Premier et Dernier Chapitre

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Elles traversèrent la ville en courant, leurs talons battaient le bitume en rythme saccadé, seuls bruits au milieu de la nuit. Elles fuyaient. Elles fuyaient leurs cauchemars, leurs peurs et leurs doutes. Elles fuyaient la misère du monde, l'horreur qu'elles avaient pu voir et la folie des Hommes. Comment en étaient-elles arrivées là, à fuir leur propre famille ?

Elles couraient à en perdre haleine, se concentraient sur l'effort présent, laissant l'air se frayer avec de plus en plus de difficulté un chemin jusqu'à leurs poumons brulants. L'air expiré les rendait plus vivantes que jamais.

L'une en oubliait les marques bleues sur son corps qui témoignaient de la violence et de la supériorité de son père envers elle et sa mère.

L'autre en oubliait la faim qui lui tenaillait constamment le ventre et la misère qui l'empêchait de vivre et qui lui rappelait sans cesse sa place dans la société en plus des coups et des injures qu'elle avait à endurer.

L'une qui offrait des faux sourires quand elle pouvait voir du monde et l'autre qui se faisait traiter de tous les noms en plus de devoir se battre pour survivre. Pour elles, la vie était un combat du quotidien. Elles luttaient chaque jour pour ne pas en finir là, un sentiment d'inachevé envers le monde, une rancune tenace et des regrets au coin du coeur.

L'une qui n'avait pas le droit de sortir de chez elle et sur qui son père déversait sa colère quand il rentrait le soir. Il ne manquait pas une occasion de rappeller à sa mère son impuissance, l'obligeant à assister à ces scènes. Quand il se lassait de la frapper, il l'envoyait dans sa chambre et s'en prenait à sa génitrice. Dans l'appartement insonorisé dans lequel ils vivaient, elle entendait ce que sa mère endurait et relativisait en se disant que son sort pourrait être pire. Quand elle essayait de s'interposer, d'intervenir ou de prendre le dessus, son père la remettait vite à sa place. Il lui maintenait parfois la tête dans l'eau de la baignoire de force, quand sa ceinture ne traçait pas des lignes de feu lancinantes et fulgurantes dans son dos à la laisser souffrante et ensanglantée dans le salon. Elle s'empêchait toujours de crier pour lui épargner ce plaisir.

L'autre endurait un combat de tous les jours et devait se battre pour survivre. Née dans la rue, elle faisait partie d'une communauté dont la devise aurait pu être : « on se sert les coudes mais c'est chacun pour soi ». Ici, on avait pas d'amis, seulement des connaissances. Ses parents et sa famille en faisait partie mais même entre eux, s'il trouvait de quoi manger ils le gardaient. On se souciait peu de l'état des autres, si on arrivait à survivre soi-même, c'était déjà bien. Il valait mieux n'avoir de dette envers personne. Souvent, elle était obligée de voler ou de faire la manche pour pouvoir manger. C'est ici qu'elle avait appris à vivre au jour le jour, sans se soucier de ce qu'elle mangerait le lendemain. Elle ne réfléchissait pas à son futur, ni proche, ni lointain, elle se souciait simplement de sa survie. Elle buvait l'eau de pluie mais évitait l'eau du fleuve : c'est là où ils jetaient les corps des morts. Elle y avait aussi appris à vivre en ne s'attachant à rien ni à personne, n'importe qui pouvait mourir le lendemain. Elle vivait, indépendante et solitaire, apprenant au fur et à mesure des expériences que la vie voulait bien lui donner. Jusqu'à ce qu'un jour, elle rencontre une âme fuyante encore plus abîmé que la sienne. Celle d'une autre fille dont la mère s'était suicidée plusieurs mois plus tôt et dont le père avait pris sa fille comme seule et unique cible.

Désormais, il l'obligeait à se cacher et à ne plus sortir, encore plus strict qu'avant. Il s'autorisait maintenant à la frapper au visage comme plus personne ne pouvait la voir. Et surtout, comme sa femme n'était plus là pour protéger sa fille, celle-ci dû endurer un nouveau problème qu'elle n'avait jusqu'ici connu uniquement à travers les gémissements étouffés de sa mère. Avant, le soir, une fois seule dans son lit, elle tentait de se boucher les oreilles et pleurait toute la nuit, attendant vainement que se calment les plaintes. Maintenant, elle ne pouvait même plus se contenter de cela. En rentrant le soir, son père la battait, et la nuit il la violait. Il la privait de nourriture quand elle ne faisait pas ce qu'il attendait d'elle où il l'empêchait de boire juste pour apprécier sa fille soumise. Il la traitait de plus en plus comme un objet et elle le considérait de plus en plus comme un monstre.
Jusqu'au jour où elle n'en peux plus et s'enfuit de chez elle.

À présent, à courir sur cette route qui menait vers l'avenir avec une autre âme perdue, qu'elle avait rencontré au détour d'un chemin, elle se demanda pourquoi elle n'était pas parti plus tôt. Sûrement car elle avait encore l'espoir que son père reprenne ses esprits un jour. Ou alors parce qu'elle avait peur qu'il la pourchasse jusqu'à la fin de sa vie. Elle ne savait pas. Elles ne savaient pas. Ce qu'elles allaient devenir dépendait du futur, elles se détachaient tout juste du passé. Comme un papillon sortant de sa chrysalide qui devient enfin libre.

Elles n'étaient plus seules. Elles étaient deux et cette nuit-là, à deux, elles avaient l'espoir de changer le monde.

Elles couraient, sortirent de la ville et la laissèrent loin derrière elle.

Elles ne s'arrêterait plus de courir, pour rattraper le temps perdu.

Elles ne s'arrêteraient plus de rire pour réparer une enfance brisée.

Et elles couraient encore.

Le silence de nos crisWhere stories live. Discover now