussi que c'est pour ça que les autres enfants l'embêtent, l'insultent, le poussent, le frappent. Quand il est là pour le défendre, Archie le fait. Il donne des coups de poings terribles sur le nez, le pouce sorti pour frapper sans se faire mal. Lucien ne sait pas comment il a appris tout ça, mais ça leur rend service à tous les deux. Les autres ont bien essayé de lui chiper ses lunettes, à Archie, sauf qu'il ne leur laisse pas le temps de l'approcher. Il se bat bien, pour un binoclard, et en plus il a de bonnes notes, ce qui en fait définitivement un garçon bizarre, du coup on ne lui parle pas trop, mais on lui fiche la paix. Ça lui va, parfois.

Pour Lucien, la vie est plus compliquée. Il ne l'a pas dit à Archie, il a un peu peur qu'il ne l'aime plus s'il savait ça, mais le médecin lui a dit quelque chose qui l'a effrayé, surtout parce que ses parent-es en ont été effrayæs. Le médecin leur a dit que ça n'avait rien de grave, que le fonctionnement de leur fils était seulement différent des autres, et Lucien voulait le croire parce qu'il refusait de penser qu'il était malade ou quelque chose comme ça. D'ailleurs, le médecin, il le lui a dit, qu'il n'était pas malade. Juste autiste. C'est ce mot qui a fait pleurer sa mère et depuis, il a l'impression que son père ne l'aime plus. Enfin, encore moins qu'avant. Ça non plus, il ne le dit pas à son cousin. C'est lui l'aîné, c'est lui qui se rapproche le plus d'un adulte, c'est lui le roc sur lequel on doit pouvoir s'appuyer. Il regarde discrètement Archie étirer ses bras vers le ciel et bâiller à s'en décrocher la mâchoire, en songeant que sans lui, il ne sait pas ce qu'il deviendrait. Archie, c'est le seul être avec qui il se sente bien. Il revit, quand ils sont ensemble. Et étrangement, il est beaucoup moins fatigué. Il ne sait pas du tout pourquoi, mais oui, la présence du remuant Archie lui permet de souffler. Peut-être parce qu'il bouge pour deux ?

« Arch... Iels t'aiment, ta mère et ton père ? »

Il se tourne vers lui si vivement que sa nuque craque. « Ben ouais !

— Comment tu le sais ?

— Bah, iels me le disent ! Et puis, iels me disent aussi qu'iels veulent que je sois heureux.

— Ouais mais... c'est des paroles. Ça suffit ?

— Oh, y'a pas que les paroles. L'autre jour, maman m'a offert un gros livre sur les moteurs de voiture. Et puis, iels m'écoutent parler, même si je suis fatigant.

— Iels te l'ont dit ? Que tu étais fatigant ?

— Non, ça, c'est ma maîtresse qui le dit. Tous mes maîtres et toutes mes maîtresses l'ont dit.

— Moi, tu me fatigues pas.

— Tu dis ça parce que t'es tout le temps fatigué, tu vois pas la différence ! »

Ils rient tous les deux. Archie rit énormément, et Lucien rit toujours plus en sa compagnie. Archie est la personne la plus drôle qu'il connaisse. Il lui a peut-être appris l'humour.

C'est ainsi que s'achève leur dernière journée ensemble, sur un rire. Les parent-es de Lucien sortent de la maison à grandes enjambées furieuses, sous le regard désolé de tata Céline et tonton Patrick. Lucien voudrait leur dire au revoir, mais on ne le lui en laisse pas le temps, sa mère l'appelle, impérieuse, montrant du doigt la portière arrière. Archie presse sa main, et Lucien ne sait pas s'il veut le rassurer ou lui demander, à lui, de le rassurer. Dans le doute, il répète : « On se reverra. » Archie dit : « Je sais. Croix d'bois, croix d'fer. »

Lucien monte dans la voiture, ne s'attache pas, pas encore, il ne quittera pas Archie des yeux avant que le portail n'ait disparu de son champ de vision, avant que la propriété ne se soit arrachée à la vitre arrière de la voiture, il ne veut pas perdre une miette d'Archie, il veut graver son visage souriant, mélancolique en cet instant, dans le vaste tableau de sa mémoire, juste au cas où... Il n'y parvient pas tout à fait. Ses yeux s'embuent sur les dernières secondes.

Le Robot [TERMINEE]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant