La veuve bleue

173 10 3
                                    

Observation.

Depuis le fond de ma boutique j'observe et vois le monde à travers la vitre fumée de ma devanture. Même si celle-ci date du XIXe siècle, je ne suis pas mécontent de voir que son entretien ne lui fait pas perdre de son cachet. Paris, octobre 2019, l'automne vient à peine de faire son entrée que déjà les arbres bordant la Seine se couvrent de feu. Une végétation si chatoyante, mais pourtant dépourvu de chaleur sous ce ciel trop gris confondant facilement la fin d'un immeuble et le début du toit du monde.

J'ai lu il y a longtemps dans un ouvrage considéré comme hérétique par de pauvres hommes de foi que «Le ciel commence à l'horizon et par delà, l'Homme appelle cela Espoir». Il faut croire que l'un comme l'autre ils se sont perdus lors du voyage. Quoi qu'il en soit, le monde me paraît divertissant depuis le royaume qu'est ma modeste boutique ARTfact : Antiquités et cabinet de curiosité. Un endroit bien étrange pour la plupart des gens, pour les ignorants osant audacieusement vagabonder dans les ruelles perdues de la capitale, au détour d'un passage oublié. Nombreux sont ceux qui viennent dans mon étrange sanctuaire par simple envie, mais je n'ai que bien trop rarement côtoyé de visiteurs fréquents.
Il y a cette femme qui, depuis exactement trois jours, fait régulièrement des allées et venues dans les alentours, plus précisément du début du passage à environ cent#vingt-deux mètres de ma porte, jusqu'au salon de thé plus en contre-bas dans la rue menant au croisement. J'entends le son régulier de ses talons marteler avec aplomb les pavés mal agencés sur son chemin. Un visage n'arborant ni la joie ni le dédain, et à en juger son style vestimentaire, elle ne semble pas de la région. Excentrique, rétro, l'originalité à Paris est de mise, mais pas une fierté très assumée à moins d'avoir les épaules solides et du caractère ; chose qui a d'ailleurs bâti une réputation aux Parisiens qui n'est plus à prouver. Madame dégage beaucoup de charme, et lors de ces quelque jours d'observation je me suis surpris à la chercher du regard. Un charisme unique aux femmes qui en un battement de cil pouvait faire dévorer le plus doux des hommes et faire plier le plus pieux. Des créatures fascinantes, mais devenues trop rares à notre époque.
Toutes de noir vêtues, n'est-ce pas étonnant que veuve soit leur nom après la perte tragique de leur époux ? Elle passe et disparaît dans le résonnement de sa marche que j'imagine chaloupée.
Maintenant que j'y pense, j'ai vu cette femme le jour où M. Moretti m'a déposé cette fameuse toile. J'ai insisté pour lui dire que je ne travaille plus dans la restauration d'œuvres et encore moins comme commissaire-priseur. Enfin, pas officiellement, je le fais pour mon plaisir personnel et quelques amis, or je n'en ai aucun, mais à mon grand étonnement ce dernier, fébrile, a insisté. Je me suis vu accepter, n'étant pas d'humeur à débattre sur la nature de notre relation dans laquelle je me sens bien moins engagé que ce cher « ami ». Je ne sais pas quoi faire de l'œuvre, il ne m'a donné aucune instruction, il me l'a laissée.

J'ai longuement contemplé cette toile, la détaillant avec attention, et ce qui me saute aux yeux est son horrible banalité. Il faut le dire ce tableau est d'une alarmante insipidité. Aucune noblesse dans son trait, dans ses couleurs et que dire de la scène ; une femme simplement assise, les mains jointes sur les cuisses, à une petite table près d'une double fenêtre aux rideaux jaunes et un vase présentant un bouquet de tulipes. Ce n'est ni une toile de maître ni fait par quelqu'un de talent, et malgré tout je me retrouvai en possession d'un objet bien trop ordinaire à mon goût. Mon antre dont je suis si fier a vu passer des reliques bien au-delà de ce que peut imaginer l'esprit. Crocs de vampire, cheveux de banshee, voile d'âme, plume de Moineau divin, poignard de Caïn ou encore momie de nain géant...

Or, ce tableau fait ombre à cette collection. M. Moretti a beaucoup de contacts alors pourquoi me confier... ceci... Un tableau, un grand tableau sur toile et réalisé principalement à l'huile mais pas que. Un cadre de petite dimension à l'avant et plus grand lorsqu'on regarde à l'arrière, la toile ayant été ajustée à l'aide de bandeaux de bois autour du châssis pour y correspondre. Elle a été ajustée et tendue à plusieurs reprises ainsi que clouée sur ce châssis à clef qui n'est pas celui d'origine. L'usure du tissu de la toile laisse à penser que le tableau a beaucoup voyagé, on distingue une multitude d'éraflures sur le bois du cadre, semblables à des griffures, et au milieu de tout cela, une gravure franche dans la châssis : 1912.

L'Antre du Lapereau | OriginalOù les histoires vivent. Découvrez maintenant