La Bête Noire

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La nuit tomba ensuite rapidement, alors que je me trouvais encore dans l'immonde salle de tatamis pour admirer cette poupée sous tous les angles. La grand-mère revint après un temps indéterminé pour me proposer un dîner frugal, que je refusai par politesse.

Puis elle désigna un futon grisâtre, posé dans un coin de la salle et à côté de la porte fenêtre. Elle me dit que j'étais assez grande pour me débrouiller à partir de maintenant, et s'en alla lentement dans le couloir. Je la poursuivis, mais elle sembla s'être volatilisée.

Après qu'elle fut partie, je m'assis devant la table basse pour prendre des notes – dans l'une de ces innombrables cahiers que j'emmenais toujours avec moi. Elles allaient servir de base pour m'inspirer dans mes futures créations, mais c'était surtout pour m'occuper avant que ces prétendues visions chimériques ne se manifestent. Il était impensable que je m'endorme avec ce que j'anticipais.

Le silence et l'obscurité ne rendaient ces lieux insalubres que plus inquiétants...


J'attendis bientôt de longues heures durant, pendant que la nuit progressait. J'avais à présent éteint le plafonnier et travaillais à la seule lumière de ma lampe de poche. J'attendais anxieusement la chose, affalée à présent sur les couvertures poussiéreuses. Mon regard fixait tour à tour l'armoire dorée et le plafond.

Peut-être l'homme avait-il inventé un canular pour m'empêcher de voir la poupée, commençais-je à peine à penser, d'un air défait. Je devais être au moins satisfaite de l'avoir vue, et de m'en contenter. Maintenant il fallait que je dorme ici, tant bien que mal, avant d'aller prendre le premier bus demain matin pour rentrer chez moi...

Dans ma fatigue et mon abandon, j'enlevai donc ma veste et m'allongeai dessus, laissant ma petite lampe allumée. J'allais épuiser ses piles, mais toute cette chambre diffusait quand même une aura glauque, me donnant une peur irraisonnée de l'obscurité. Novateur de ma part, puisque j'avais l'habitude de m'endormir sans problème dans mon atelier, sous les yeux exorbités de mes propres créations.

Quitter ces lieux restait une possibilité, mais une fascination maladive m'obligeait à rester ici.

Les minutes s'écoulèrent lentement tandis que de mes yeux à moitié fermés, je regardais le plafond esquinté et tâché de moisissures bleutées. Si quelque chose m'arrivait ici, il serait impossible de me retrouver, commençai-je à m'inquiéter.

Malin serait l'assassin qui profiterait de ma disparition temporaire, pour me trancher la gorge de ses longues griffes. Longue serait mon agonie tandis que je tâcherai cette chambre, face à cette armoire dorée qui se tiendrait si impassiblement face à mon cadavre ; seul témoin de ce tueur invisible. Toute ma vie je n'aurais été connue que comme une inutile : comme une fille étrange et solitaire, qui n'a jamais su rien faire d'autre que s'occuper de ses poupées. On se serait débarrassé d'une réelle folie.

Et, tandis que je m'emplissais de cette noire détresse, je ressentais la présence de cette bête tueuse. Elle venait, bien plus puissante que lors de tous nos précédentes rencontres. La même bête qui profitait de ma claustration pour me poursuivre où que j'allais, cette bête aux mains crochues et au corps émacié, gémissant cette fois-ci sa rage, les yeux tournés vers les constellations. Dans cette nuit elle dénonçait, en ricanant, tous les promesses que je n'ai pu tenir, que ce soit avec moi-même où avec d'autres personnes. Elle rôdait aux alentours de la maison ; je l'entendais s'approcher.

Ma « Bête Noire ». Elle arriva bientôt dans ma chambre, dans le silence total ; l'ombre gigantesque de ses mains s'élevant au-dessus de mon matelas. Elle était sur le point de saisir sa proie, petit être impuissante face à telle créature cyclopéenne.

Mais elle s'évapora.

Alors soudain, le spectacle tant attendu se manifesta. Le plafond se mit à se noircir dans une vitesse faramineuse, par une quantité surnaturelle de fourmis qui sortaient par de centaines de petits trous, parsemés dans tous les coins du mur. Ah, quel effroi, quel divertissement ! Elles grouillaient, s'accumulaient, se promenaient anxieusement et sans but dans toutes les directions. Je ressentis le sol trembler, et y dirigeai mon regard.

Forçant un passage entre les bordures des tatamis, les fourmis jaillissaient également de là, comme une fuite d'eau pestilentielle sous haute pression. Menaçant tohu-bohu dans lequel je me trouvais au milieu. Redoutable nuée qui s'étalait toujours plus vite. Mon matelas se trouvait légèrement en hauteur, ne devenant qu'un refuge temporaire.

Ce n'était pas tout. Une accumulation d'asticots suintait lourdement des murs, comme une masse de pus dégoulinant hors d'un abcès devenu trop grand. Les masques quant à eux se métamorphosaient en ignobles insectes à carapaces, sorte de croisement factice entre la mygale et le scarabée. Au milieu des asticots, ils gigotaient joyeusement dans de sons visqueux. Ils se frétillaient sur leurs huit pattes, enjambant ces enluminures sataniques et brunies par le temps dans une danse ritualiste.

Le freak show avait dépassé mes attentes ; peut être trop même. Mon estomac se retournait face à cette scène, tandis que je me couvrais de sueurs froides. Excepté pour mon cou, qui ne pouvait tourner que pour voir d'autres foules se palpitant dans mes alentours, tout mon corps était tétanisé sur place. Impossible de lancer des hurlements de terreur, mes cordes vocaux étant farouchement comprimés contre les parois du larynx. Mon organisme était si alourdi que je supposais qu'il venait de mourir sur place, m'y retenant prisonnière.

J'étais seule et mise à merci parmi cette accumulation de nécrophages. Au milieu de ce son infect de déplacements lents et gluants. Au milieu de cette assommante odeur de rouille, de carcasse et d'acide formique. Au milieu de ces remous qui montaient et qui descendaient dans des mouvements étrangement fluides. Se déplaçant comme munie d'une seule entité, et se délectant de ma terreur.

Très vite, la houle noire déborda, et monta progressivement sur mon matelas. Devais-je réellement implorer sa pitié, comme je ne l'avais jamais faite auparavant ? Je ressentis bientôt des picotements lointains et dispersés sur mon corps engourdi. Sur mes jambes, mes bras et pour finir, sur mon visage. Fluide noir et vicieux, qui avait fait de moi sa prochaine proie, que je le veuille où non. Insectes possédés d'un désir de vengeance, inassouvi pour des générations et des générations. ..

L'Adorateur ArticuléWhere stories live. Discover now