Sabrina (mai 2021)


On est jeudi. J'ai mis mon voile et une veste en cuir. Anaëlle est déjà prête, ses bottes écarlates l'attendent au pied du lit sur lequel elle s'est étendue. Elle m'observe alors que je rajuste ma ceinture. Ça me fait sourire de savoir qu'elle me regarde, alors je me tourne vers elle et je lui tends la main. Elle s'avance pour prendre mes doigts entre les siens, sa jupe se retrousse et me laisse apercevoir ses cuisses. Elle presse ses lèvres contre ma paume mais je préfère l'embrasser elle. Anaëlle est toute proche de moi, c'est la distance que je préfère, celle qui me permet de déceler les nuances verdoyantes de ses yeux bruns. Ce sont peut-être eux qui me font promettre :

« On se battra pour cet enfant dont on rêve. »

Elle se blottit contre moi en acquiesçant.

« On gagnera. », ajoute-t-elle.

Elle s'écarte un peu pour enfiler ses chaussures. Je vérifie si j'ai bien mis dans mon sac à dos de quoi me protéger et me soigner en cas de violences. J'ai peur que les choses dégénèrent mais je suis préparée. Anaëlle attrape la pancarte adossée au mur. Elle relit à voix haute le slogan qu'on y a écrit, et ça la fait rire. Je la rejoins et attrape à nouveau sa main. Nous sortons de l'appartement. J'appuie sur le bouton qui s'illumine de rouge pour appeler l'ascenseur. Pour l'instant nos gestes sont anodins mais dans la rue chacun de nos pas, chacun de nos cris sera pour notre fille ou notre garçon à naître. Je pourrais marcher jusqu'à Paris pour qu'on nous accorde la permission de fonder une famille. Je pourrais aller jusqu'au bout du monde parce que c'est ce pour quoi j'avance. Anaëlle, Anaëlle avec un ventre rond et moi un ventre plat, puis Anaëlle avec un ventre plat et moi un ventre rond. Alors que nous rejoignons les autres manifestantes, ce rêve, cet avenir plutôt, semble de plus en plus tangible. Je serre aussi fort que je le peux la main d'Anaëlle dans la mienne, pour que cette impression ne s'estompe jamais. Aujourd'hui, nous allons faire tenir ses promesses au gouvernement. Aujourd'hui ils n'auront plus le choix.

Plus tard un policier crie à Anaëlle que c'est une pute, plus tard j'ai les jambes brisées par des coups de matraques.


Anaëlle (avril 2017)


Ils nous ont promis qu'on aurait le droit d'avoir des enfants cette année alors on le leur rappelle. Il ne faudrait pas qu'ils oublient sous prétexte qu'ils ont des choses plus importantes à faire. Dans les rues je hurle avec les autres à m'en écorcher la gorge. Je me suis levée tôt pour avoir le droit de faire ce qu'ils ont déjà le droit de faire. Aux fenêtres quelques personnes fument et nous sommes la distraction de leur sixième cigarette de la journée. Nous sommes une cinquantaine à peine et j'espère que ça sera suffisant. Il paraît qu'à Paris elles sont plus nombreuses, c'est peut-être parce qu'il y fait beau. Ici les nuages s'amassent à l'horizon comme les dentelles d'une veuve. Il fait trop froid pour croire au printemps.

Juste après avoir crié un énième slogan, je croise le regard d'une fille. Je détourne aussitôt les yeux en me rendant compte qu'elle est jolie. Persuadée qu'elle ne m'observera plus, je les relève dans l'espoir de l'admirer une seconde de plus. Cependant ses pupilles sont encore rivées sur moi quand je reviens poser les miennes sur elle. Je rougis et n'ose soutenir son regard. Le même manège continue plusieurs fois et, au bout de la dixième, je me rapproche imperceptiblement d'elle en glissant d'un pas dans sa direction. Quelqu'un crie un slogan, et soudain elle attrape ma main pour la lever au-dessus de nos têtes en le répétant. Je souris en serrant un peu ses doigts entre les miens pour lui dire que j'aime bien ce contact, que j'aime bien ses mains, que j'aime bien ses yeux. Elle paraît comprendre le message que je lui envoie, parce qu'elle garde mes doigts lacés aux siens. Malgré la foule qui voudrait nous séparer, malgré la moiteur de nos paumes, malgré la peur de nous importuner, nous ne nous lâchons pas. Nous continuons d'avancer, liées à une inconnue qui bientôt ne le sera plus, liées par la même impression que nous nous sommes trouvées. J'ai envie de lui promettre que jamais plus sa main ne quittera la mienne.

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