Chapitre 3 : Shelob

12 2 0
                                    

Nous étions sur le point de regarder un match de football sur l'écran géant du manoir Prentice, les Coackroachs contre les Wolverines (l'équipe locale). Sammy venait d'arriver les bras chargés de packs de bière, Seb et Cavelis faisaient un concours du plus gros sandwich, tandis qu'Henry regardait tout ce petit monde dans son salon en souriant avec un air vaguement inquiet, sa figure de patriarche me faisant immanquablement penser à un buste représentant Héraclite d'Éphèse. J'avais préparé plus tôt dans la journée mon cours sur les présocratiques, à ma place habituelle au Friendly Coffee, et j'avais encore l'esprit rempli de philosophes grecs (et l'estomac dans les talons).

Tout en essayant pour le principe de convaincre James de deux choses -- la première, que le cricket est un sport bien plus intéressant que le football, et la seconde, qu'ouvrir une bouteille de Chardonnay serait une bonne idée -- je savourais l'ambiance amicale et enjouée de cette soirée. Ce fut à ce moment précis que j'entendis dans le lointain retentir une sirène, que mon subconscient analysa automatiquement : "voiture de police, elle se rapproche de nous, non, maintenant elle s'éloigne, elle a dû passer sur la route du nord vers la forêt".

Je ne pus m'empêcher de repenser au message du Fortune Cookie que j'avais grignoté dans l'après-midi : "The greatest precept is continual awareness". Sachant que j'allais sans doute ruiner la soirée, je m'éclipsai quelques minutes pour rejoindre mon van, dans lequel je disposais d'un scanner branché sur les fréquences de la police. J'entendis le Shérif Kless discuter avec ses adjoints Andy et Hugh à propos d'un "10-54 dans la forêt". Il leur demandait de prévenir le coroner (Dr. Jayson Thess), et aussi de manière plus surprenante, Percy.

Percy Spengler était le patron de la société de dératisation locale, "Bugsend". Je l'avais rencontré peu de temps après mon arrivée dans la région, car la fin tragique de ses parents faisait partie des affaires non classées à l'époque. Officiellement, ils étaient morts tous les deux dans l'effondrement de leur maison il y a une vingtaine d'années, mais les rapports d'enquête laissaient transparaître un je-ne-sais-quoi d'inexpliqué, un relent de surnaturel. Percy m'était apparu perturbé, hanté même. Le poison de la vengeance dominait ses pensées, mais il ne savait pas encore vers qui diriger sa haine, mis à part vers des "monstres" non identifiés.

Toute joie évanouie, je rentrai au manoir pour annoncer à mes compagnons que nous avions, hélas, une affaire. Sammy, l'esprit pratique, mit les bières au frigo et activa la fonction "enregistrement" du démodulateur. Henry et James prirent la Jag, tandis que j'emmenai le reste de l'équipe dans mon van. Nous prîmes la route du Nord, jusqu'à apercevoir la voiture du Shérif garée à l'orée d'un sentier de randonnée. Armés de lampes torches et de notre courage, nous pénétrâmes sous les frondaisons d'automne.

"Docteur, par ici !" Bob nous avait manifestement entendus (nous n'étions pas la plus discrète des bandes), mais nous prenait pour le coroner. Voyant son erreur, le Shérif ne put retenir un mot de quatre lettres fort peu professionnel, mais il ne nous chassa pas immédiatement, signe de son désarroi. Henry s'imposa en douceur, faisant comme si notre présence allait de soi : "Shérif, nous sommes là pour aider, que se passe-t-il ?" En guise de réponse, Bob pointa de sa Mag-Lite une forme grisâtre accrochée dans les arbres à quelques mètres du sol. Mon esprit mit quelques secondes à interpréter ce que voyaient mes yeux ; on aurait dit... un cocon. Un cocon de six pieds de long, constitué de longs fils de soie grège épais comme un doigt.

"Il y a quelqu'un là-dedans, ça bouge !" s'exclama Sammy, qui commença à escalader l'arbre. Je lui passai un de mes couteaux pour trancher les attaches du cocon, et Cavelis se positionna en-dessous pour le réceptionner, avec l'aide du Shérif Kless. La masse filandreuse tomba d'un coup, et James sortit un couteau à cran d'arrêt pour m'aider à découper la membrane. Rapidement nous dégageâmes la victime, malheureusement il était trop tard. Il s'agissait d'une toute jeune femme, ou une adolescente ; son corps sans vie, pâle dans son linceul de soie, était anormalement frêle, comme vidé de sa substance. A son poignet, un bracelet marqué Cheryl. "Shérif, je crois qu'il s'agit de Cheryl Jones, une lycéenne. Elle est arrivée il y a un mois ou deux. Elle loge au foyer étudiant, il me semble".

MonstresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant