Chpt. 3 - Isabella (2/2)

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Elle quitta les draps de mauvaise grâce, conservant sa tenue de nuit composée d'un tee-shirt tout déformé, d'une culotte et d'une paire de chaussettes aussi sexy qu'un camion-citerne. Elle bâilla, trois fois, se servit un mug de café entre le premier et le deuxième bâillement et lança sa console de travail après le troisième.

C'était un bout de femme d'ordinaire énergique, affublée d'une abondante chevelure brune, présentement mêlée, et d'un regard noisette. Ses origines hispaniques se terraient derrière un melting-pot génétique aux accents latins. Sa taille modeste, légèrement potelée, lui donnait des formes généreuses que nombre d'hommes appréciaient. Pas encore trentenaire, il lui restait encore deux ans à tirer avant de changer de décade. Un cap qu'elle n'était pas particulièrement pressée de franchir.

Elle prit encore le temps de se décrocher une quatrième fois la mâchoire avant de s'atteler à la tâche. Celle-ci consistait à amalgamer les différentes séquences préparées la veille dans un montage d'environ dix minutes. Il fallait également prévoir des options interactives, du contenu supplémentaire destiné aux curieux et aux impénitents de la procrastination. Soit en tout environ quinze minutes de format plurimédia mélangeant allègrement prises de vue fixes ou animées, émoticônes, effets sonores, transitions dynamiques, comique de répétition, commentaires audio et accessoirement un peu de texte. Isabella glissait même quelques pulsions numérisées, des ersatz de réactions chimiques, pour ceux qui possédaient des casques sensitifs.

Étant donné la frivolité et le superflu des sujets traités, il fallait mettre le paquet sur l'empathie et le plaisir direct des sens pour espérer accrocher les cyberpigeons.

Avec l'assassinat de la Voltaire la veille et sur la demande insistante du directeur de flux, elle avait dû entièrement revoir son déroulé initial pour y intégrer l'information prioritaire du moment. Comme la théorie de l'agression sexuelle circulait partout, elle avait remplacé son idée première par un topo sur les meilleurs systèmes de protection et d'alarmes personnels.

Le sujet aurait pu être intéressant, d'autant qu'il offrait la possibilité de dévier sur les risques de harcèlement sexuel et la prévention contre les agressions. mais elle devait assurer le show, ce qui signifiait noyer le fond du sujet dans un amas de pulsions-émotions, du pathos à l'éclat de rire en passant par l'indignation.

De nos jours, les détails sensitifs formaient le cœur d'un podcast réussi. Les dernières générations de lentilles connectées intégraient une puce à pulsions neurochimiques, ce qui ouvrait les possibilités. Naguère confinés aux seuls casques sensitifs, les programmes de ce genre pouvaient s'émanciper et il n'était pas rare de voir dans les aérotrams des gens s'esclaffer à cause de la seule technologie. Bien sûr, les casques demeuraient les seuls à proposer une immersion complète, mais Isabella devait tenir compte de cette évolution si elle voulait que son émission reste compétitive et attractive. Attractive, surtout.

Au bout de trois heures, la jeune femme accoucha d'un affriolant agrégat digital qu'elle envoya pour validation auprès de la direction éditoriale. Elle ne s'inquiétait guère de la réponse. Depuis un an qu'elle travaillait avec eux, ils n'avaient procédé qu'à une seule rectification importante.

Enfin libérée de ses obligations, Isabella consulta ses notifications pour tenter d'y dénicher un ou deux messages intéressants. Mais ces dernières contenaient surtout un brouhaha de messages estampillés « friendly » qui se résumait à une succession d'affichage d'égos plus ou moins démesurés. La seule notification qui attira son attention venait de Je'G, un autre freelance, mais spécialisé dans la couverture trash des évènements mondains. Elle l'avait rencontré alors qu'elle croyait encore à ses rêves de grand reporter. Ils s'entendaient plutôt bien et avaient même entretenu une relation pendant un court moment et se voyaient encore à l'occasion.

Dans son message, il lui proposait de passer un soir, accessoirement accompagné d'un bon repas tout juste élaboré dans une gargote du coin et de reprendre leur discussion là où elle s'était achevée la dernière fois. Autrement dit, il voulait coucher avec elle. Elle répondit rapidement, avec une courte série d'émoticônes.

Le premier, un grand sourire avec les yeux plissés, validait la proposition. Les suivants, une pêche et un concombre stylisés, confirmaient l'orientation de leurs futures palabres. Le dernier, un simple croissant de lune suivi d'un point d'interrogation l'incitait à suggérer une date.Satisfaite, elle se demanda comment occuper le reste de sa journée. Son premier mouvement l'attira vers la douche, mais une force contradictoire la projeta sans prévenir dans le creux de son sofa. Elle s'y retrouva affalée et plongée dans le catalogue des dernières nouveautés en termes de distractions plurivisuelles.

Alors qu'elle faisait défiler les différents titres sur l'holocran, elle repensa aux notifications qu'elle venait de consulter. Voilà un moment qu'elle n'était plus sortie. Et avec un tel comportement, ses rares relations amicales avaient tendance à s'effilocher. Elle se demanda qui nourrissait quoi. L'inanité de la plupart de ses connaissances alimentait sa lassitude pour les relations humaines, ou sa lassitude pour les relations humaines alimentait une certaine inanité dans ses rapports avec les autres ? Elle était jeune, elle aurait dû se secouer, vivre, profiter. Au lieu de ça, elle se plantait devant son écran immersif pour se gaver de séries sensio-visuelles et ne tirait un coup que quand un de ses ex se rappelait d'elle. Bravo l'amour propre !

D'un geste d'humeur, elle désactiva l'holocran et rouvrit ses notifications. Elle regarda pensivement le message qu'elle venait d'envoyer à Je'G. Elle hésita à annuler sa proposition, mais elle se ravisa. Il serait toujours temps de changer d'avis plus tard.

— Bon, allez ma grande. Aujourd'hui, tu sors, tu rencontres de nouvelles personnes et tu t'éclates !

Elle switcha vers les applis de rencontres et de collaborations sociales qu'elle n'avait pas encore désinstallées et parcourut rapidement les prochains évènements proposés. Rien de bien folichon, mais elle se força à en choisir un, de préférence une activité qui ne soit pas trustée par des lourdingues qui lui feraient du rentre-dedans avec la subtilité de gorilles en rut. Elle opta pour un sence-café, une rencontre pour discuter autour d'un verre et échanger des pulses neurochimiques. Il valait mieux commencer doucement. Et puis, avec un peu de chance, elle testerait quelques pulses sympas qu'elle pourrait réutiliser dans un prochain podcast.Décidée, elle s'arracha pour sortir de son canapé et prit la direction de la douche.

— Albert ?

Son IA d'appartement réagit au quart de tour.

— Oui Isa ?

— Prépare-moi la douche, eau à 40°, parfum de mangue et karité. Et de la vapeur, beaucoup de vapeur. Et sélectionne aussi quelques vêtements.

— Indications ?

— Sobriété, végane, écolo, bobo, chaleureux, option drague. Pas de rouge ou de brun.

Albert émit un petit trille pour signifier qu'il avait enregistré la commande. Isabella retirait déjà ses loques alors qu'une buée dense s'échappait de la cabine de douche.

— Ah, et mets-moi de la musique aussi.

— Indications ?

— Un truc qui envoie !

Sous la trombe d'eau et de vapeur, elle se moussa les cheveux au son d'un tube hard-tech qui hurlait son refrain.

Gonna feel earth in my mind

Gonna break, gonna break mines

Gonna sense thunder's nerves

Gonna connect, connect worlds

Pour la première fois depuis longtemps, elle se laissa porter par l'énergie qui grondait en elle et se surprit à beugler maladroitement et approximativement dans le rythme.

Gonna feel earth in my mind

Gonna break, gonna break mines

Gonna sense thunder's nerves

Gonna connect, connect worlds

ReVoltaireWhere stories live. Discover now