Chpt. 1 - Voltaire (1/3)

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Elle possédait deux visages.

L'aube. Le brouillard qui s'accrochait aux rues de la cité et aux rives du fleuve. C'était une brume blafarde où se mêlaient de la vapeur d'eau et des miasmes persistants que la politique écologique de la ville peinait à supprimer. Des conduites à la respiration asthmatique ajoutaient des nuages blanchâtres aux nuées qui s'échappaient des passages souterrains et des veines intérieures. L'ensemble s'étalait en nappes nacrées ou laiteuses entre les embranchements et les intersections. La masse cotonneuse grimpait sur les tours et venait gratter contre le ciel où elle s'effilochait en grandes respirations. Au cœur de ces exhalaisons urbaines, on distinguait des silhouettes et des formes insignifiantes qui se mouvaient.

Le vrombissement sourd de l'activité humaine montait crescendo. Un allegro stressé et trépidant qui déversait sa faune d'individus toujours trop occupés ou trop harassés. Sur les plateformes et dans les artères, les aérotrams et les navettes interblocs charriaient déjà un flot de globules humanoïdes. Les masses courbées se télescopaient dans un ballet asynchrone. Elles fourmillaient et gagnaient les hauteurs. Elles rebondissaient les une contre les autres en flux contradictoires et en même temps mêlés. Elles se coagulaient à l'intérieur des traverses qui reliaient les immeubles, immenses corps scindés en niveaux multiples. Elles remontaient hors des basses-fosses, ou dégoulinaient depuis le crâne des gratte-ciel. Elles s'amalgamaient pour ne devenir plus qu'un seul et unique plasma dynamique et convulsif. Toutes s'agitaient dans le but d'alimenter le corps insatiable de la mégalopole. L'hypertrophie urbaine palpitait de cette affluence grouillante, elle s'engorgeait de tous ces homoncules, de toutes ces unités de reproduction du quotidien. Elle les avalait.

Le vital rejoignait le fluide de la mécanique urbaine qui, pour finir, aspirait le tout. La Néo-Commune de Paris, cité état, autonome, rebelle, revancharde, furoncle libertaire à la face du monde, s'éveillait.

Fermement suspendue à un pont au moyen d'une corde synthétique jaune criard, une femme fixait la ville avec des pupilles glauques. Depuis sa chute interrompue, elle se balançait mollement, assujettie aux caprices de la brise. Les bras ballants, la tête résolument tournée vers le sol, elle semblait interroger la foule des drones, des curieux et des uniformes qui levaient leur nez et pointaient leurs capteurs dans sa direction.

Elle portait un large vêtement noir, une toge qui pendait de part et d'autre comme des ailes flasques et inutiles. Le corps tout entier disparaissait dans les plis à l'exception de la tête. Une large perruque brune recouvrait cette dernière et tombait en cascade sur les épaules. Çà et là, des mèches blondes s'échappaient entre les fils noirs, secouées comme des intruses par la brise.

Elle possédait deux visages.

Le premier, en plastique, affichait un ovale au sourire énigmatique. Le second, de chair, arborait une mine révulsée et des lèvres tordues. Le premier était blanc, le second blême.

Normalement, l'un aurait dû couvrir l'autre, mais que ce soit l'effet d'une mise en scène ou du hasard, celui de plastique avait glissé sur le menton du second. Il en résultait une étrange impression, celle d'un humain augmenté, un cyborg organique, un mutant génétique, un démon fantasque, ou encore un dieu païen et bicéphale.

En tout autre point du globe, cet accoutrement aurait été un déguisement. Mais ici, cette toge, cette perruque, ce visage de plastique blanc caractérisaient toute autre chose.

Un Voltaire mort, voilà ce qui pendait à ce pont, un des représentants de la cité, qui aurait dû siéger au parlement plutôt que se balancer sous les yeux d'une foule.

Car on se pressait autour du cadavre. Une nuée de drones virevoltait comme des mouches attirées par les chairs en décomposition. Toutefois, c'était un autre suc qui les attirait. Ils photographiaient, filmaient, scannaient, décortiquaient ou encore disséquaient l'exhibition.

On notait la présence des gros bourdons technologiques de la police. Ceux-là établissaient les relevés nécessaires à l'enquête. Mais on apercevait également ceux des chaînes de flux, vautours de la race des capteurs portatifs en quête de sensationnel. Déjà, l'image de la femme se répliquait à l'infini sur les flux, en réalité virtuelle ou augmentée, une plongée à trois-cent-soixante degrés dans le drame et la tragédie.

L'attirance pour le sordide et le macabre semblait faire corps avec la nature humaine, presque autant que celle des insectes pour les lumières artificielles. Des grappes épaisses communiaient dans la contemplation. L'ère du numérique et de l'hyperdiffusion ajoutait à ce réflexe pavlovien la possibilité d'y surseoir directement depuis son canapé, sans devoir lever son postérieur, informé dans l'instant, quels que soient l'endroit, la position ou le mouvement dans lesquels on se trouvait. Mieux, chaque spectateur pouvait devenir acteur ou réalisateur et partager sa propre vision, photographique, filmique ou sensitive. La technologie démultipliait à la fois le nombre des observateurs et celui des points de vue. Elle offrait la possibilité de répéter ce voyeurisme ad nauseam. Pour le plus grand plaisir des annonceurs qui profitaient du flot des données pour accéder à une connexion directe et personnalisée avec chaque cortex.

Au centre du maelström, les forces de l'ordre s'activaient. En première ligne, les botcops tiraient les cordons de sécurité. Ces ersatz d'agents repoussaient de leurs bras mécaniques les opportuns, androïdes ou simples badauds. Derrière eux, l'équipe scientifique déballait son barda pour digitaliser la scène de crime.

On décrocha la femme, vite, car il fallait sauver la carcasse avant que tout ne soit gobé. On la glissa dans un grand cocon en textile synthétique et fermeture éclair. Emballée pour la civière. Expédiée pour la morgue. Allez vous connecter ailleurs.

Il n'y a plus rien à capter.

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